Cyriel Buysse


C’ÉTAIT AINSI…


(1921)
Inconnu(e)

 

 

Table des matières

Inconnu(e)



A propos de cette édition électronique du groupe « Ebooks libres et gratuits »

Inconnu(e)



À mon fils

Qui connaît la Flandre

Qui comprend l’esprit de la Flandre

Qui aime la Flandre

Inconnu(e)

Première partie


Inconnu(e)

I


L’huilerie et la minoterie de M. de Beule formaient un groupe de vieux bâtiments, à côté d’un beau grand jardin.

 

Un rentier du village y demeurait jadis. La maison d’habitation était en bordure de la rue ; et les bâtisses, qui plus tard allaient devenir une fabrique, étaient alors une sorte d’asile abritant des vieillards et nécessiteux. Le grand jardin les séparait de la maison du rentier, et de la rue ils avaient leur chemin d’accès.

 

A la mort du rentier, M. de Beule avait acquis le tout. Il y installa sa fabrique, d’abord modestement, puis l’agrandit peu à peu, jusqu’à ce qu’elle absorbât toutes les vieilles maisonnettes. Pleurs et lamentations des vieillards et des indigents, ainsi contraints, à tour de rôle, de chercher un autre toit ; mais, puisque c’était l’inévitable, ils finissaient par se résigner. Et même par en tirer profit. Car ceux qui avaient encore du monde jeune chez eux offraient leurs services à M. de Beule, qui, de son côté, les employait volontiers à la fabrique, de préférence à d’autres.

 

La fabrique de M. de Beule était la seule au village, où elle devenait un peu synonyme de lumière et de progrès. Les gens se sentaient plus de goût à travailler dans une usine mue par la vapeur, qu’à peiner dans l’un ou l’autre atelier où la force motrice était fournie par un cheval ou un moulin à vent. L’arrivée de cette machine à vapeur, – achetée d’occasion, – fut un événement sensationnel pour les villageois. Jusque des environs les gens vinrent contempler la merveille. Les trois chaudières surtout, une très grande et deux plus petites, firent une impression énorme. Il fallut trois gros chariots et douze chevaux pour amener le tout à pied d’œuvre. Le maître d’école y était, avec tous ses élèves, pour leur donner sur place une belle leçon de mécanique ; M. le curé et son vicaire également, comme pour apporter leur bénédiction. En voyant décharger ces engins formidables, on avait l’impression d’assister à un travail surhumain. Il était dirigé par des ouvriers de la ville, qui criaient leurs ordres dans un langage que les manœuvres villageois ne comprenaient pas toujours. D’où des méprises dangereuses, et qui provoquaient chez les citadins des jurons effroyables, à la grande indignation de M. de Beule qui en frémissait, scandalisé à cause de la présence des ecclésiastiques, et invitait les mécaniciens à modérer leurs expressions. Avec ses coups de chance et ses contretemps, le travail d’installation prit un été ; et au premier octobre enfin tout fut prêt et la fabrique « tourna ».

 

Il y avait six pilons, deux jeux de meules verticales à broyer la graine et deux meules horizontales à moudre le grain. Tout cela se trouvait dans une sorte de large hangar, bas et sombre, aux noires solives. A côté, dans une salle plus claire et aménagée avec quelque coquetterie, comme pour un objet de luxe, était installée la machine à vapeur, séparée de l’huilerie par un mur aux larges baies vitrées. Par ces baies et par les fenêtres au mur d’en face, du trou sombre qu’était l’huilerie on apercevait les pelouses lustrées et la majesté des hautes frondaisons, dans le beau jardin d’agrément de M. de Beule.

 

A six heures du matin commençait le travail. Le chauffeur ouvrait le robinet de vapeur ; et lentement, avec un lourd soupir, la machine se mettait à tourner. Les engrenages mordaient, sur les poulies luisantes les courroies glissaient en s’étirant comme de grands oiseaux du crépuscule volant en cage ; et les boules de cuivre du régulateur dansaient une ronde folle, pendant que l’énorme volant traçait son cercle formidable et noir contre le mur pâle, pareil à une bête monstrueuse et violente, faisant de vains efforts pour échapper à sa captivité. Dans la « fosse aux huiliers » les grandes meules aussitôt écrasaient la menue graine de lin ou de colza, les six fours la chauffaient, les hommes en emplissaient les sacs de laine, les aplatissaient de la main dans les étreindelles de cuir garnies de crin à l’intérieur, les mettaient dans les presses. Bientôt les lourds pilons tapaient à grands coups répétés sur les coins qui s’enfonçaient, et alors, sous la pression violente, l’huile chaude commençait à couler dans les réservoirs. C’était, sous les solives basses, un vacarme effroyable ; à mesure qu’augmentait la pression, les pilons dansaient en rebondissant plus haut et plus fort sur le bois dur et coincé ; on ne s’entendait plus ; s’il avait un mot à dire, l’homme devait le hurler à l’oreille de l’autre. Jusqu’au moment enfin où une sonnette, après le soixantième coup, leur indiquait mécaniquement le temps de déclencher le chasse-coin : deux à trois chocs sourds, et cela dégageait toute la presse, en un ébranlement de cataclysme. Alors ils extrayaient des étreindelles les tourteaux durs comme planches, y aplatissaient d’autres sacs remplis et les remettaient dans les presses ; et la danse sauvage recommençait, faisant trembler les murs et craquer les mortaises.

 

Les hommes peinaient, manches retroussées, tout luisants de graisse et d’huile. Une odeur fade flottait en buée sous le plafond bas et sombre et le sol était gluant, comme s’il eût été enduit de savon. Bientôt aussi le meunier était à l’ouvrage ; et au pesant vacarme des pilons, le moulin mêlait son tic-tac saccadé et rageur. Parfois les deux moulins à blé marchaient en même temps ; alors la charge devenait trop forte pour la machine, dont le régulateur ralenti laissait pendre ses lourdes boules de cuivre, comme des têtes d’enfants fatigués. En vain le chauffeur bourrait-il de charbon son foyer ; le moteur essoufflé n’en pouvait plus. Il fallait que le meunier finît par lui retirer une des meules ; et aussitôt la machine reprenait haleine et faisait tournoyer ses boules de cuivre, comme en une ronde folle de joyeuse délivrance.

 

Puis tout se régularisait et le travail continuait en une monotonie sans fin.

 

A huit heures, les ouvriers avaient trente minutes de répit pour déjeuner. Lorsque le temps était beau, ils mangeaient leurs tartines dans la cour de la fabrique, alignés contre le mur crépi à la chaux blanche. Ranimés par l’air pur du matin, ils échangeaient des propos enjoués. A huit heures et demie, les pilons se remettaient à bondir et cela durait alors jusqu’à midi, avec la seule distraction de la goutte de genièvre que leur apportait vers dix heures Sefietje, la vieille servante de M. de Beule. C’était un moment exquis. On avalait l’alcool d’une lampée et sentait sa chaleur descendre jusqu’au fond du corps.

 

Pour sûr, ça vous descendait plus bas que l’estomac. Ils en étaient tout ragaillardis et la plupart, dans la trépidation des pilons, allumaient vivement une pipette ou se bourraient la bouche d’une chique de tabac.

 

Parfois même, au milieu du vacarme, on entendait une chanson. Dommage qu’on ne vous donnait jamais qu’un seul petit verre. Comme un deuxième vous aurait fait du bien ! A midi la machine s’arrêtait et ils allaient déjeuner. Certains d’entre eux demeuraient assez loin de la fabrique, et il leur fallait se dépêcher pour être de retour à une heure. Ceux qui restaient plus près avaient parfois le temps de faire une petite sieste.

 

A deux ou trois qui habitaient trop loin, leur femme ou leurs enfants apportaient le manger dans une gamelle qu’ils tenaient au chaud sur le foyer des presses.

 

Une heure, et les pilons de recommencer leur danse sauvage. A quatre heures, les hommes avalaient encore une tartine en buvant du café clair ; puis les pilons reprenaient leur vacarme assourdissant et monotone jusqu’à huit heures, avec une nouvelle lueur de joie lorsque, sur le coup de six heures, Sefietje leur apportait la goutte du soir.

 

Ces fins de journée étaient souvent d’une accablante mélancolie. Le soir tombait ; de grandes ombres fauves se glissaient sous les poutres massives du plafond bas ; et par les larges baies de la salle des machines, les ouvriers voyaient le soleil couchant dorer les pelouses et les grands arbres du beau jardin de M. de Beule. Une sorte de tristesse nostalgique se lisait dans leurs yeux fatigués. Ils ne fredonnaient plus de chansons ; ils ne parlaient plus. Ils se mouvaient plus lentement, comme des ombres, sous l’ouragan continu des coups. Bientôt une ouvrière venait allumer les lampes, de simples lampes à pétrole qui fumaient et dont la flamme vacillante dansait au choc des pilons. Alors tout semblait prendre un aspect étrange, s’impréciser comme si le travail s’achevait dans une atmosphère irréelle de cauchemar. Les énormes meules verticales, toutes luisantes d’huile, se pourchassaient l’une l’autre en une ronde obstinée et sans fin ; les pilons dansaient une sarabande de spectres ; et les fournaises ouvertes montraient des gueules rouges, qui lentement se ternissaient de cendre, comme des feux de bivouac abandonnés.

 

Les ouvriers secouaient la poussière de leurs vêtements et rabattaient leurs manches de chemise sur les poignets. Ils donnaient un coup de balai aux dalles autour des presses ; et enfin tintait dans la salle des machines la sonnette de délivrance, qui marquait le bout de l’interminable journée de labeur.

 

Progressivement, le moteur ralentissait sa marche. Les pilons immobilisés restaient suspendus à des câbles solides ; le ronron des engrenages s’assourdissait ; les courroies diligentes qui tout le jour avaient volé comme des oiseaux nocturnes sur les poulies luisantes, s’arrêtaient avec un craquement collant, en une tension dernière. Les boules du régulateur se repliaient sur leurs axes ; le monstrueux volant se figeait contre le mur ; le robinet de vapeur, dans un dernier soupir, rendait l’âme. En hâte on éteignait les lampes ; et, dans un flic-floc de sabots, leur gamelle et leur bissac à la main, les ouvriers rentraient au logis.

 

Resté le dernier, le chauffeur, à grandes pelletées de charbon mouillé et de cendre, couvrait le foyer des chaudières et s’en allait fermer les portes.

 

La journée de travail était finie.


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II


Régulièrement, neuf hommes étaient occupés dans l’huilerie et la minoterie. Bruun, le chauffeur, se considérait un peu comme leur chef.

 

C’était un homme entre deux âges, aux traits fins et à la belle barbe noire. Assez bon mécanicien, il était intelligent et débrouillard, mais il avait un caractère hargneux, difficile ; cause de grabuge, parfois, parmi les autres ouvriers. Méfiant envers tout le monde, il avait la mauvaise habitude d’écouter aux portes et d’épier par le trou des serrures. Avec cela fort envieux et d’un tempérament très amoureux ; quoique marié, la terreur des ouvrières, principalement de Zulma, surnommée « La Blanche », qu’il excédait de ses assiduités.

 

Par ordre d’importance venait ensuite Berzeel, le plus âgé des « huiliers ».

 

Au fond, toute l’importance de Berzeel, c’était d’avoir été le premier ouvrier embauché par M. de Beule. Un petit bougre d’une cinquantaine d’années, la mine insolente et infirme d’une jambe, qu’il levait haut à chaque pas, comme s’il franchissait un obstacle. Cette patte folle, comme disaient les autres, était le résultat d’une rixe violente au couteau, où Berzeel, jadis, avait mordu la poussière. Le soir d’un dimanche, on l’avait ramassé, ainsi arrangé, à moitié mort, devant un cabaret. De mémoire d’homme Berzeel avait toujours été un farouche batailleur. Doux comme un agneau et diligent comme pas un, tant qu’il était à jeun et n’avait pas un sou en poche, il travaillait toute la semaine sans presque lever les yeux ni prononcer un mot ; mais à peine avait-il touché sa paye du samedi et échangé ses frusques de misère contre le beau costume du dimanche, qu’il devenait soudain un autre homme, un diable incarné, en vérité. En semaine il logeait avec son frère chez un des petits locataires de M. de Beule ; mais son domicile était à un autre village, assez éloigné de la fabrique, et c’était là qu’il se rendait chaque samedi, pour y finir la semaine.

 

Ce jour-là il avait la permission de quitter la fabrique quelques heures avant les autres ouvriers. Il partait à pied, pipe au bec, bâton à la main, casquette sur l’oreille, par les belles campagnes amples et luxuriantes. Il avait le sourire, ses yeux brillaient, il lançait un jet de salive à droite, à gauche, comme s’il y eût eu en lui surabondance de sève. C’était délicieux d’aise, de liberté, de légèreté après cette longue semaine de sombre emprisonnement dans la « fosse » ; mais la route était longue et la patte folle vite lasse ; aussi, pour ne pas aller trop loin d’une seule traite, s’arrêtait-il bientôt devant un petit cabaret, où il entrait prendre une goutte et quelques minutes de repos. Il avait son argent en poche ; il le sentait dans son gousset comme une présence chaude et vivante. Pour qui donc aurait-il besoin de se gêner ? il sirotait sa goutte ; et, comme c’était bien bon, il en prenait encore une ; et parfois une troisième, jusqu’à ce qu’il fût complètement retapé.

 

Alors il partait, avec la ferme intention de ne plus s’arrêter avant son cher village. Mais, en route, la patte folle se fatiguait de nouveau ; et puis, il y avait là, le long du chemin, d’autres petits caboulots dont il connaissait trop bien les gens, qui le prendraient en mauvaise part, s’il passait sans entrer : bref, d’un cabaret dans l’autre, il se saoulait abominablement, au point de s’effondrer devant une porte ou sous une table. Dès lors, il n’était plus question de marcher. On le ramassait ; on attendait le passage d’un camion ou d’une carriole ; on le hissait dans le véhicule ; et c’était ainsi qu’il arrivait chez lui, inerte, tel un colis qui, après des péripéties variées, parvient finalement à destination.

 

Même s’il pouvait dormir, le sommeil, non plus que le repos dominical, ne parvenaient à le dessoûler. Au contraire. L’énorme quantité d’alcool qu’il avait absorbée continuait de bouillonner et fermenter en lui ; malgré les supplications de sa sœur, avec laquelle il demeurait, de grand matin il repartait, soi-disant pour aller à la messe, mais en réalité pour recommencer à boire dans les caboulots des abords de l’église. Comme il avait l’alcool mauvais, il cherchait noise, se battait, ne rentrait ni pour le repas de midi, ni pour celui du soir ; et généralement il fallait que sa sœur allât le chercher de nuit dans les assommoirs et s’estimât heureuse lorsqu’elle parvenait, avec des peines inouïes, à le ramener enfin sous leur toit. Il y cuvait sa saoulerie dans un sommeil de brute pendant dix à douze heures, si bien qu’il n’était pas à son ouvrage à la fabrique le lundi matin ; le plus souvent il n’y revenait qu’au cours de l’après-midi, et parfois même le mardi matin, la face tuméfiée, les yeux lui sortant de la tête, puant le genièvre à dix mètres, méconnaissable, au point qu’on eût dit un autre homme. M. de Beule et son fils roulaient alors des yeux terribles, mais sans trop oser lui en dire ; Berzeel, de son côté, l’oreille basse, la mine honteuse, cherchait une vague excuse, promettait de ne plus recommencer. Il se mettait à l’ouvrage et toute la semaine travaillait en bête de somme ; et, le samedi suivant, on voyait d’avance s’allumer dans ses yeux la lueur folle de nouvelles orgies.

 

Aux presses, à côté de Berzeel, se trouvait Pierken, son frère. Pierken ne ressemblait en rien à Berzeel ; jamais on ne se serait douté qu’ils étaient frères. Pierken était petit, rond et gras, avec des joues poupines et roses, luisantes comme des pommes mûres. Il ne buvait jamais d’alcool, sauf la traditionnelle goutte du matin et celle du soir apportées par la vieille Sefietje. Il faisait des économies. Le dimanche, au lieu d’aller au cabaret comme Berzeel, il restait bien tranquillement chez lui, à lire son petit journal d’un sou. Il y puisait une forte dose de connaissances et de sagesse ; peu à peu, sans qu’il s’en rendît bien compte, se développait en lui une intelligence rudimentaire des grandes questions sociales touchant les rapports entre le Capital et le Travail. Cela le troublait profondément, le rendait parfois inquiet et mécontent. Il apportait la petite feuille à la fabrique ; pendant le repos du matin et de l’après-midi, il en lisait à haute voix des passages aux autres ouvriers et leur demandait ce qu’ils en pensaient. En lui vivait une conscience obscure d’injustice subie, de duperie ; le sentiment aigu que lui, et aussi les autres, ne recevaient pas l’équivalent de ce qu’ils produisaient par leur travail. Pourquoi était-ce ainsi ? Et pourquoi devrait-il en être ainsi, toujours ? Pourquoi M. de Beule et son fils, qui travaillaient seulement lorsqu’il leur plaisait de travailler, pouvaient-ils vivre dans le luxe et l’abondance, alors qu’eux, les pauvres bougres, devaient trimer chaque jour, du matin au soir, toute leur vie, sans aucun espoir de gagner jamais autre chose que leur misérable pain quotidien ? Ce problème accablant, que Pierken ruminait constamment, le rendait bien souvent morose et triste. Cela ne se traduisait pas en mauvais vouloir ni esprit de révolte ; mais Pierken était mécontent, toujours et en toute chose mécontent de son sort ; et il s’acquittait de son travail uniquement par contrainte, sans la moindre satisfaction ni joie. Pour rien au monde il ne serait resté à son établi une minute de plus qu’il n’était strictement nécessaire. Le samedi, lorsqu’il recevait sa paye, à peine grommelait-il un sourd merci, estimant que c’étaient plutôt les maîtres qui avaient à le remercier, en raison de la valeur considérable qu’il leur avait fournie en travail, pour la misère qu’ils lui donnaient en retour. M. de Beule et M. Triphon, son fils, n’aimaient pas du tout Pierken et plus d’une fois il avait été question de le renvoyer. Ils hésitaient encore par égard pour Berzeel, qui était un excellent ouvrier quand il n’avait pas bu ; mais M. de Beule lui avait défendu sur un ton péremptoire d’apporter à la fabrique ce sale petit canard et d’en lire des passages à haute voix pendant les repos du matin et de l’après-midi.

 

Auprès de Pierken se trouvait Léo. Âgé de quarante ans, Léo était trapu, râblé et fort comme un petit taureau. Parfois, durant des demi-journées, il se renfermait dans un mutisme concentré et morose, pour en sortir brusquement, en une explosion de cris, de rires, d’exclamations, dont toute la fabrique retentissait. Lorsqu’il était dans un de ces moments de capricieux silence, il valait mieux le laisser à sa lubie, sinon on avait bien vite maille à partir avec lui ; et lorsqu’il était dans une de ses heures folles, il était préférable de s’écarter de son chemin, car il vous aurait renversé, rien que pour le plaisir de vous voir par terre et de danser la gigue autour de vous. En réalité, de tous les ouvriers de la fabrique, il était le plus fort, le meilleur, le plus agile et le plus endurant. Et, comme il le savait très bien, il supportait assez mal que Pierken, par exemple, qu’il considérait comme un feignant, prît de ces airs de supériorité intellectuelle et se posât un peu en chef spirituel de l’équipe grâce à ces blagues qu’il cueillait dans son petit canard. Léo était l’homme dont on avait toujours besoin quand il s’agissait d’une besogne exigeant une grande célérité et une force physique peu ordinaire. Dans ces cas-là, d’ordinaire, on lui demandait son aide comme une faveur, et rarement en vain, car il était fier de sa force et de son adresse. Si le hasard voulait qu’il fût dans une de ses heures renfrognées, il acquiesçait d’un simple signe de tête sans prononcer un mot ; mais s’il était dans une de ses heures folles, il répondait par une sorte de cri effroyable, un « oui » qui se décomposait en « Oooo… uuuuu… iiiii… », un long rugissement rauque et tellement sonore qu’il dominait entièrement le vacarme effréné des pilons et, à travers le jardin, allait retentir jusque dans la maison : M. de Beule en sursautait ses registres et parfois accourait avec effarement demander à la fabrique quel malheur était arrivé. Les hurlements sauvages et sans motif mettaient le patron hors de lui ; mais au moment où il arrivait en trombe, c’était généralement fini ; et il devait se contenter de vagues menaces contre ceux qui se conduisaient comme des bêtes fauves et mériteraient d’être enfermés dans une cage, ou une maison d’aliénés.

 

M. de Beule et son fils, – surtout son fils, – n’aimaient pas du tout Léo, qu’ils considéraient comme une brute dangereuse. Mais ils se seraient bien gardés de le renvoyer : il faisait l’ouvrage de deux !

 

Après Léo, Poeteken. Il était bon que le délicat Poeteken eût sa place à côté du vigoureux Léo, car l’aide du fort suppléait bien des fois à l’insuffisance du faible.

 

Poeteken était très petit, très noir, très maigre. On eût dit un gnome, et chaque fois il lui fallait se dresser sur la pointe des pieds pour atteindre le câble de son pilon. Tout de même, il était plus résistant qu’on aurait pensé à première vue. Il était bien proportionné, sous un tout petit format, mais sans tares apparentes et il faisait son travail comme les autres. C’était un petit homme silencieux, très renfermé, avec de grands yeux pensifs. La plupart du temps il ne disait rien, mais parfois il était bien obligé de sourire malgré lui aux farces de Léo et des copains ; et alors son petit visage s’animait soudain d’une vie intense, et ses yeux brillaient d’une passion ardente. Cette passion était réellement en lui, profonde et cachée. Poeteken, le nabot, le gosse, le petit bout d’homme était sérieusement épris d’une des ouvrières de la fabrique : Zulma, surnommée « La Blanche », la pauvre albinos, blanche de cheveux, blanche de sourcils, blanche de tout, celle que Bruun, le chauffeur, s’efforçait de « chauffer ». Les autres ouvriers s’égayaient follement de ces surprenantes amours. Ils ne rataient jamais une occasion de s’en amuser ; les enfants, disaient-ils, s’il en naissait d’une telle union, seraient mouchetés, blanc et noir, comme des chiots.

 

Poeteken souriait, laissait dire, ne répondait rien à ces allusions d’ailleurs sans méchanceté. Seul, Bruun, mauvais, ne supportait pas les familiarités de Poeteken à l’égard de « La Blanche ». D’une jalousie féroce, il les épiait sans cesse : lorsqu’ils se trouvaient à proximité l’un de l’autre, on le voyait guetter par des trous de serrure et des fentes de porte, en poussant de sourdes exclamations : « Comment est-il possible, une si belle femme avec ce mal foutu ! »

 

A côté de Poeteken se trouvait Free, bon géant aux épaules carrées, à la poitrine fortement bombée. Avec son apparence herculéenne, il était en réalité d’une santé plutôt chancelante, car il souffrait beaucoup de l’asthme. On le voyait parfois haleter à son établi, comme un poisson hors de l’eau. Cela durait souvent des jours entiers, où il faisait triste figure. Mais, la crise passée, il semblait renaître à la vie ; et alors il n’y avait pas d’homme plus amusant, plus spirituel dans toute l’équipe. Surtout avec les femmes il était drôle. Non pas qu’il leur fît la cour le moindrement ; mais il savait dire, d’un air tranquille et souriant, des choses d’un cynisme effarant, qui empourpraient le visage des ouvrières, pendant que les hommes se tordaient de rire. En général les femmes le haïssaient. Elles ne l’appelaient jamais autrement que « le grand voyou » et ne se gênaient pas pour lui jeter ce nom à la face.

 

Alors Free souriait calmement dans sa barbe rugueuse et, d’un seul mot bien tapé, les faisait fuir comme si c’eût été le diable. Et chaque fois que Sefietje apparaissait, matin et soir, avec la bouteille de genièvre, c’était toute une scène : Free, grand amateur d’alcool, ne pouvait néanmoins s’empêcher de lutiner la vieille fille, qui, régulièrement, essayait de se venger en ne remplissant pas son verre jusqu’au bord.

 

Free faisait semblant de ne rien voir, mais ne touchait pas à sa goutte.

 

– Allons, grand voyou, buvez, je n’ai pas de temps à perdre, grommelait Sefietje.

 

– Est-ce qu’il est déjà plein ? s’écriait Free en faisant l’étonné.

 

Il se baissait, regardait le verre avec la plus grande attention ; et alors c’était la plaisanterie habituelle :

 

– Sefietje, ma fille, faut pas te gêner. Ça m’est égal qu’il n’y ait rien au fond du verre, mais soigne le dessus, hein… Remplis-le bien en haut, ça me suffit.

 

Les ouvriers se tordaient ; et, malgré sa mauvaise volonté évidente, Sefietje était bien forcée de remplir le verre jusqu’au bord avant que Free consentît à y poser les lèvres.

 

– C’est bon, Free ? ricanaient les hommes.

 

– Comme du sucre ! répondait Free en rendant le verre vide à la servante avec un claquement des lèvres.

 

Avec Free voisinait Fikandouss-Fikandouss. Quand et pourquoi on lui avait donné ce sobriquet, nul ne savait. De son vrai nom il s’appelait Feelken, mais tout le monde disait Fikandouss-Fikandouss ; et lui-même aimait à répéter le mot et à l’appliquer, non seulement à sa propre personne, mais à un tas de choses qui n’avaient rien à voir avec lui.

 

Si, par exemple, il voyait Poeteken dans un coin en conversation avec « La Blanche », il criait « Fikandouss-Fikandouss ». A l’entrée de Sefietje avec sa bouteille, matin et soir, c’était « Fikandouss-Fikandouss ». Tout était « Fikandouss », et Fikandouss lui-même s’amusait énormément de ce mot qui ne voulait rien dire et qui disait tout, parce qu’il était applicable à tout et à chacun. En présence d’un étranger, qui par hasard lui en demandait le sens, sa joie était au comble ; il était secoué d’une véritable crise de rire. Aux yeux des autres il passait pour légèrement maboul. Il lui arrivait de chanter à tue-tête, pendant des heures, en plein vacarme des pilons. A d’autres moments, il se renfermait dans un mutisme maussade, un peu comme Léo. Il semblait alors porter le poids de graves soucis ; et parfois il pleurait, sans qu’il fût rien arrivé et sans que personne comprît pourquoi. Si on lui en demandait la raison, si on insistait, il prétendait souffrir de violents maux de tête. Certaines fois, comme Free, il avalait sa goutte avec délice en disant que ça passait comme du sucre ; d’autres jours il la refusait obstinément, et la passait à Free, qui le bénissait pour ce bienfait et lui promettait des jouissances divines dans un monde meilleur. Personne ne comprenait très bien le fond du caractère de Fikandouss. Il était étrange et déconcertant.

 

Par exemple, dans son attitude vis-à-vis des femmes, il vous déroutait absolument. Ou bien il ne les regardait même pas, ou il se précipitait sur elles, comme pour les violenter. C’était pure bouffonnerie, d’ailleurs.

 

Il recevait une gifle et se sauvait, avec un rire, disant que c’était « Fikandouss-Fikandouss ».

 

Et, enfin, dernier de la longue rangée, se tenait Ollewaert, le petit bossu. Court sur pattes, il portait toujours un pantalon trop long et trop large, qui lui retombait sur les pieds. Sa bosse s’avançait presque en pointe, et son visage présentait comme une autre bosse en réduction : l’énorme chique de tabac éternellement pressée contre l’une ou l’autre de ses joues. Les bossus sont méchants, dit-on couramment ; mais il n’était pas méchant du tout ; bien au contraire, la bonté même. Quoi qu’on lui fît, il ne se fâchait jamais. C’était une manie habituelle chez ses camarades, en passant de lui tapoter sa bosse ; une autre taquinerie, de presser du doigt la joue à la chique, pour que le jus de tabac lui coulât sur le menton. Il ne s’en fâchait pas. Jamais il ne se fâchait. Il vous regardait en souriant, comme pour dire : « Allez-y, si ça vous amuse ; moi, ça m’est égal. » Il n’avait qu’un vice : il buvait trop.

 

« Il se noierait dans le genièvre ; il est encore pis que Free ! » disaient les autres. Et, en effet, Ollewaert était fou d’alcool et prêt à toutes les bassesses pour en avoir. Non seulement il troquait régulièrement sa tartine de quatre heures contre la goutte de six heures d’un des autres ouvriers (il appelait ça « avaler une tartine de goutte »), mais il acceptait parfois des paris crapuleux pour gagner un petit verre de rabiot. Par exemple, M. Triphon avait un petit chien noir plein de puces, qui suivait son maître à la fabrique et s’attardait parfois dans la « fosse aux huiliers », où il récoltait quelques bribes. Les ouvriers, en jouant avec le chien, lui grattaient le poil du devant et du dos. Ils attrapaient quelques puces et disaient à Ollewaert :

 

– Ollewaert, je te donne ma goutte si je peux y mettre trois puces de Kaboul.

 

– Donne ! répondait Ollewaert sans hésiter.

 

Les trois animaux plongés dans le verre, Ollewaert le vidait d’un trait, sans sourciller. L’équipe partait d’un rire formidable en se tapant les cuisses.

 

Ces excès d’alcool lui étaient d’ailleurs fatals. Périodiquement, Ollewaert était pris de crises d’épilepsie. D’un coup brusque parfois, sans que rien trahît l’approche de la crise, il s’effondrait à son établi en des convulsions terribles. Ses yeux se révulsaient ; ses mâchoires serrées pressaient le jus de chique qui lui coulait des lèvres en une mousse brunâtre ; ses poings tremblants se crispaient. On lui aspergeait le visage d’eau froide ; on lui desserrait de force, souvent avec une lame de fer, les mains et les mâchoires ; et, généralement, au bout de quelques minutes, il se relevait et reprenait son travail, un peu pâle encore et frémissant, avec des yeux inquiets et fuyants.

 

Bientôt il n’y paraissait plus ; après s’être secoué comme un chien qui sort de l’eau, il se calait la joue d’une nouvelle chique, puis s’absorbait dans son travail. Pendant le reste du jour, alors, il restait d’ordinaire un peu taciturne et comme maté.

 

Ainsi s’alignait, dans la pénombre et le vacarme, la lourde équipe des presses, avec les éléments divers qui la composaient. C’était un petit monde à part dans la fabrique ; une sorte de république avec ses lois et ses usages propres où, malgré les sympathies et les antipathies personnelles, régnait un esprit de solidarité professionnelle qui pouvait prendre à l’occasion un caractère presque hostile à l’égard des autres ouvriers. Par exemple, les « huiliers » n’étaient pas toujours fort aimables envers Pee, le meunier, que l’on voyait occupé à l’autre bout de l’atelier, auprès de ses meules grinçantes. Un peu jaloux de lui, ils ne supportaient pas très bien cette espèce de pierrot sec, qui était tout blanc de farine, alors qu’eux luisaient de graisse et d’huile.

 

Ressentiment analogue à l’égard des deux charretiers, qui venaient là déposer ou prendre leur chargement. Mais ils en voulaient surtout à Bruun, le chauffeur, et à Miel et Siesken, les deux aides aux meules verticales, qu’ils appelaient les « cabris ». Pour eux, Bruun était tout simplement un flemmard. Ils avaient la conviction intime qu’il n’en fichait pas une secousse, parce que, au fond, il n’avait rien à faire.

 

Une machine à vapeur, voyons, ça travaillait tout seul : son unique besogne consistait à ne pas laisser s’éteindre le foyer ; et pour le reste il pouvait flâner, espionner, poursuivre « La Blanche » de ses assiduités dégoûtantes. On ne se gênait pas, à l’occasion, pour lui clouer le bec en lui disant son fait, ce qui donnait alors lieu à des scènes violentes. Blême de rage concentrée, Bruun se défendait, essayait de leur faire comprendre quel savoir, quelle responsabilité signifiait la conduite d’une machine à vapeur. Mais ils lui riaient au nez ; et ils le défiaient de prendre leur place à l’une des presses et de fabriquer un tourteau de colza ou de lin présentable. Pee quittait ses moulins à farine pour se mêler à la dispute ; et, à leur tour, arrivaient les « cabris » demander en ricanant aux « huiliers » s’ils seraient capables de les remplacer au gros travail des meules à broyer. Siesken, l’aîné des deux « cabris », était le plus vindicatif, avec sa drôle de face poupine à barbe blonde et ses yeux très bleus, qui luisaient d’un éclat froid de porcelaine. D’une rare insolence, la discussion avec lui dégénérait très vite en rixe, ce qui tournait presque toujours au désavantage de Siesken, qui n’était guère de taille à se mesurer avec des bougres comme Berzeel, Free ou Léo.

 

Avec Miel, le second « cabri », on s’y prenait d’une autre façon. Miel était le fils de Bruun et, par cela seul, déjà antipathique à presque tout le monde ; mais, en outre, il était bègue et d’une stupidité telle qu’il était presque impossible de ne pas se payer sa tête. Quelque chose d’énorme, d’incroyable, cette stupidité de Miel. Rien qu’à le regarder, on éclatait de rire. Il avait un doigt de front sous une calotte de cheveux drus, et deux petits yeux idiots, trop rapprochés du nez, ce qui donnait l’impression constante qu’il louchait. On pouvait lui faire avaler les bourdes les plus invraisemblables ; mais lui-même parlait très peu, probablement parce que la fonction cérébrale chez lui était réduite à sa plus simple expression. Une des blagues courantes consistait à lui parler du temps qu’il était au service militaire. Jamais il n’avait pu dire au juste à quelle arme il appartenait, ni dans quelle ville il avait été en garnison. On lui faisait subir un petit interrogatoire :

 

– Dis donc, Miel, à quel régiment étais-tu ?

 

– Ah… aah… dans… l’infanterie, sais-tu…., bégayait Miel, toujours candide et sans malice.

 

– Oui, mais… dans quel pays, Miel ?

 

– Ah… aah… ça était loin d’ici, sais-tu….

 

– Et quelle langue est-ce qu’on parlait là-bas, Miel ?

 

– Ah… aah… ça je ne comprenais pas, sais-tu….

 

Un silence. On lui jetait des coups d’œil en ricanant. Alors, l’un ou l’autre, généralement Léo ou Free, s’approchait de lui, le regardait bien en face et brusquement lui lâchait en plein visage : « Espèce de veau ! »

 

Interloqué, Miel se reculait ; et, après vingt répétitions de la même farce, ne comprenant pas encore qu’on se payait sa tête, il répondait :

 

– Ah… aah… pourquoi me le demandez-vous donc ?


Inconnu(e)

III


A l’autre bout de la fabrique, assez loin de la « fosse aux hommes » et séparé par une cour intérieure, se trouvait, dans un bâtiment à part, l’atelier des femmes. Elles étaient six et, du matin au soir, ne faisaient autre chose que coudre et réparer des sacs.

 

Natse était la plus âgée. Elle devait être très très vieille, mais nul ne connaissait exactement son âge, qu’elle-même ignorait. On avait commis une erreur, à l’état civil du village, à « l’époque française ».

 

Elle avait eu une sœur, plus jeune ou plus âgée qu’elle (Natse ne savait pas au juste), morte en bas-âge, et qui portait le même prénom.

 

D’où confusion et erreur. Jamais on ne put savoir avec certitude si Natse était portée comme morte ou comme vivante sur les registres.

 

N’importe, la Natse vivante devait avoir été bien belle dans sa jeunesse.

 

Aujourd’hui encore, malgré son grand âge, elle avait conservé des traits d’une finesse et d’une pureté remarquables, à peine ravagés par les profondes rides des années. Le nez avait gardé une ligne tout à fait gracieuse, les sourcils s’arquaient sans défaillance, et les dents étaient restées absolument intactes. Natse répétait avec complaisance qu’elle n’avait jamais su ce qu’était le mal de dents. Mais le corps était tout ratatiné. Là, les années de dur travail avaient accompli leur œuvre. Tant que Natse demeurait assise on ne s’en apercevait guère, mais dès qu’elle se mettait debout et commençait à marcher, on eût dit d’un bateau qui penche et louvoie. Ses compagnes, les jeunes surtout, s’en moquaient parfois, ce dont Natse était très vexée. « Lorsque vous aurez mon âge, vous aussi marcherez de travers », bougonnait-elle. Mais aussitôt qu’elle entamait ce chapitre, les autres l’agaçaient de plus belle. L’incertitude de Natse touchant son âge offrait matière aux plaisanteries, qui allaient leur train :

 

– Mais enfin, Natse, quel âge as-tu au juste ? demandaient-elles en ricanant.

 

– L’âge que le bon Dieu m’a donné, répondait Natse d’un air pincé et péremptoire.

 

Certains jours, les autres s’en tenaient là. Parfois, au contraire, elles s’amusaient à la pousser :

 

– Oui… l’âge que le bon Dieu t’a donné… ; tout ça c’est bel et bien, Natse ; mais n’est-ce pas à ta sœur plutôt ? En somme, tu ne sais pas au juste si tu es vivante ou morte !

 

– Vous êtes des chipies ! grondait Natse ; outrée.

 

Et elle fondait en larmes. Elle pleurait beaucoup, pour la moindre chose et, souvent, sans raison aucune. Elle pleurait parce que la vie pour elle était si dure ; elle pleurait parce qu’elle était si pauvre ; elle pleurait parce qu’elle était si vieille, et aussi parce qu’elle ne savait pas au juste à quel point elle était vieille. C’était stupide et odieux, de la part des autres, de prétendre qu’elle ne pouvait pas savoir si elle était vivante ou morte ; elles ne le disaient que pour la tourmenter, elle le comprenait fort bien ; et, pourtant, cette sotte idée la chagrinait, l’obsédait, la rendait parfois très malheureuse. Elle habitait seule avec son vieux frère infirme dans une toute petite bicoque que lui louait M. de Beule ; en dehors de son travail à la fabrique, elle avait encore à s’occuper de lui. C’était bien dur. C’était presque au-dessus de ses forces. Elle le faisait néanmoins, tant bien que mal, pour ne pas l’abandonner à des étrangers, et surtout ne pas devoir l’envoyer à l’hospice des vieillards, qui était l’épouvante de toute leur vie.

 

Après Natse venait Mietje Compostello. Sa lointaine origine espagnole se trahissait dans toute son apparence. Elle avait la peau bistrée, les cheveux noirs, les sourcils épais et des yeux comme du velours. De très vieilles personnes, qui avaient connu sa grand-mère, affirmaient que celle-ci était noire comme une Mauresque. Mietje avait une voix sourde et caverneuse et parlait toujours très lentement, comme si les mots ne s’échappaient qu’avec effort de ses lèvres bleuâtres. Ce qu’elle disait d’ailleurs était rarement enjoué ou frivole. Mietje était une nature chagrine et pessimiste qui prédisait souvent des calamités prêtes à fondre sur ce monde perverti. Elle était très dévote, d’une intolérance presque fanatique et parlait volontiers du Petit Homme de Là-Haut, qui ne manquerait pas de châtier les pécheurs et les pécheresses. Mietje eût été bien surprise et indignée si quelqu’un lui avait dit qu’il était profane de parler aussi familièrement du bon Dieu. Dans sa pensée, elle vulgarisait l’image du Seigneur, uniquement pour le rendre plus visible et, pour ainsi dire, palpable. Mietje était âgée de soixante ans et n’avait jamais songé à se marier. Et elle aussi, comme Natse, habitait avec son frère, qui était garçon de ferme ; et le même effroi de l’avenir, qui torturait Natse, les hantait : l’hospice des vieillards !

 

Il y avait ensuite Lotje, personne ronde comme un tonnelet et dodue comme une pelote. A la voir pour la première fois on eût certainement cru qu’elle devait trop bien manger et boire. Luxe interdit, hélas ! à Lotje, la pauvre ! Son embonpoint était maladif. Tout, chez elle, tournait en graisse, une graisse adipeuse et malsaine.

 

Elle était agréable de visage, avec ses yeux expressifs et sa bouche souriante. Sourire auquel, par malheur, il manquait des dents : souvenir des coups qu’elle avait reçus de son père, lorsque, à peine âgée de dix-huit ans, elle s’était laissée séduire par un galant. Un enfant lui était né, et, depuis lors, Lotje avait vécu pour ainsi dire en marge de la vie normale. Elle n’avait cessé de sentir peser sur elle cette faute première et unique, et il lui en resta à jamais un obscur frémissement de honte ; en toute chose elle devint humble et discrète, se contentant d’un tout petit peu de joie et de bonheur, qu’elle ne parvenait pas toujours à s’assurer. Elle vivait avec sa vieille mère et sa fillette et à elles trois, avaient bien de la peine à joindre les deux bouts.

 

Après Lotje, Zulma, « La Blanche ». Elle avait une jolie taille, mais, pour le reste, offrait la laideur navrante d’une déshéritée : petits yeux chassieux et rougeâtres, cheveux blancs, sourcils blancs, cils blancs, teint blanchâtre sans couleur. D’un caractère craintif et timide, il semblait y avoir dans son être intime des abîmes de mélancolie. Elle parlait peu et riait rarement, comme pour éloigner d’elle toute attention. Les hommes lui causaient une peur extrême et tout le monde avait été ébahi le jour où l’on avait appris ses relations avec Poeteken. Peut-être se croyait-elle plus en sûreté auprès du faible Poeteken. Un avorton comme lui serait moins moqueur que les grands et les forts. Peut-être aussi était-ce la force du contraste : l’attrait irrésistible de tout ce blanc pour tout ce noir. On en jasait dans la fabrique et elle en était toute bouleversée. Elle évitait autant que possible le contact des autres hommes ; et pour Bruun, le chauffeur, qui la harcelait sans cesse de ses propositions ignobles, elle éprouvait une aversion et une terreur indicibles. En plus du ravaudage des sacs sa besogne consistait à garnir et allumer les lampes à pétrole et à faire le lit au-dessus de l’écurie, où couchait à tour de rôle un des charretiers. Trente ans et orpheline. Elle habitait en pension chez des bigotes, deux petites vieilles qui tenaient une méchante boutique de mercerie et bonbons, dans une ruelle du village.

 

A côté de « La Blanche » était assise Sidonie. C’était la beauté de la fabrique. Elle avait vingt ans, des joues vermeilles, d’admirables cheveux châtains et des yeux à la fois très doux et pleins de vie. Cette beauté et cette fraîcheur étonnaient comme un miracle dans l’oppressante claustration de la fabrique. On eût dit une belle fleur saine dans une sombre cave.

 

M. de Beule avait longtemps hésité avant de l’accepter à l’usine. « C’est une petite demoiselle », avait-il dit avec mauvaise humeur à sa femme, lorsque la jeune fille était venue se présenter. Mais Sidonie possédait l’appui d’une amie de Mme de Beule et cette circonstance avait à la fin, non sans peine, fait pencher la balance en sa faveur.

 

Sidonie, en effet, faisait l’impression d’une personne élégante au milieu de ces femmes flétries par le labeur. Elle y apparaissait comme un objet de luxe, une jolie chose dépaysée. Les autres la jalousaient un peu. Elles en voulaient à sa jeunesse, à sa fraîcheur, à ce soupçon de coquetterie, dont elle aimait à se parer.

 

Elle ne portait jamais l’accoutrement terreux et sale de toutes les autres ; dans sa mise, il y avait toujours un rien qui la distinguait : un bout de ruban, un nœud, une couleur, qui mettait une note vivante, qui souriait. Cela offusquait les autres. Elles l’excluaient parfois de leurs confidences, avaient pour elle de vagues secrets, à mots couverts parlaient d’histoires, sans qu’elle fût au courant. Elles la traitaient à part, sans hostilité formelle, mais aussi sans aménité ; et les hommes, qui la détestaient franchement, sans doute parce qu’ils n’avaient aucun succès auprès d’elle, parfois l’appelaient « madame », en ricanant.

 

Madame… ! Il y avait encore une autre raison à ce titre qu’ils lui donnaient ; et c’était surtout cette raison-là qui excitait la colère sourde, la jalousie et le mépris des autres femmes.

 

C’était à cause de M. Triphon, le fils de M. de Beule… Chaque jour, M. Triphon, ainsi que son père, faisait des rondes dans la fabrique, pour contrôler l’ouvrage, et ne manquait jamais d’aller jusqu’à « la fosse aux femmes », comme les ouvriers désignaient la partie de l’usine où elles travaillaient. Que M. Triphon y allât, c’était tout naturel et les ouvriers n’y trouvaient rien à redire. Mais que diable avait-il à rester si longtemps, chaque jour, dans la « fosse aux femmes ? » Pourquoi s’y attardait-il ainsi à bavarder, fumer des pipes et faire exécuter des tours à son petit chien ? Jadis on l’y voyait à peine et il y demeurait tout juste le temps de dire bonjour et de voir que tout le monde y était au travail. Depuis la venue de Sidonie, tout avait brusquement changé.

 

Et les autres ouvrières comprenaient fort bien qu’il s’y éternisait uniquement à cause de Sidonie et elles en parlaient entre elles, avec de grands yeux curieux et allumés, dès que Sidonie avait le dos tourné. Par les femmes, les hommes à leur tour étaient mis au courant ; et ainsi toute la fabrique en était pleine, comme d’un événement formidable, gros de conséquences passionnantes.

 

Sidonie ne disait rien, mais elle voyait et sentait bien ce qui se manigançait autour d’elle. Ses jolies lèvres rouges étaient closes sur son secret et parfois un sourire de félicité rayonnait dans ses yeux.

 

Elle regardait à peine M. Triphon pendant qu’il était là ; très effacée, elle faisait semblant de ne pas comprendre que tout ce qu’il disait et inventait était uniquement pour elle. Seulement lorsqu’il partait elle levait un instant les yeux vers lui ; et ce seul regard silencieux disait tout : tout ce qu’elle aurait voulu et n’osait dire. Elle habitait auprès de ses parents, avec son frère et deux jeunes sœurs, dans une jolie petite maison aux volets verts et au toit de chaume, sise un peu à l’écart du village. Son père était jardinier de son état et il y avait toujours de belles fleurs le long du mur, sous les fenêtres à petits carreaux vert bouteille, qui semblaient sourire.

 

Et, à côté de Sidonie, enfin, se trouvait la plus jeune de toute l’équipe : Victorine Ollewaert, la fille du petit bossu, de la « fosse aux huiliers ».

 

Dix-huit printemps, joues rouges et rebondies, qui faisaient penser à une pomme bien mûre au mois de septembre. Ses yeux luisaient et, sans cesse, elle souriait de ses lèvres vermeilles et humides. On eût dit que de continuelles bouffées de chaleur lui montaient à la tête et qu’elle assistait perpétuellement à des spectacles gênants. Au moindre prétexte, ses joues s’empourpraient jusqu’aux yeux. Il suffisait qu’un homme lui adressât la parole, à propos de rien, pour qu’on lui vît la face en feu.

 

Et les ouvriers, prompts à découvrir cette particularité, s’en amusaient follement :

 

– Ah ! bonjour, Victorine ! Beau temps, hein ? disaient-ils en riant.

 

– Comme vous dites ! répondait Victorine en se sauvant, le rouge au front.

 

Les hommes rigolaient, la rappelaient :

 

– Hé !… Victorine !

 

– Et bien, quoi ? faisait-elle en se retournant avec une colère feinte.

 

– Quelle heure peut-il être, Victorine ?

 

– Regardez au cadran de l’église, si vous voulez savoir l’heure ! jetait Victorine, cramoisie.

 

Les hommes se tordaient de rire. Mais, ce qu’il y avait de plus curieux, c’est qu’à se laisser dire quelque chose qui eût été réellement de nature à faire rougir une jeune fille, Victorine restait très calme et ne rougissait pas du tout. « Vraiment !… vraiment !… » disait-elle alors en faisant l’étonnée ; et, s’ils insistaient un peu fort, elle leur servait une réponse, qui leur clouait proprement le bec. Seulement, lorsqu’on parlait devant elle de Pierken, « l’huilier », elle ne savait plus où tourner la tête. Dans la fabrique on la disait amoureuse de Pierken, qui acceptait cet hommage sans trop s’en émouvoir. On les voyait parfois ensemble, en conversation assez intime ; mais Pierken avait toujours l’air si sérieux et préoccupé, que l’on se demandait quel attrait il pouvait bien trouver dans la frivole compagnie de cette petite sotte. Aussi l’attrait des contrastes, peut-être, comme chez Poeteken et « La Blanche ». Victorine demeurait avec ses parents dans une des plus misérables masures d’une obscure et infecte ruelle ; chaque matin elle venait à la fabrique avec son père et s’en retournait le soir avec lui.


Inconnu(e)

IV


Elles étaient donc là, toutes les six, assises dans une salle basse aux noires solives, dans le jour vague de deux fenêtres aux petits carreaux enchâssés de plomb, qui donnaient sur la cour intérieure de la fabrique.

 

Les murs étaient grisâtres et les sacs qu’elles cousaient ou réparaient, avaient la couleur terreuse d’un tas de haillons. Elles jabotaient fort en travaillant, se racontaient les histoires et les cancans du village.

 

Parfois elles chantaient en chœur, sur un ton nasillard et lent, de mélancoliques mélopées flamandes. D’autres fois, elles récitaient des prières, des Pater et des Ave avec des voix blanches et monotones, qui faisaient penser aux litanies que l’on débite au chevet des moribonds. La voix grave et caverneuse de Mietje Compostello dominait alors les autres, comme si elle eût fait la narration vécue des sombres cataclysmes qu’elle se plaisait à prédire. Par les petits carreaux ternes passait un peu de la vie de l’usine : les charretiers qui allaient et venaient, leurs camions lourdement chargés ; les paysans, avec leurs carrioles et leurs brouettes, qui venaient prendre des tourteaux ou de la farine. L’été, il faisait frais dans leur « fosse », car le soleil n’y donnait guère que deux à trois heures par jour ; mais l’hiver on y gelait. Les fleurs blanches du givre y couvraient les vitres toute la journée ; rien de la vie du dehors n’y pénétrait plus et toutes avaient les pieds sur des « potes » en terre cuite, dont elles secouaient de temps en temps la cendre et attisaient la braise.

 

L’apparition de Sefietje avec sa bouteille, vers dix heures, était un instant de délicieux réconfort. Jeunes ou vieilles, toutes vidaient avec joie le verre d’alcool ; et cela les ranimait. Elles faisaient un bout de causette avec Sefietje, qui avait bien le temps alors et s’asseyait volontiers sur une chaise, bouteille et petit verre en main. On parlait des autres ouvriers, surtout de ceux de la « fosse aux huiliers », qui étaient encore plus mauvais sujets que tous les autres. Sefietje détestait les hommes, tous les hommes. Elle était hostile à l’amour, à l’union des sexes sous n’importe quelle forme, même au mariage légal et béni par l’Église. A coups d’insinuations plus ou moins voilées, elle déblatérait contre tout ce qui se passait à la fabrique. Infailliblement tous ces ménages finiraient mal, prédisait-elle, par inconduite et abus du genièvre. Elle ne pouvait admettre que M. de Beule gardât dans son usine des ivrognes invétérés comme Berzeel et ce voyou de Free ; elle n’épargnait pas Ollewaert, le petit bossu, en présence de sa fille Victorine. Pierken lui-même ne lui disait rien qui vaille ; il faisait bien semblant de ne pas s’intéresser aux femmes, mais au fond c’était un suborneur sournois ; et elle prévenait formellement « la Blanche » d’avoir à se méfier des assiduités de Poeteken : ce petit bout d’homme serait fort capable d’embobiner une femme. Et, même à l’égard de M. Triphon, elle ne se gênait pas pour dire son opinion ; en des allusions transparentes à son attitude envers Sidonie, elle énonçait comme une maxime absolue, que des relations entre gens d’une condition sociale trop différente, ne pouvaient amener que malheurs et larmes.

 

Les vieilles, c’est-à-dire Natse, Mietje Compostello, et même Lotje, trouvaient que Sefietje avait bien raison. Les jeunes, au contraire, riaient un peu, mais ne se sentaient pas tout à fait à l’aise. Elles aimaient bien voir venir Sefietje à cause de la petite goutte ; mais elles étaient bien contentes aussi quand elle repartait, pour ne plus entendre toutes ces insinuations malignes et ces prophéties de malheur.

 

Du reste, qu’est-ce que Sefietje pouvait bien y entendre, à ces choses-là ! A la voir, laide, maigre, flétrie, sans hanches ni poitrine, on eût dit qu’elle n’avait jamais été jeune. Les hommes s’en moquaient en disant qu’elle avait deux dos : un par devant et un par derrière.

 

Quelques-uns même avaient trouvé cette définition de la partie avant : « deux petits pois sur une planche ». Et, pourtant, jadis Sefietje n’avait pas été absolument indifférente au charme masculin : elle avait même été fiancée. Une qui la connaissait bien, cette histoire-là, c’était Natse, car c’était chez elle que les rendez-vous avaient eu lieu. Oh ! ces rencontres de Bruteyn et de Sefietje, il fallait les entendre conter par Natse ! La vieille en levait encore les bras au ciel, lorsqu’elle en parlait. Bruteyn habitait assez loin et ne pouvait venir que rarement voir sa promise. Il arrivait vers les trois heures et, d’ordinaire, Sefietje se trouvait déjà chez Natse à l’attendre. Il entrait lentement, la pipe à la bouche, la casquette sur l’oreille, en se balançant sur ses jambes un peu torses. Ils se saluaient sans même se donner la main : « bonjour Aloïs, bonjour Sophie » ; et, ma foi, c’était là à peu près tout ce qu’ils se disaient. Chaque fois, Natse leur offrait sa salle pour qu’ils pussent causer à l’aise, mais Sefietje ne voulait rien savoir et refusait obstinément. Raide et plate comme une limande, les joues en feu, elle restait là sur une chaise à côté de lui ; et sitôt qu’il essayait seulement de lui toucher la main, elle se retirait hargneuse en grommelant : « Tiens-toi donc convenablement ! » Le brave homme, – car c’était un très brave homme, affirmait Natse, – avait supporté cela tout un temps, jusqu’au jour où, brusquement, il en eut assez et ne revint plus.

 

Alors, Sefietje avait langui et souffert, indiciblement. Elle avait tout mis en œuvre pour le faire revenir ; elle avait gémi, pleuré, supplié, mais en vain. Bruteyn en avait assez et ne s’y laissait plus prendre.

 

De ce jour datait, selon Natse, la haine féroce, irréconciliable, que Sefietje avait vouée aux mâles et à l’amour.

 

Les autres ouvrières, surtout les jeunes, raffolaient de ces histoires.

 

Jamais elles n’en étaient rassasiées et elles suppliaient Natse d’en raconter plus long. Mais Natse se méfiait ; elle craignait que cela ne vînt aux oreilles de Sefietje et que celle-ci par vengeance ne la fît renvoyer de l’usine. Où irait-elle alors ? A l’hospice des vieillards, la terreur de toute sa vie….

 

Ainsi se passaient les longues journées de labeur, où les seules distractions étaient le repas de midi chez elles, et la tartine à quatre heures avec la goutte du soir à la fabrique. Parfois, lorsqu’un rayon de soleil entrait par les petites fenêtres, elles se remettaient toutes à chanter. On eût dit des oiseaux, brusquement réveillés dans leur cage lugubre. Si un nuage cachait le soleil, les chants s’atténuaient et se mouraient et la résignation mélancolique de leur vie incolore retombait lourdement sur elles. Les jeunes avaient souri un instant, comme des fleurs épanouies à l’air vivifiant ; et puis l’ombre grise et morne venait flétrir leur jeunesse sans espoir.

 

Une joyeuse demi-heure, en été, quand il faisait beau, c’était la collation à quatre heures. Alors elles venaient s’asseoir dans la cour intérieure de la fabrique, alignées contre le mur, à la suite des hommes, eux aussi en train de faire dînette en plein air, à la file. Il y avait bien en elles, chaque fois, une hésitation, une sorte de lutte intérieure, parce qu’elles n’aimaient pas la présence gênante de tous ces hommes ; mais d’ordinaire elles se risquaient pourtant, parce qu’il faisait trop chaud et trop beau pour rester dans leur « fosse », lorsqu’on pouvait sortir.

 

Accroupis là, tous, hommes et femmes, leur pain noir et leur gamelle de café froid sur les genoux, pouvaient, par-dessus le mur de clôture, apercevoir la cime des arbres fruitiers dans le verger du voisin, où il y avait aussi une forge. Les pommes mûres gonflaient leurs joues rouges entre les feuillages jaunissants ; les poires pendaient aux branches comme de lourdes pendeloques d’or. Les hommes contaient des farces grivoises, scandées par le chant des marteaux sur l’enclume dans la forge ; et, sur la haute tour de l’église, sous le beau ciel bleu, ils voyaient les aiguilles dorées du cadran ramper lentement vers la demie, l’heure où il faudrait se lever et rentrer dans le tapage et la noirceur des ateliers.

 

C’était si bon, ces trente minutes dehors. Ça valait des heures, vous semblait-il. Ça vous consolait du dur labeur passé, vous réconfortait pour le dur labeur à venir. Parfois, pendant qu’ils étaient là, le forgeron et son aide faisaient une apparition dans la cour, rapportant telle ou telle pièce réparée ; et souvent, de sous leur tablier de cuir, noir et luisant comme du métal terni, ils sortaient quelques-uns de ces beaux fruits mûrs que les ouvriers voyaient avec des yeux de convoitise pendre aux branches, de l’autre côté du mur. Alors c’était une joie ! Les jeunes filles y mordaient à belles dents, avec des yeux brillants et un murmure jouisseur ; et les papas mettaient les leurs en poche pour les petiots à la maison. Le forgeron était un homme amusant. Il se nommait Justin. C’était un grand conteur d’anecdotes, mais qui mettait tant d’exagération dans ses histoires, qu’on ne l’appelait jamais autrement que Justin-la-Craque. Surtout lorsqu’il avait quelques petits verres dans le nez – ce qui arrivait à peu près tous les jours, – il devenait d’une fantaisie extraordinaire. Mais alors il était aussi fort irascible ; et, quand on se moquait trop ouvertement de lui et des mensonges flagrants qu’il débitait, il se fâchait tout rouge. Il trépignait de colère et grinçait des dents ; mais tout ça, c’était pour la frime : et lorsqu’on persistait à se ficher de lui, il partait dans un accès de rage simulée et s’en allait débiter ses bourdes ailleurs. En dehors de son état de forgeron, il était chantre à l’église et faisait partie de la société chorale du village. Il était très fier de cette dernière qualité et donnait volontiers un échantillon de son talent, surtout quand il était éméché. Son air favori, son triomphe, c’était l’O Pépita. Une chose ahurissante, cet O Pépita ! Un chœur sans autres paroles que ces seuls mots, répétés sur tous les tons imaginables : « O Pépita… O Pépita… O Pépita !… » Justin y faisait la partie du baryton, mais il était aussi capable de remplacer le ténor ou la basse. Il s’avançait vers vous, s’arrêtait, roide et immobile, vous regardait bien en face, de ses yeux vitreux d’alcoolique ; et lentement il commençait sur un ton très bas, très assourdi :

 

– Oooooooooooo….

 

Sa voix s’enflait, barytonnait ; sa bouche s’ouvrait plus large et il entonnait :

 

– Peee… pépépé… pépeeee… !

 

Brusquement il atteignait les notes élevées ; ses yeux chaviraient et il miaulait :

 

– Piiii… pipipi… pipiiii… !

 

Il était difficile d’en entendre d’avantage sans pouffer de rire. Les ouvriers de la fabrique trouvaient cet air affolant et s’en tapaient les cuisses. Ils s’exclamaient, l’entouraient et attaquaient à leur tour l’O Pépita pour le stimuler encore. Mais cela ne réussissait pas toujours. Justin-la-Craque supportait mal qu’on le troublât dans son exercice. Brusquement, il s’arrêtait, hochait la tête avec vigueur et, quoi qu’on fît, refusait de continuer. Non… non…, il ne voulait pas qu’on l’embêtât. Kamiel, son aide, qui généralement l’accompagnait, avait alors un petit rire méprisant et du doigt se touchait le front en secouant la tête, comme pour indiquer que le patron était parfois un peu marteau. Kamiel qui était un Flamand de la Flandre occidentale, prononçait son nom avec l’accent de ce pays, et à l’usine on l’appelait « Komèl », en ricanant. Il y avait envers lui cette nuance de mépris qu’ont les uns pour les autres les gens des deux Flandres ; et on se moquait aussi de son grand nez d’ivrogne, rouge comme une flamme dans son visage de suie. Komèl était célibataire et, de même que Berzeel, buvait jusqu’à son dernier centime ; mais, à l’encontre de Berzeel, qui avait l’alcool mauvais, agressif et tapageur, Komèl, ivre, ne soufflait mot. Il fallait très bien le connaître, pour s’apercevoir qu’il avait bu. Seul, le grand nez rouge en témoignait.


Inconnu(e)

V


C’était pendant cette petite demi-heure bénie, ensoleillée et libre, court répit qui coupait si agréablement la grise monotonie du travail forcé dans les « fosses » lugubres, que Pierken, malgré la défense formelle de M. de Beule, faisait part en cachette aux autres ouvriers, de la sagesse sociale qu’il puisait chaque matin dans son petit journal.

 

Il ne tarissait pas ; il savait raconter des choses, toujours nouvelles, toujours autres ; peu à peu ses paroles s’infiltraient en eux et déposaient un ferment de douleur et de tristesse dans leur esprit ignorant. C’était bien dommage que Pierken reprît toujours la même antienne, car la bienheureuse demi-heure en était plus d’une fois gâtée.

 

Et, pourtant, ils l’écoutaient volontiers pour dire à leur tour ce qu’ils en pensaient, car tout cela les captivait et les troublait profondément.

 

Ils étaient rares, ceux qui partageaient complètement les idées de Pierken et qui avaient sa foi robuste en l’avenir. La vieille Natse, qui avait tant vu et souffert dans sa vie, hochait la tête en silence, ou disait que c’était trop triste et que ça la ferait pleurer ; et Mietje Compostello opposait un argument qu’elle répétait en une obstination farouche :

 

– Il y a toujours eu des pauvres et des riches en ce monde et il y en aura toujours. C’est le Petit Homme de Là-Haut qui le veut.

 

– Des bêtises ! rétorquait vivement Pierken en se montant. Pourquoi donc, dis-moi, devrait-il y avoir toujours des pauvres et des riches sur terre ? Et pourquoi faudrait-il que ce soit toujours au tour des mêmes à être riches et au tour des mêmes à rester des pauvres ? Ou est-ce écrit ? Où voyez-vous ça, que votre bon Dieu ait dit des choses pareilles !

 

– C’est tout de même vrai, répondait Mietje têtue. Léo regardait devant lui d’un air sombre et parfois avait un grincement de dents.

 

– Ce n’est pas juste, mais qui peut rien y changer ? demandait-il d’un ton pessimiste.

 

– Nous… ! nous changerons tout ça ! affirmait Pierken en se frappant la poitrine.

 

– Fikandouss ! Fikandouss ! ricanait Feelken.

 

Tous partaient à rire un instant ; mais Pierken reprenait :

 

– Nous ferons la révolution sociale… par le monde entier. Les rôles seront retournés. Les riches deviendront pauvres et les pauvres seront riches !

 

– Comme au ciel ! plaisantait Ollewaert.

 

– Vous ne lisez pas comme moi les journaux ! poursuivait Pierken en s’animant. Vous ne savez pas tout se qui s’y trouve ! Oh ! j’ai pitié de vous… vous êtes tellement ignorants !

 

– Est-ce qu’on ne parle pas de faire baisser le prix de la gniole dans ton journal ! demandait Free d’un air narquois.

 

– Fikandouss ! Fikandouss ! criait Feelken.

 

– On ne peut pas parler avec vous autres, répondait Pierken, haussant les épaules d’un air découragé.

 

La conversation prenait un autre tour ; on entamait des sujets moins graves. Mais quelque chose des paroles dites et des rêves évoqués demeurait en eux et les accompagnait dans la « fosse » lugubre où ils reprenaient leur travail monotone et esquintant. Obscurément ils continuaient à ruminer toutes ces questions, et leurs conceptions rudimentaires les égaraient dans un dédale et ils n’en sortaient plus.

 

Souvent, après ces déclarations troublantes de Pierken, régnait dans la fabrique un grand silence concentré. Ils pensaient à des choses… Les femmes ne chantaient plus et les hommes accomplissaient machinalement leur besogne, dans la danse tapageuse, effrénée des pilons ; dans les « fosses » pesait une impression de mélancolie.

 

Il fallait l’arrivée de Sefietje avec sa bouteille pour rasséréner les fronts. Ceci au moins était une réalité, une chose palpable qui vous consolait et ranimait sans détours. Ils dégustaient la goutte, et Berzeel, ou Free, ou Ollewaert, parfois traduisait leur rêve à presque tous :

 

– Ah ! si on vous donnait deux petits verres au lieu d’un, ça ne serait pas déjà si mal !

 

Encore un peu d’alcool : ce désir les brûlait. C’était parfois une tentation et un supplice, cet unique petit verre, surtout lorsque Pierken avait ravivé en eux ces troublantes et irréalisables chimères d’avenir. Ils en étaient malades ; ils en avaient la gorge sèche ; ça faisait mal. Aussi, lorsque M. de Beule ou M. Triphon ne rôdaient pas par là, il leur arrivait de se cotiser et à l’un d’eux, – c’était d’ordinaire Fikandouss-Fikandouss, – de quitter un instant son travail pour se glisser en douce vers le Petit Sabot, l’estaminet du coin, à l’entrée de la fabrique.

 

Les femmes, de leur « fosse », le voyaient s’esquiver et savaient ce que cela voulait dire. Elles désapprouvaient les hommes, mais, au fond, elles en étaient plutôt jalouses. « Vous n’en êtes pas ? » jetait Fikandouss en passant. Elles secouaient la tête ; non, elles n’en étaient pas, mais si, en revenant avec la bouteille plaine, il leur en offrait une larme, elles acceptaient sans se faire prier.

 

Alors, pour le restant de la journée, la bonne humeur était revenue dans la fabrique. Les yeux étaient des lueurs, les joues se coloraient.

 

Berzeel sortait de son habituel mutisme pour hurler, dans le fracas des pilons, de longues histoires ; et, pour la plus futile question, Léo lâchait un « Oooo… uuu… iiii… » tonitruant, qui allait peut-être bien traverser les murs de la « fosse » et le jardin, jusqu’aux oreilles de M. de Beule, pour le faire sursauter à son bureau. Les femmes, dans leur « fosse », l’entendaient aussi, évidemment, et, quand elles n’avaient pas été régalées en passant, elles proclamaient que c’était une honte et que, bien sûr, M. de Beule y mettrait bon ordre un jour ou l’autre.


Inconnu(e)

VI


Il était rare, à la fabrique, de voir apparaître ensemble M. de Beule et son fils. Quand on y voyait M. de Beule, on pouvait affirmer, avec une quasi-certitude, qu’on n’y rencontrerait pas M. Triphon ; et, pareillement, l’arrivée de M. de Beule était peu probable pendant que M. Triphon faisait sa ronde.

 

La venue de M. de Beule était toujours signalée par celle de Muche, son petit chien qui le précédait infailliblement. Muche était arrivé un soir d’hiver à la fabrique, on ne savait d’où, errant, perdu, crotté et affamé. En flairant le pantalon de M. de Beule, il y avait trouvé on ne sait quoi qu’il semblait chercher, l’avait suivi à la maison, ne l’avait plus quitté. C’était un pitoyable cabot, noir et blanc, au poil hirsute, aux yeux chassieux. Mais il n’existait pas au monde de chien plus fidèle et M. de Beule, touché, n’avait pas repoussé son attachement.

 

Prévenir les ouvriers de l’arrivée de M. de Beule eût été chose superflue. Ils n’avaient qu’à voir passer le bout de la queue de Muche devant leur « fosse » : ils savaient à quoi s en tenir. Du coup, toute plaisanterie cessait, et ils s’absorbaient entièrement dans leur travail.

 

La silhouette comique de Muche passait devant la porte toujours ouverte de la cour, le jour de l’entrée restait vide quelques secondes, puis la haute et lourde stature de M. de Beule le bouchait, l’obscurcissait presque en entier.

 

M. de Beule était un homme d’une soixantaine d’années, corpulent, haut en couleur, aux traits accusés, avec de fortes moustaches et une barbe grisonnante coupée ras. Il ne donnait pas une impression joyeuse ni agréable. Il paraissait au contraire d’humeur hargneuse et autoritaire ; et la réalité correspondait aux apparences.

 

Il était très sévère, très convaincu de ses droits de maître absolu et de la nécessité d’une obéissance passive de la part de ses inférieurs.

 

Parmi ces inférieurs il rangeait d’ailleurs, avec les ouvriers de la fabrique et autres serviteurs, sa femme et son fils. Son autorité despotique pesait sur tout son entourage et chacun pliait et tremblait devant lui. Au fond, pourtant, il n’était pas sans cœur. Son émotivité était même parfois extrême et lui faisait faire des choses que sa raison désapprouvait. Cela se manifestait chez lui spontanément, par à-coups.

 

Il ne possédait aucun empire sur lui-même. On ne savait jamais dans quel état d’esprit on allait le trouver. Souvent, pour un rien, il bondissait au paroxysme de la colère ; et les ouvriers, qui avaient très peur de ces accès imprévus, appelaient ça « partir », comme un fusil part. En d’autres cas, il laissait passer des choses que des patrons moins sévères n’auraient certainement pas tolérées. Tout dépendait chez lui de l’état d’esprit du moment.

 

A première vue, avant même qu’il eût prononcé un mot, les ouvriers savaient ses dispositions. Il suffisait de le voir venir. Quand il avait la figure très rouge, avec les cheveux un peu rebroussés, c’était fort mauvais signe et ils se glissaient entre eux à mi-voix : « Gare, ça va partir ». Ils redoutaient très fort ce « départ ». Le coup partait d’ordinaire pour une cause futile ou déraisonnable ; et, si la victime osait rouspéter, M. de Beule la faisait valser, c’est-à-dire la renvoyait. C’était arrivé déjà à plusieurs reprises, avec Berzeel entre autres, qu’il avait trouvé ivre à son établi ; avec Pierken, pour avoir apporté son petit journal socialiste à la fabrique, malgré la défense formelle ; et aussi avec Feelken, parce qu’un jour, à une semonce de M. de Beule, il avait répondu « Fikandouss-Fikandouss ». Ces mesures rigoureuses, d’ailleurs, ne tenaient jamais bien longtemps. Pour cela, M. de Beule était d’un caractère trop impétueux et inconséquent.

 

D’habitude, les ouvriers reconnaissaient vaguement leurs torts, faisaient des excuses, et le patron pardonnait. Pour Pierken, néanmoins, cela avait failli tenir pour tout de bon. Avec les doctrines subversives du socialisme M. de Beule ne transigeait pas. Sa femme avait dû intervenir pour le calmer ; mais il n’en gardait pas moins une sourde rancune contre Pierken et ne le tolérait qu’avec peine dans sa fabrique.

 

M. de Beule nourrissait d’autre part une haine instinctive contre son personnel féminin ; la « fosse aux femmes » était un de ses endroits de prédilection pour « partir ». Il les trouvait toutes, sans distinction, incapables et paresseuses ; elles ne méritaient pas même, à l’entendre, la moitié du misérable salaire qu’il leur attribuait. Il parlait souvent de balayer « tout ce fourbi-là », si ça ne changeait pas ; et la seule femme qui pût trouver grâce à ses yeux, c’était Sefietje, parce que celle-là défendait ses intérêts à lui, vis-à-vis même des autres ouvrières, et qu’elle se soumettait avec une servilité absolue à tout ce qu’il lui plaisait d’exiger d’elle.

 

Aux femmes il causait une véritable terreur. A simplement apercevoir de loin le bout de la queue de Muche, l’angoisse leur étreignait le cœur, et, tant qu’il restait dans leur « fosse », elles ne soufflaient mot, sauf pour répondre à une question formelle et directe. Lorsque M. de Beule avait enfin refermé la porte derrière lui, la vieille Natse était généralement en larmes, et les joues des jeunes filles, brûlantes d’émoi apeuré. Seule, Mietje Compostello, avec son teint de méridionale, paraissait alors plus jaune et plus tannée que jamais ; ses lourds cheveux noirs, ses yeux sombres, faisaient penser à des ailes et des yeux de corbeau, ajustés sur un masque macabre.

 

Par bonheur pour eux tous, jamais M. de Beule ne s’attardait longuement dans la fabrique. Il était assez souvent en route pour ses affaires et il avait aussi son travail de bureau. Bientôt il disparaissait comme il était venu, piloté par Muche ; et, lui parti, la vie renaissait. Un vaste soupir de soulagement semblait s’exhaler de toute la fabrique. Ollewaert se calait la joue d’une chique fraîche ; Free souriait comme un géant malicieux ; Feelken susurrait un « Fikandouss-Fikandouss », et même Léo se risquait parfois à lancer son terrible « Oooo… uuu… iii… », mais en sourdine, atténué, assez bas pour n’avoir pas à craindre un « départ » de M. de Beule, réaccouru en tempête.

 

D’habitude, quelques minutes après la visite de M. de Beule à la fabrique, M. Triphon faisait son apparition. Si le passage de Muche annonçait la venue du premier, l’arrivée du second était signalée d’avance par la vue de son petit chien noir, Kaboul. Mais, de M. Triphon, les ouvriers n’éprouvaient aucune crainte. Au contraire : ils aimaient bien à le voir venir.

 

M. Triphon était âgé de vingt-trois ans. Il était grand, fort, corpulent, avec une grosse figure rougeaude et boursouflée et des yeux bleus à fleur de tête. Il avait le teint gâté par force boutons et on avait toujours l’impression, en le voyant, qu’il s’était exposé au feu, en soufflant dessus de toutes ses forces pour l’attiser. Aussi les ouvriers, qui avaient d’instinct le sens satirique, disaient souvent, en le voyant venir, la face congestionnée : « Il a encore soufflé dessus ! » Et, à les entendre, il mangeait et buvait avec excès.

 

M. Triphon avait quitté le lycée à dix-huit ans, après des études inachevées ; et, depuis lors, il habitait chez ses parents où, plus tard, il devait succéder à son père dans la direction de la fabrique. Il connaissait vaguement le français ; il savait quelques mots d’allemand et d’anglais ; il avait des notions élémentaires d’histoire et de géographie.

 

C’était, avec les règles simples de l’arithmétique, à peu près tout ce qu’il avait appris et retenu. Il lisait régulièrement le journal de langue française auquel son père était abonné ; et il possédait aussi une petite bibliothèque d’une vingtaine de livres, des romans plutôt grivois pour la plupart, qu’il lisait parfois le soir, en cachette, dans sa chambre, lorsque ses parents étaient couchés.

 

Chaque jour, il travaillait au bureau pendant deux à trois heures, à expédier des factures et à tenir les livres ; pour le reste, rien à faire qu’à flâner dans la fabrique, pour y contrôler la besogne des ouvriers.

 

Il y arrivait en général vers les huit heures et demie, au moment où les ouvriers, après leur déjeuner, se disposaient à reprendre le travail.

 

Par beau temps, ils étaient encore accroupis dans la cour, alignés contre le mur crépi à la chaux blanche. Un « bonjour, m’sieu Triphon » l’accueillait et les hommes grattaient Kaboul à la poitrine, place d’élection de ses puces. Kaboul s’y prêtait avec des contorsions cocasses ; les ouvriers rigolaient, et tout de suite prenaient un ton de plaisanterie familière à l’égard du jeune patron, avec des allusions à sa bonne petite vie de gros flemmard. A sa place, déclaraient-ils, on ne ferait pas autre chose du matin au soir que siffler des petits verres ou des chopes et, naturellement, caresser les jolies femmes.

 

M. Triphon s’efforçait de plaisanter avec eux ; il tirait de grosses bouffées de sa pipe et sa face boursouflée luisait. En lui c’était une lutte constante pour ne pas perdre son prestige de patron. Il devait à tout prix conserver son autorité ; et, d’autre part, il tenait, autant que possible, à être aimable envers ses ouvriers, surtout à cause de Sidonie. Il la regardait à la dérobée, comme pour lire sur son joli visage en quelle disposition elle se trouvait. Parfois ce visage était souriant et gentil, et M. Triphon se sentait tout heureux ; mais, parfois aussi, il paraissait soucieux, morose ; en ce cas, M. Triphon ne savait trop quelle attitude prendre. Le mieux était de ne pas trop s’attarder en sa présence ; et, tout doucement, il s’en allait plus loin avec Kaboul, qui de temps à autre s’asseyait par terre pour gratter ses puces à l’aise.

 

Alors venait pour M. Triphon l’instant le plus palpitant de toute la journée ; car c’était l’heure où l’une des femmes montait au grand grenier, pour y chercher la provision journalière de sacs à réparer.

 

Cette corvée revenait toujours à l’une des jeunes : parfois « la Blanche », parfois Sidonie, parfois Victorine. Certains jours, mais rarement, Lotje.

 

M. Triphon, précédé de Kaboul, pénétrait sous la haute porte cochère. Il se gardait bien de gravir le grand escalier qui s’y trouvait, et par où les femmes, de leur « fosse », auraient pu le voir monter ; il prenait un petit escalier dérobé dans un coin sombre du hangar, et, Kaboul sous le bras, grimpait vivement. Il arrivait dans une petite soupente servant de débarras ; et, de là, par une porte intérieure et quelques degrés de pierre, gagnait le grand grenier. Vite il s’y blottissait derrière une pile de sacs, et attendait.

 

Bientôt il entendait les pas d’une des femmes sur les marches du grand escalier. Qui serait-ce, « la Blanche », Victorine, ou la bien-aimée ?

 

A grands coups sourds, son cœur battait pendant qu’il restait là aux aguets.

 

Une tête se montrait dans l’ouverture du grenier. Cruelle déception ! Le pauvre visage anémié de « la Blanche » ou la sotte frimousse de Victorine !

 

La passion impétueuse en lui tombait, et il ne bougeait pas. Les battements de son cœur ralentissaient ; il regrettait d’être là. Mais, parfois aussi, voici que s’encadrait dans l’ouverture le fin et pur profil de Sidonie, et alors c’était en lui comme une soudaine flambée.

 

Le cœur battant à coups précipités, il la laissait s’approcher du tas de sacs, puis, brusquement, il bondissait, s’emparait d’elle, la dévorait de baisers fous.

 

Elle se défendait mollement. Il était trop violent, trop fougueux. Elle était impuissante ; elle n’osait pas.

 

– Oh ! prenez garde, M. Triphon ! Que faites-vous ! On va entendre ! murmurait-elle haletante.

 

Mais il ne l’écoutait même pas ; il l’étreignait avec frénésie ; il l’étranglait presque. Enfin il la lâchait et l’aidait hâtivement à entasser sa provision de sacs. Elle avait les cheveux défaits et les joues en feu.

 

– On va le voir, on va le voir, gémissait-elle.

 

Vivement, elle tapotait ses jupes, s’arrangeait les cheveux, puis se dépêchait avec sa charge vers l’escalier.

 

– Sidonie… Sidonie !… priait-il d’une voix sourde.

 

Et il la forçait d’accepter quelques francs.

 

– Oh ! M. Triphon, que pensez-vous ! faisait-elle avec un geste de refus.

 

– Si ; je le veux ! insistait-il.

 

Alors elle acceptait en murmurant : « Merci ».

 

– Tu n’es pas fâchée, Sidonie ?

 

– Non… répondait-elle avec quelque effort.

 

Calmement, elle redescendait l’escalier et M. Triphon s’approchait de Kaboul, qui, pendant ce temps, avait flairé des rats et furetait à travers la paille en grattant furieusement.

 

– Où sont-elles, les sales bêtes ? Happe-les, Kaboul ! excitait-il.

 

Frémissant d’ardeur, le petit chien piaillait, et son museau noir était gris de poussière ; il avait les cils blancs, comme s’il sortait d’un sac de farine. Il râlait, un moment immobile, pour reprendre haleine ; puis, brusquement, il se refourrait dans le tas, soufflant, crachant, forant du nez en secousses vives vers la cachette du rat. Soudain, il y avait une lutte brève ; le petit chien disparaissait jusqu’à la queue dans la paille ; on entendait un miaou de détresse et Kaboul, par à-coups brusques, ressortait du tas, un gros rat en travers de la gueule.

 

Parfois il lâchait un moment la bête, qui essayait de se traîner sur les planches ; mais quelques coups de dents mettaient fin à la lutte. Et Kaboul, très fier, s’avançait vers son maître, le chef ensanglanté de sa proie lui pendant d’un côté de la gueule, de l’autre la longue queue et l’arrière-train. M. Triphon ne manquait jamais de venir montrer dans la « fosse aux femmes » le produit de sa chasse.

 

– Ah ! mon Dieu, cet affreux rat ! s’écriaient-elles. Où l’a-t-il pris, monsieur Triphon ?

 

– Dans le débarras… il y en a dans ce coin-là ! crânait M. Triphon.

 

Et Kaboul était choyé, admiré ; vraiment, un tel petit chien valait son pesant d’or.

 

A des occupations et aventures de ce genre, M. Triphon passait le temps jusqu’à onze heures ; et c’était alors le moment où il pouvait se permettre quelque divertissement. Régulièrement, chaque matin, M. de Beule allait prendre l’apéritif au Commerce, le café comme il faut, où se rencontraient les notabilités du village ; et, à la même heure, M. Triphon se dirigeait vers La Pomme d’Or, rendez-vous de quelques jeunes gens. A La Pomme, située au coin de la grand’rue et du canal, il y avait toujours un peu plus de gaîté et d’animation qu’au Commerce avec ses airs graves et compassés. Y venaient le médecin, le notaire, jeunes tous deux, et la plupart des étrangers qui passaient par le village s’y arrêtaient quelques instants. Derrière le comptoir trônait Fietje, jolie fille à la poitrine opulente, dont ils étaient tous plus ou moins amoureux. Mais elle restait coquette et sage, et personne n’avait ses faveurs ; ce qui les tenait tous en haleine, pendant qu’ils jouaient bruyamment au zanzi en buvant du porto ou des petits verres.

 

Les affaires marchaient donc tout à fait bien. A midi tapant la séance habituelle se terminait chez Fietje et, la tête congestionnée et les yeux aqueux, M. Triphon regagnait la maison. Il y trouvait la soupe servie et, comme M. de Beule faisait d’ordinaire la sieste après son repas, M. Triphon se reposait un peu, lui aussi, puis retournait à la fabrique.

 

Alors venaient les heures les plus pesantes de la journée. Au bureau il n’y avait pas à faire pour lui tous les jours, et lorsqu’il ne devait pas travailler aux écritures, M. Triphon ne savait comment tuer le temps.

 

Il se promenait un peu au jardin, qui avait de belles pelouses et de grands arbres. Un joli petit ruisseau le traversait, clair et peu profond en été, aux bords gazonnés et fleuris, gonflé et tumultueux après les pluies d’automne et foisonnant alors de magnifiques brochets et de délicieuses anguilles. M. Triphon était grand amateur de pêche.

 

Il faisait placer la nasse par les ouvriers ; et, quand la pêche était abondante, on se gavait de poisson pendant plusieurs jours. Lorsqu’on ne savait plus qu’en faire, on en donnait un peu aux ouvriers, ce dont ils étaient extrêmement reconnaissants.

 

Ainsi M. Triphon tuait-il les heures fastidieuses de l’après-midi ; puis, régulièrement, par n’importe quel temps, à cinq heures il se trouvait avec Kaboul au coin de la grand’rue et du chemin allant à la fabrique.

 

C’était le moment où la cloche de l’église se mettait à tinter pour le salut du soir. M. Triphon attendait là le passage des trois demoiselles Dufour, qui ne manquaient jamais d’y assister.

 

D’allures raides et compassées, c’étaient trois vierges qui habitaient au bout du village « le petit château », une demeure blanche aux volets verts, entourée d’un beau jardin. Il les voyait venir de loin, sur un même rang, rasant les murs, comme des marionnettes articulées. A petits pas pressés, leur paroissien à la main, elles s’avançaient, les yeux baissés. Lorsqu’elles passaient tout près de lui, M. Triphon ôtait son chapeau et s’inclinait. Elles lui rendaient son salut. Mademoiselle Pharaïlde, l’aînée, mine pincée et peu avenante, avait quelque chose de dur dans le regard. M. Triphon sentait en elle comme une sourde hostilité. Mademoiselle Caroline, sa cadette, était blonde et bouffie, avec un visage incolore et des yeux fades. M. Triphon la trouvait insignifiante et sans aucun charme. Mais mademoiselle Joséphine, la plus jeune, était plutôt jolie, avec une sorte de distinction élégante malgré sa raideur ; et elle lui rendait son salut avec une grâce souriante et gentille qui, à chaque fois, remuait quelque chose dans le cœur impressionnable de M. Triphon. Il n’aurait pu dire s’il se sentait amoureux d’elle ; mais il croyait bien qu’il aurait pu facilement le devenir. C’était un tout autre sentiment que celui qu’il éprouvait en présence de Sidonie. Celle-ci, il la voulait brusquement, à plein, d’une passion brutale et violente ; celle-là était quelque chose de très éloignée de lui encore et que peut-être il ne posséderait jamais.

 

Du reste, il ne savait pas lui-même s’il avait au fond envie de la posséder. Peut-être eût-il été fort perplexe si, brusquement, quelqu’un lui avait dit : « Voilà… tu peux l’avoir… elle est à toi ! » En elle, ce qui l’attirait, c’était, outre sa gentillesse extérieure, ce côté même qui aurait dû l’en éloigner : sa raideur, les dehors fermés, inaccessibles qu’elle avait en commun avec ses sœurs. Il la voyait comme un motif d’élévation, de régénération dans sa vie, qu’il sentait bien veule et terre à terre. Surtout lorsqu’il sortait des bras de la jolie ouvrière, il éprouvait, comme une soif ardente, le désir de revoir mademoiselle Joséphine avec son aimable salut et son gentil sourire. Il avait l’impression que sa vue le faisait remonter dans sa propre estime.

 

Sidonie répondait à ce que l’existence recelait d’inquiétant, de troublant, de coupable. Mademoiselle Joséphine, c’était la douceur du repos, la sécurité du bonheur, l’idéal….

 

Entre six et sept heures le rêche et virginal trio revenait de l’église et M. Triphon s’arrangeait toujours de façon à les rencontrer encore une fois. Il échangeait avec elles un deuxième salut, et puis c’était tout ; aucune autre occasion pour lui de les revoir et encore moins de leur adresser la parole. Entre leurs deux familles, point de relations, pas plus qu’il n’en existait entre les autres familles notables du village.

 

Il en avait toujours été ainsi, semblait-il, et la tradition se gardait immuable. On eût dit qu’il y avait inconvenance, voire péché, à ce que jeunes gens et jeunes filles, dans leur condition sociale, eussent entre eux de plus intimes rapports que l’échange d’un salut cérémonieux et fugitif dans la rue.

 

Après cette deuxième rencontre avec les trois demoiselles Dufour, le reste de la journée n’avait plus grand intérêt pour M. Triphon. De même que pour les ouvriers de l’usine, les dernières heures l’envahissaient d’une sorte de torpeur morose. Il déambulait par ci par là avec Kaboul, entrait sans but précis dans les ateliers et en sortait de même. Il entendait le chant nasillard et mélancolique des femmes dans leur « fosse » et entrevoyait, à travers les carreaux sales, toutes ces pauvres silhouettes penchées, où, seule, Sidonie était comme une fleur de fraîcheur et de beauté. Souvent, aux approches du soir, il sentait revivre toute sa passion pour elle. Lui non plus n’était pas heureux, seul et isolé dans un entourage sans joie ; et bien des fois il songeait au bonheur auprès d’une jolie femme aimée, dans une maison un peu riante et confortable. Ne serait-il pas heureux avec mademoiselle Joséphine… et même avec la séduisante ouvrière ? Il sentait sourdre en lui une tendresse douce et apaisée pour toutes les deux. Cela venait ainsi tout naturellement, avec l’heure crépusculaire, en un mélange de charme rêveur et de tristesse vague. Ce n’était jamais bien profond et cela ne faisait point mal. Avec l’une ce n’était guère possible et, probablement, avec l’autre non plus. Il soupirait, se résignait, attendait.

 

C’était une des exigences de son père qu’il ne quittât point la fabrique avant le départ des ouvriers et surtout pas avant d’avoir noté les commandes que les charretiers rapportaient chaque soir de leurs tournées.

 

M. Triphon les entendait habituellement venir de loin dans la rue déserte ; et, au simple claquement des fouets et même au bruit que faisaient les camions sur le pavé, il savait d’avance, pour ainsi dire, comment ce retour allait se passer.

 

Ils étaient deux : Pol et Guustje, ce dernier surnommé le « Poulet Froid ».

 

Pol était un excellent charretier, mais par ailleurs un client fort désagréable. Il était ivrogne et querelleur. Pour la moindre bagatelle il voulait se battre. Guustje, au contraire, était la bonté même et ne buvait pas. Mais il avait un vilain défaut, qui exaspérait Pol : il parlait toujours de boustifaille ; et cela d’un air et sur le ton de quelqu’un qui n’avait qu’à se baisser pour en prendre. Pol qui, pareil à la plupart des alcooliques invétérés, mangeait très peu et professait une sorte de dédain et presque de haine à l’endroit de tout ce qui était mangeaille, trouvait Guustje d’une insupportable vantardise dans ses propos culinaires. Guustje aimait particulièrement à parler de « poulet froid et salade » avec un claquement de langue indiquant quel régal c’était. Alors, Pol toisait Guustje avec un souverain mépris en affirmant que les poulets froids qui entraient dans l’estomac de Guustje c’était tout bonnement des pommes de terre, mais oui, ainsi qu’il convenait à sa condition sociale. Cependant Guustje, qui avait servi comme domestique chez le notaire du village avant d’être employé chez M. de Beule, certifiait avec emphase qu’il avait maintes fois goûté à ce mets exquis ; et là-dessus ils se prenaient de querelle, à la grande joie des autres ouvriers, qui ne toléraient pas d’avantage les vantardises de Guustje et prenaient nettement parti pour Pol. Des mots on en venait aux injures, des injures aux coups ; et cela finissait régulièrement par la défaite de Guustje, qui était le plus faible des deux et encaissait beaucoup plus de coups qu’il n’en pouvait rendre. Le seul bénéfice durable qu’il en avait retiré, c’était son sobriquet de Poulet Froid.

 

M. Triphon les voyait arriver avec leurs camions dans la cour et s’approchait aussitôt pour noter les commandes sur son calepin. Pol, tout en dételant ses chevaux, faisait son rapport.

 

– Cinq cents kilos farine de lin… he… he… pour Jean-François Schollier.

 

M. Triphon en prenait note.

 

– Mille kilos tourteaux colza… he… he… pour Louis Van Daele.

 

Pol bafouillait un peu lorsqu’il avait bu et dans sa mémoire il semblait y avoir des trous. Il était là, un moment immobile, trapu et penché en avant, sa grosse face marquée de petite vérole, congestionnée, contractée par l’effort de la pensée, pendant que ses bêtes, à-demi déharnachées, se secouaient avec impatience et faisaient tinter les gourmettes de leur mors.

 

– Tranquille donc, nom de Dieu ! criait-il alors avec colère.

 

Et, du coup, il savait ce qu’il avait encore à dire :

 

– Huit cents kilos farine de froment… he… he… pour Bruun Roetjes.

 

– C’est tout, Pol ? demandait M. Triphon.

 

– Si c’est tout, m’sieu Triphon ? Hé hé… tout et pas tout. Une goutte ferait rudement du bien par ce sale temps.

 

– Tu en as déjà eu assez, il me semble, grommelait M. Triphon.

 

Et il se dirigeait vers Guustje.

 

– Bonsoir, m’sieu Triphon ! jetait Guustje, le verbe haut.

 

– Bonsoir, Guustje.

 

– Deux mille cinq cents kilos farine de lin pour Feel Vervenne ! hurlait Guustje.

 

Il avait une voix tonitruante, criait toujours en vous parlant, comme si vous vous trouviez à des distances.

 

– Sept cents kilos farine de lin pour Guust de Maeght !

 

M. Triphon notait.

 

– Et quinze cents kilos tourteaux de colza pour Pierre de Vriendt ! beuglait Guustje d’une voix qui sonnait certainement jusqu’au fond de la « fosse aux huiliers ».

 

– Tout ? demandait M. Triphon.

 

– Tout ! répondait Guustje. A moins, m’sieu Triphon, ajoutait-il en riant d’un rire énorme, à moins que vous n’ayez pour moi une cuisse de poulet froid, avec de la salade. C’est ça qui serait fameux, par ce temps de chien !

 

– Je m’en contenterais aussi, Guustje, disait M. Triphon en fermant son calepin.

 

Et il quittait les charretiers, pendant que les quatre chevaux, débarrassés de leur équipage, s’en allaient d’un pas pesant vers l’auge accoutumée dans l’écurie.

 

Alors la tâche journalière était terminée pour M. Triphon. Dans l’obscurité, à travers le jardin, il rentrait prendre le repas du soir avec ses parents. Le souper préparé par Sefietje était simple mais très bon ; et Eleken, la femme de chambre, servait à table, avec des mouvements silencieux et prestes. Elle semblait y mettre une hâte fébrile, comme s’il lui tardait d’en avoir fini et si elle ne respirait pas à l’aise dans l’atmosphère de la famille. A table, M. de Beule parlait exclusivement de ses affaires ; et Mme de Beule, faite à cette conversation, abondait dans son sens. C’était une créature bonne et effacée, accoutumée à obéir, sans existence individuelle. Sa seule originalité, et aussi sa force, consistait à profiter de la faiblesse de son mari, dans ses moments fréquents d’inconséquence et de contradiction avec lui-même. Ainsi elle avait obtenu déjà bien des choses qui, à première vue, semblaient irréalisables. Pour le reste, elle suivait ses caprices en esclave absolue, avec le souci d’affermir en lui la conviction qu’en toute chose lui seul était seigneur et maître.

 

Vers les huit heures et demie le souper prenait fin. M. de Beule se calait dans un fauteuil avec son journal et très vite s’endormait. Mme de Beule veillait alors à ce que le plus parfait silence régnât dans la maison. Avec des gestes feutrés elle aidait Eleken à desservir la table et M. Triphon quittait la salle à manger sur la pointe du pied, pour aller fumer un cigare dehors. Que faire maintenant ? Monter à sa chambre y lire l’un de ses petits romans grivois, ou déambuler encore jusqu’à l’estaminet de Fietje, où il était toujours sûr de trouver de la société ? Généralement, il choisissait cette dernière alternative. Il passait un pardessus et, par la rue tranquille et sombre, où luisait à peine, de loin en loin, un maigre lumignon, il retournait à La Pomme d’Or.

 

Il y trouvait les habitués attablés à boire de grandes chopes de bière en plaisantant avec Fietje. Il se mêlait à leur compagnie, vidait comme eux des chopes, fumait des pipes en écoutant les potins du village. A dix heures il se levait, la tête fumeuse et lourde, pour rentrer à la maison. Le village semblait complètement abandonné et ses pas sonnaient creux entre les murs de silence. L’eau noire du canal glougloutait sous le pont de bois. Parfois, un bruit de sabots venait à sa rencontre et il échangeait en passant un bonsoir avec quelqu’un qu’il ne distinguait qu’à moitié et ne reconnaissait pas. Les maisons dormaient derrière les volets clos. Seul, un cabaret, par ci par là, mettait les rectangles clairs de ses fenêtres dans tout ce noir. Comme il n’avait pas la clef de la maison – M. de Beule s’y opposait inflexiblement, – il lui fallait sonner. La sonnette tintait presque comme une sonnerie d’alarme dans le silence. Sefietje venait ouvrir. Avec sa mine soucieuse, elle avait l’air de trouver qu’il rentrait bien tard.

 

– Papa et maman sont déjà couchés ? demandait-il à mi-voix.

 

– Mais oui ; depuis longtemps, répondait Sefietje d’un ton de reproche.

 

Elle poussait le verrou, il lui disait bonne nuit et montait l’escalier sans faire de bruit.

 

Dans sa chambre, une petite lampe brûlait sur la table de nuit. Il se déshabillait à la hâte, négligemment, et se mettait au lit. Parfois, il lisait encore quelques pages d’un de ses ineptes petits romans. Les soirs où il se sentait trop fatigué, il éteignait la lumière en se couchant.

 

D’habitude il dormait bien, d’un sommeil profond et lourd ; mais il lui arrivait aussi de rester éveillé pendant des heures. C’était souvent par des nuits d’hiver et de tempête, lorsque la pluie giclait contre les vitres et que le vent ululait autour de la maison. Les cimes dépouillées des arbres geignaient alors si lamentablement et la vieille sonnette de la porte, secouée dans sa gaine rouillée, gémissait comme un être qu’on torture. Durant ces insomnies il sentait avec plus d’acuité sa grande solitude et le désenchantement de sa vie. En se retournant sans cesse dans son lit il songeait à son existence passée, à ses années de collège et ses camarades de jadis, qui chacun avait suivi une voie différente, et qu’il avait tous perdus de vue. Et pour lui à quoi tout cela aboutirait-il ? Que lui réservait l’avenir ? Persisterait-il durant des années dans ses relations secrètes, ses relations coupables avec cette jolie fille, ou s’attacherait-il pour tout de bon à Joséphine Dufour ?

 

Lutte quotidienne, tourment quotidien. Il ne savait pas ; il n’avait pas l’énergie de prendre une décision irrévocable. Toute sa vie était à vau-l’eau, désemparée. Quitter la pauvre Sidonie lui semblait d’une si froide dureté ; et il lui paraissait tout aussi navrant de s’attacher à elle pour jamais et de causer une peine infinie à ses parents, le jour où ils sauraient… Il s’endormait enfin, l’âme pleine de tristesse et de remords, avec les deux jeunes images devant ses yeux : Sidonie, qu’il étreignait avec un émoi passionné ; et Joséphine, qui parlait moins à ses sens, mais ranimerait en lui un sentiment bien affaibli, celui de sa dignité et de son amour-propre. Il les aimait toutes deux ; et en chacune d’elles il aimait surtout ce qu’il ne trouvait pas chez l’autre.


Inconnu(e)

VII


Telle, sa vie, au fil prévu et monotone des jours ; mais il venait aussi d’autres moments, d’autres occupations et c’était alors, pour les ouvriers comme pour les patrons, une période de bonnes vacances et d’animation joyeuse.

 

A part son usine, M. de Beule possédait des terres de culture et des herbages ; et l’été, pendant la morte-saison, les ouvriers de la fabrique s’en allaient travailler aux champs.

 

Chaque année, vers la fin de juin, les villageois n’entendaient plus le tintamarre habituel des pilons dans l’usine. C’était la saison des foins ; Ollewaert, Léo et Free, qui étaient de rudes faucheurs, partaient de grand matin, la faux sur l’épaule, bientôt suivis de presque tous les autres, hommes et femmes ensemble, pour retourner au soleil l’herbe fauchée et la mettre en tas vers le soir. Seul, Bruun, le chauffeur, et son fils Miel restaient à la fabrique, avec Pee, le meunier, pour tout nettoyer.

 

Délicieuses escapades ! Ils emportaient de quoi manger et boire, et l’admirable journée d’été s’ouvrait toute devant eux comme une longue fête de liberté et de bonheur. Les premiers jours, les « huiliers », avec leurs vêtements luisants et gras, détonaient bien un peu dans toute cette verdure et cette fraîcheur ; mais peu à peu ils séchaient, comme l’herbe même, leurs visages se bronzaient, et on eût dit qu’ils n’avaient jamais respiré un autre air que celui de la pleine nature, au grand soleil radieux.

 

Ils arrangeaient la besogne à leur gré. Dans le matin vaporeux les alouettes quittaient l’herbe haute, humide de rosée, et s’envolaient en grisollant sur leurs ailes frémissantes en plein azur pâle. Vivifiante était la fraîcheur lorsque Ollewaert, Léo et Free aiguisaient leurs faux, qui semblaient aussi chanter ; puis, dans un mouvement ample et rythmé, ils avançaient lentement à travers la vaste prairie, laissant l’herbe couchée en longues traînées derrière eux. D’autres moissonneurs étaient partout au travail ; de tous côtés on voyait leurs silhouettes se balancer, très hautes aux premiers plans, plus petites à mesure qu’elles s’éloignaient, jusqu’à devenir dans le lointain ces petits bonshommes pas plus grands que des criquets ; et l’air était rempli à l’infini du chant de l’acier, qui dévorait la verte plaine en une sorte de volupté inassouvie.

 

Vers neuf heures, avec la chaleur qui montait, apparaissaient les autres ouvriers et les femmes, tous armés de longues fourches fines et de grands râteaux de bois qu’ils portaient à la main ou sur l’épaule. Les femmes avaient de grands chapeaux de paille, qui leur abritaient le visage et la nuque ; les hommes, en bras de chemise, étaient vêtus d’amples pantalons de toile bleue ou grise. Tous allaient nu-pieds dans leurs sabots. Ils descendaient dans la prairie par une berge plantée de peupliers aux feuilles chuchoteuses ; et tout de suite ils se mettaient à retourner l’herbe avec leurs fourches.

 

Les alouettes chantaient, le soleil dardait et du foin coupé émanaient des odeurs aromatiques et délicieuses. « On croirait parfois, disait Léo, avoir un goût de sucre et de miel sur les lèvres » ; ce qui faisait rire les autres, d’un rire extravagant. Léo était toujours d’une humeur folle au temps des foins. L’air des champs le grisait, disait-il. Il multipliait cabrioles et tours de force, et, pour la plus insignifiante question, il lançait un de ses « Ooooo… uuuu… iiiii… » prolongé et mugissant, qui faisait lever la tête aux moissonneurs abasourdis jusqu’au fond de la plaine.

 

Par delà, cette mer débordante d’activité, de joie et de verdure, apparaissait le village avec ses toits rouges groupés autour de l’église blanche, dont le cadran sur la tour indiquait l’heure en un rayonnement d’or. Un peu plus loin, on apercevait les frondaisons touffues du beau jardin de M. de Beule, d’où émergeait la cheminée de la fabrique, comme un long cierge sale qui désignait le ciel. Et cette cheminée, cette fabrique, vus ainsi dans le lointain, ils s’en moquaient, comme s’ils étaient à jamais délivrés maintenant de l’antre noir et enfumé, où ils avaient passé tant de belles années de leur vie, dans l’assourdissant fracas et le rebondissement des pilons. Ils blaguaient surtout ceux qui y devaient rester : Bruun, le chauffeur, qui n’avait désormais plus rien à épier, plus à courir après « La Blanche » ; Miel, cette « espèce de veau ! » plus stupide que jamais, sans doute ; et Pee, le meunier, ce rat de farine, qui, toute l’année poudré de blanc, devait être à cette heure tout noir ou gris, pour sûr, à force de balayer la suie et la poussière des planchers et des solives.

 

Ils riaient, badinaient et tout leur être délivré s’imprégnait de santé et de bonheur. A l’autre bout des prairies serpentait doucement la belle rivière ; et, sans apercevoir les bateaux, ils voyaient passer des voiles, qui semblaient glisser sur du gazon. Ils y apercevaient aussi le solennel château, avec ses quatre tourelles grises en relief précis sur les fonds sombres du parc. Et jusqu’à la vue du château qui les faisait rire, parce que Ollewaert disait qu’eux aussi passaient en ce moment la belle saison à la campagne, comme les gens riches, et que monsieur le baron et madame son épouse attendaient leur visite là-bas, pour prendre un verre de porto.

 

Oui, Ollewaert l’affirmait au milieu d’une explosion de rires : la baronne lui avait envoyé par la poste une invitation pour eux tous ; et il se pourrait fort bien qu’elle les retînt à déjeuner. Dommage que Guustje, le charretier, n’était pas avec eux, car pour sûr on servirait du poulet froid et de la salade.

 

« Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » jubilait Feelken ; et Léo lâcha un « Ooooo… uuuu… iiii… » qui fit s’envoler les corbeaux de sur les peupliers.

 

A dix heures, ils prenaient quelques instants de repos, tout de leur long étendus sur la berge, à l’ombre des feuillages murmurants. C’était l’heure de la goutte matinale. La bouteille restait à rafraîchir dans l’eau d’un fossé et, à défaut du porto de madame la baronne, c’était richement bon tout de même.

 

– Hoooo… ! quelle douceur ! disait Ollewaert en se pourléchant les lèvres.

 

Et Free, comme un écho :

 

– Un baume ! Ça me descend jusqu’aux hanches !

 

– Vrai, Free, jusqu’aux hanches ? riaient les autres.

 

– Jusqu’aux hanches ! répétait Free en extase. Tiens, je le sens ici qui coule, à droite et à gauche.

 

Ils ne se pressaient pas de reprendre le travail ; ils restaient là, étendus et pâmés, sans crainte que M. de Beule ou M. Triphon ne vînt brusquement les surprendre. D’ailleurs, cela n’avait pas d’importance ; l’herbe séchait tout de même au bon soleil. Ils le voyaient, pour ainsi dire, dans le frémissement des rayons, accomplir leur travail ; et cette vue, ils en jouissaient sans éprouver la moindre fatigue. De même toute la richesse et toute la beauté qui les environnait, la luxuriance des récoltes, l’admirable ciel bleu sans nuage, le chant harmonieux et infini des alouettes, qu’ils goûtaient instinctivement.

 

– Voilà comment devrait toujours être la vie ! disait Pierken. Et il en serait certainement ainsi, affirmait-il, si les biens de la terre étaient plus équitablement partagés ; si chacun remplissait sa tâche utile au monde et n’obtenait pas plus en retour qu’il ne méritait réellement.

 

– Bon ! le voilà encore avec son socialisme ! protestaient les autres, mécontents.

 

– Ce n’est peut-être pas vrai, ce que je dis ! ripostait Pierken vertement. Pourquoi sommes-nous ici à travailler aux foins et pourquoi M. de Beule et le baron n’y travaillent-ils pas ? Ne serait-il pas juste qu’ils fauchent leur part, tout comme Free ou Ollewaert ? Et serait-ce donc trop demander que cette poseuse de baronne et sa dinde de fille aident à retourner l’herbe, comme font Lotje et Victorine et les autres ?

 

Bruyamment, les ouvriers riaient. Cette vision du gros M. de Beule et du baron avec ses jambes raides fauchant le pré, surtout de la baronne et de sa fille maniant le râteau et la fourche, était si bouffonne qu’ils en riaient à se rouler dans le foin. « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » hurlait Feelken comme un possédé ; et tous prétendaient que Pierken avait perdu la boule et qu’il était mûr pour Bruges, la ville aux fous. Seule, Victorine était tout oreilles pour l’écouter, les yeux brillants, les lèvres humides.

 

– Non, décidément… pas moyen de parler avec des gens comme vous ! s’écriait Pierken impatienté. Vous êtes nés pour le servage et vous mourrez en servage. Adieu !

 

Et il partait. Des huées accompagnaient sa retraite ; de l’avis unanime un deuxième petit verre vaudrait mieux que toutes ces idioties.

 

Généralement, pendant qu’ils étaient au repos sous les arbres, apparaissait là-bas M. Triphon. De loin on le reconnaissait à Kaboul, qui comme toujours, le précédait, et on se mettait à ricaner en échangeant des clins d’œil.

 

Pas de chance pour M. Triphon, l’époque de la fenaison ! Aucun espoir de pincer dans les coins la jolie Sidonie. L’équipe restait toujours groupée et il était absolument impossible de s’isoler à deux, ne fût-ce qu’une minute. On vous aurait vu ; c’eût été un scandale. La tête congestionnée de M. Triphon éclatait de loin comme une pivoine au soleil ; et nul ne comprenait l’objet de sa venue, puisque le travail se faisait de lui-même et ne pouvait marcher autrement qu’il n’allait.

 

Aussi, ne fallait-il pas dix minutes à M. Triphon pour vérifier la besogne ; ensuite il s’amusait à exciter Kaboul pour qu’il déterrât les taupes, généralement introuvables, ou happât des grenouilles, qu’il n’approchait qu’avec répugnance et qui d’ailleurs l’évitaient en plongeant à son nez dans les fossés. En somme, il rôdait sans but à travers la prairie, en reluquant Sidonie, qui, au soleil des champs, était encore plus belle infiniment que dans la noire fabrique : une admirable fleur chaude de santé, aux joues vermeilles, aux splendides yeux clairs, éclatants de jeunesse et de bonheur. Elle portait une légère blouse bleu pâle ou mauve, qui dessinait, caressait délicieusement les formes de sa gorge. Et M. Triphon se consumait de passion ardente ; il s’amoncelait en lui des réserves d’amour, qui lui noyaient les yeux et enflaient sa grosse tête.

 

Après le repas de midi, les faneurs faisaient une longue sieste. Allongé sur la berge à l’ombre des peupliers, on assistait au jeu du feuillage brillant sur le ciel bleu, on entendait le chant adouci des oiseaux, on sentait la brise vous rafraîchir les tempes. On fermait les yeux, on s’endormait ou faisait semblant de dormir ; et parfois les hommes chatouillaient avec des brins d’herbe les jambes nues des filles. Alors, elles se réveillaient en sursaut, pour en rire ou se fâcher, selon leur humeur. Les hommes, eux, riaient toujours, s’amusaient follement. A deux heures on reprenait le travail ; et on en avait alors jusqu’à ce que le soleil s’inclinât vers l’occident, avec une demi-heure de pause pour la collation.

 

L’heure du soir était l’instant le plus délicieux de toute la journée.

 

Le soleil ne dardait plus ; rouge, il pendait sur l’horizon, dans une apothéose de miraculeuses couleurs. On eût dit d’énormes châteaux-forts qui brûlaient et fumaient ; de grands lacs d’or et des rivages d’améthyste ; et de longues plaines verdâtres dans le ciel, comme le reflet infini de toute la splendide verdure luxuriante de la terre. Les oiseaux s’appelaient à haute voix dans un frémissement qui annonçait l’heure du coucher ; partout, dans la vaste étendue des herbages, les faneurs s’occupaient à ramasser le foin en meules minuscules pour la nuit. Tout était mouvement et couleur et la campagne entière fleurait les capiteux arômes. On pensait à des campements d’Indiens dressés à la hâte, des villages de chaume poussant à même le sol, comme des champignons. Ils prenaient des tons d’un gris verdâtre, à l’orient ; et vers l’ouest, ils s’ourlaient d’or et de feu. Une buée transparente rampait à ras du sol et les mares s’enveloppaient de rêve. La tour blanche de l’église avait une large bande orange, pareille à une écharpe diagonale, et le château tout entier rougeoyait, avec ses toits et ses tourelles, sur l’écran sombre de son parc. Ça et là on entassait du foin sur des chariots ; et ils s’en allaient avec leur charge énorme, pareils à des greniers roulants, tirés par des chevaux qui, de loin, semblaient petits comme des jouets d’enfants. Les petits vachers avec leurs bêtes revenaient en chantant du pacage ; elles laissaient au passage une odeur de musc derrière elles. Tout était enfin râtelé et mis en meules ; et par le chemin de terre, d’où s’élevait sous leurs pas une poussière d’or, les moissonneurs et les faneurs de M. de Beule à leur tour revenaient au village. Les faucheurs portaient leurs faux étincelantes comme des symboles ; les faneurs et les faneuses dardaient leurs fourches, qui ressemblaient à des lances. Ils avaient le visage basané, haut en couleur et ils devisaient joyeusement. Parfois les jeunes filles cueillaient dans les blés un coquelicot ou un bleuet qu’elles mettaient à la bouche et gardaient entre les dents. Souvent, tous en chœur, on fredonnait une chanson.

 

L’air du soir devenait léger, limpide et diaphane, comme immatériel.

 

Les tons de feu se mouraient à l’horizon et les teintes verdâtres s’accentuaient au zénith, suggérant des pâturages immenses, que les premières étoiles piquaient de fleurs miraculeuses. Les oiseaux se taisaient. Seules, les hirondelles se poursuivaient encore avec des cris aigus, où perçait comme une joie délirante.

 

La journée avait été délicieuse et le lendemain on recommencerait….

Inconnu(e)

Deuxième partie


Inconnu(e)

I


Ce fut au cours de cet été-là que les campagnes, à l’abri jusque-là du trouble et du mécontentement, furent gagnées par la fermentation qui depuis longtemps travaillait les grandes villes.

 

Des grèves très sérieuses avaient éclaté dans plusieurs grands centres industriels ; on avait vu des cortèges inquiétants, où des milliers de chômeurs exhibaient des drapeaux rouges et des pancartes portant cette menace : « Du pain ou la mort !… Du pain ou la mort !… » Les mots terribles et vengeurs retentissaient partout comme un cri de guerre et des combats furieux s’étaient livrés dans les rues, où la police et la troupe n’avaient pas toujours eu le dessus. On avait ramassé des morts ; de nombreux blessés se tenaient cachés. Après quelques jours d’angoisse l’agitation s’était calmée, mais l’avenir demeurait sombre, gros de menaces et de funeste augure aux approches de l’hiver.

 

Pierken suivait dans son petit journal ces événements palpitants et ne se laissait pas d’en faire part à ses camarades de la fabrique.

 

N’étaient-ils pas à plaindre, eux aussi ? N’avaient-ils pas des droits à faire valoir, eux aussi, des droits à un sort meilleur, comme leurs camarades des grandes villes ? Pierken en était convaincu ; l’heure avait sonné, selon lui, de s’en ouvrir à leur patron.

 

Mais comment s’y prendre et que lui demander ? Pierken hésitait, et les autres ouvriers n’étaient pas en état de l’aider de leurs conseils.

 

Tous, certes, avaient le sentiment obscur d’une injustice sociale que leur classe subissait depuis des siècles ; mais comment exprimer, traduire cela dans le fait ? Qu’allaient-ils demander, ou exiger, pour améliorer leur triste sort ? Et qu’allait dire M. de Beule ?

 

Qu’allaient-ils faire, si M. de Beule, comme il fallait sûrement s’y attendre, répondait par un refus catégorique et indigné ?

 

Ils ne savaient… Le problème leur apparaissait trop dangereux, trop compliqué, au-dessus de leurs forces. Un appui leur manquait. D’instinct, ils le sentaient : il leur manquait une centrale, un groupement puissant, une solide organisation, comme il en existait dans les grandes villes industrielles. Affronter la lutte ainsi, c’était d’avance la défaite ; ils entendaient déjà la voix impérieuse et méprisante de M. de Beule leur jeter : « Vraiment, vous n’êtes pas contents, mes gaillards ; vous exigez un meilleur salaire ! Eh bien ! allez le chercher ailleurs. Ce n’est pas moi qui vous retiens ; j’en prendrai d’autres à votre place ! » Voilà ce que répondrait M. de Beule ; et malheureusement, l’événement lui donnerait raison. Parmi la population ouvrière du village, pauvre et asservie, il trouverait d’autres victimes qui, pour un salaire de famine, viendraient occuper la place qu’eux auraient désertée.

 

– Ce serait Fikandouss-Fikandouss, dit Feelken.

 

Léo fit entendre un « Oooo… uuuu… iiii » pessimiste, et les autres haussèrent les épaules avec un sourire désenchanté, comme devant une chimère totalement irréalisable.

 

– Pour moi, la seule chose que je demande, c’est quatre gouttes par jour au lieu de deux, dit Ollewaert.

 

– Bravo, et moi aussi ! dit Berzeel.

 

– Et moi donc ! répéta Free comme un écho, les yeux brillants.

 

– Comment pouvez-vous !… s’écria Pierken indigné.

 

Une aussi pitoyable conception de leurs droits le navrait profondément.

 

Il désespérait de jamais rien obtenir d’eux, lorsqu’un beau matin, son petit quotidien vint lui apporter consolation et réconfort, en publiant un article dont la lecture réveilla tous ses espoirs déçus et le transporta de joie.

 

Dans son journal, on imprimait en première page qu’on allait s’occuper aussi du prolétaire des campagnes, le soustraire, avec l’ouvrier des villes, à l’exploitation scandaleuse de ses tyrans séculaires. Un article pathétique, signé « Paysan », dépeignait sous des couleurs sombres et douloureuses les survivances presque moyenâgeuses que l’on retrouvait partout chez les ruraux et réclamait d’urgence, avec énergie, un changement radical. L’article était sérieux, avec quelques erreurs, par-ci par-là, comme il arrive d’ordinaire aux gens de la ville traitant des choses paysannes ; mais dans son ensemble il faisait une impression très forte. Il retentit profondément, comme un long cri de détresse, dans l’âme des ouvriers, pendant que Pierken leur en faisait à haute voix la lecture. Oui, telle était bien leur misérable existence. Tout pour les riches, qui ne produisaient rien ; rien, ou quasiment rien pour les pauvres, qui accomplissaient du matin au soir, tous les jours, tout au long de leur existence, une besogne d’esclaves. Une grande tristesse silencieuse s’emparait d’eux. Dans ces mots qui vous empoignaient, cet homme, ce « Paysan » avait mis là ce qu’ils sentaient depuis toujours, sans pouvoir l’exprimer. Feelken n’avait plus aucune envie de traiter la chose en farce, avec son habituel « Fikandouss-Fikandouss », et Léo ne songeait pas en ce moment à pousser son effarant « Oooo… uuu… iii… ». Et l’émotion avait gagné les femmes : Natse pleurait, Lotje levait les bras au ciel et Mietje Compostello elle même semblait douter que le Petit Homme de Là-Haut eût arrangé les choses telles qu’elles se passaient sur terre. « La Blanche », Sidonie et Victorine étaient les moins bouleversées. Elles ne sentaient pas aussi vivement l’injustice séculaire. Elles étaient trop jeunes. La jolie Sidonie avait le regard perdu devant elle, comme si elle songeait à autre chose, et Victorine, de ses lèvres humides, buvait les paroles de Pierken ; elle l’admirait sans pénétrer le sens des mots, bercée par le talent du lecteur. L’article se terminait par une longue liste des villages où les socialistes de la ville se proposaient d’organiser des réunions ; et sur cette liste le leur figurait.

 

– J’y serai, à cette réunion, et j’espère que vous, vous y viendrez aussi ! dit Pierken avec une hardiesse presque provocante.

 

Il y eut un flottement.

 

– Le patron nous fera valser, si on y va, insinua Ollewaert.

 

– N’importe ; ça ne m’empêchera pas d’y aller, affirma Pierken.

 

– Ni moi non plus ! clama tout à coup Fikandouss-Fikandouss, au milieu de l’étonnement des copains.

 

Éclat de rire général et bref. Qu’avait-il donc, ce loustic de Fikandouss-Fikandouss, à prendre brusquement une décision pareille ! Mais Fikandouss, lui, ne riait nullement. Il ne plaisantait pas, il était tout à coup devenu très sérieux, très grave, sourcils froncés, lèvres pincées. Il répéta avec énergie qu’il irait… qu’il irait… et devant la remarque ironique de Léo que ce serait alors pour lui « Fikandouss-Fikandouss », il ne broncha pas ; sans un mot, il regarda son camarade, les yeux fixes, presque durs.

 

D’ailleurs, Léo y viendrait, lui aussi. Il en prit la résolution à brûle-pourpoint, d’un ton calme et ferme ; Free, par contre, ne savait trop ce qu’il ferait. Il voulait d’abord en parler à sa femme. Poeteken hésitait de même. Lui, c’était sa mère qu’il lui fallait consulter.

 

Quant à Berzeel, il hochait la tête ; pas besoin de s’emballer, tout cela n’en valait pas la peine. Du reste, il lui serait bien difficile d’y venir, vu qu’il passait tous ses dimanches à son village.

 

Les autres ricanaient. Oui, on les connaissait, ces expéditions de Berzeel, au bout de chaque semaine. Il y avait encore été, samedi dernier, et n’avait reparu à la fabrique que le mardi matin, méconnaissable, le visage boursouflé, tuméfié, témoignage de l’alcool lampé et des gnons reçus. Il en portait encore la marque au-dessus de l’arcade sourcilière, comme une grosse chenille noire de sang coagulé.

 

Méprisant, Pierken haussa les épaules : avec son ivrogne de frère, il n’y aurait jamais rien à entreprendre. Il se tourna vers Bruun, le chauffeur, et son fils Miel, ainsi que vers Siesken, et demanda :

 

– Et vous autres, vous irez ?

 

– Non… non… je n’irai pas, et Miel non plus ! répondit Bruun d’un ton haineux et agressif.

 

Et il donna ses motifs :

 

– Je n’ai pas envie de valser pour le plaisir d’entendre débiter des blagues.

 

Miel ne dit rien ; il n’osait pas contredire son père, et ne semblait du reste pas bien comprendre ce qu’on attendait de lui. De ses petits yeux idiots il regardait Pierken et hochait la tête. Pierken n’insista pas et se tourna vers Siesken et Pee, le meunier.

 

Siesken le prit sur un ton de bonne plaisanterie.

 

– Est-ce qu’on nous paiera la goutte au moins, à ce fameux meeting ? demanda-t-il, avec un sourire béat sur sa face poupine.

 

– Les socialistes sont ennemis de l’alcool, répondit Pierken d’un air grave.

 

Pee ne savait trop s’il irait. Il en avait bien envie ; mais, comme Bruun, il craignait la colère de M. de Beule. Il se tenait droit et raide comme un bonhomme de neige sous la couche de farine qui le couvrait des pieds à la tête ; et, de ses lèvres rasées coulait un filet de salive brune sur son menton plâtreux. Il retourna sa chique d’un tour de langue et cracha au loin. Pierken comprit qu’on ne pouvait compter sur lui. Présents, les deux charretiers vinrent se mêler aux passionnants colloques. Pol, tête baissée et bajoues gonflées, comme une brute sombre, écoutait sans rien dire. Il était ivre-mort, avec des yeux aqueux et presque vides. Il fit un grand geste en écartant les bras et s’en alla sans avoir proféré un son. Sans doute, sa langue était figée. Guustje, au contraire, ne prit pas la chose au sérieux et se mit à rire.

 

– On ferait mieux de nous donner à chacun un poulet froid avec de la salade, dit-il.

 

Et il partit en se tordant, joyeux comme toujours de cette plaisanterie inlassablement servie.

 

Justin-la-Craque et son aide Komèl parurent à leur tour. Ils étaient déjà au courant de l’événement : tout le village, prétendait Justin, était en effervescence. La réunion devait avoir lieu dans quinze jours au Shako Rapiécé, un cabaret fort mal famé, où se rencontraient d’habitude les escarpes et les braconniers des environs. Le curé parlerait en chaire pour dissuader les gens d’y aller et le bourgmestre interdirait le meeting. Les socialistes chanteraient des chansons obscènes et diraient des gros mots. A coup sûr, on s’y battrait. Justin était extrêmement animé par ses mensonges et assez fortement éméché.

 

Il grinçait des dents et sacrait en syllabes vagues et sourdes. Komèl, derrière son dos, ricanait en silence, et son gros nez rouge bougeait dans son visage de suie comme un bec de dindon amusé.


Inconnu(e)

II


Justin-la-Craque l’avait annoncé un peu prématurément ; mais, en effet, à mesure que le jour du meeting approchait, le village entra en effervescence.

 

Un dimanche, à la sortie de la grand’messe, on vit tout à coup trois étrangers, au beau milieu de la place communale, qui distribuaient autour d’eux des prospectus rouges ; beaucoup de gens les prenaient et s’en allaient lire à l’écart ce que portait l’imprimé. D’autres détournaient la tête d’un air de dégoût et de colère. On y lisait qu’une grande réunion populaire était organisée pour le dimanche suivant, à trois heures, non pas, comme l’avait prétendu Justin-la-Craque, dans ce sale caboulot du Shako Rapiécé, mais dans la grande salle de La Belle Promenade, un estaminet tout à fait convenable, situé au bout du village, avec vue sur la campagne. Toute la population était invitée à y assister. Le meeting serait contradictoire ; on pourrait poser des questions et, le cas échéant, soutenir, si l’on voulait, des opinions opposées, auxquelles l’orateur socialiste se chargerait de répondre.

 

Le village tout entier en était ébranlé. On voyait partout le papier rouge aux mains des gens, et il en traînait beaucoup par terre, comme si le pavé eût été jonché de fleurs écarlates. Mais, tout au commencement de l’après-midi, M. le vicaire allait de porte en porte, inquiet comme un chien de chasse, et, vers le soir, on n’apercevait plus nulle part le moindre chiffon rouge. Le bruit se répandait que, le dimanche suivant, M. le curé prêcherait en chaire contre cette réunion impie, et que M. le baron, qui était bourgmestre de la commune, l’interdirait au nom de la loi. La frousse gagnait les bonnes gens, qui ne parlaient plus des papiers rouges qu’en baissant la voix. Il y avait des mouchards dans tous les cabarets, qui écoutaient les conversations. On se racontait que le patron de La Belle Promenade recevrait dans le courant de la semaine la visite de l’huissier, qui lui signifierait congé dans le plus bref délai.

 

Le lendemain matin, à la fabrique, l’émotion était vive. Pierken avait parlé la veille, sur la place publique, avec les trois étrangers ; il ne tarissait pas d’éloges sur leur intelligence, leur connaissance approfondie des questions sociales, leur foi vibrante en un avenir meilleur et proche. Les camarades en étaient tout remués ; devant eux s’ouvraient des horizons inconnus, le bonheur. A huit heures, pour le casse-croûte, ils s’assirent tous, hommes et femmes, en rang d’oignons contre le mur de la cour dans le tiède soleil d’automne, à écouter tout ce que leur racontait Pierken inlassablement. Les visages étaient sérieux et graves ; la vieille Natse, vaincue par l’émotion, pleurait.

 

Mietje Compostello se sentait de plus en plus ébranlée dans son antique conviction que le monde était ce qu’il devait être ; et les jeunes filles écoutaient immobiles, les yeux brillants et fixes. La plupart d’entre eux pourtant ne savaient pas encore s’ils assisteraient à la réunion.

 

Ils brûlaient d’y aller ; mais que dirait M. de Beule ?

 

Ce qu’en dirait M. de Beule, on pouvait déjà s’en douter, rien qu’à voir Sefietje paraître vers dix heures, comme d’habitude, avec la bouteille de genièvre. Sefietje avait un air renfrogné, comme si elle eût souffert d’une grave et obscure injustice, et lorsque les ouvriers lui en demandèrent le motif, elle répondit, l’air énigmatique et de mauvais augure, qu’ils ne tarderaient pas à l’apprendre et que ce ne serait pas drôle. Et, en effet, dès que M. de Beule, toujours précédé de Muche, parut dans la fabrique, on vit bien que ça clochait. Il avait le visage cramoisi, boursouflé ; pour un rien, un tout petit accroc à l’un des pilons, il se mit soudain à « partir » comme un sauvage, en hurlant dans le vacarme qu’il en avait assez, flanquerait tout le monde à la porte et fermerait la boîte, si ça ne changeait pas. C’était lundi matin ; naturellement Berzeel n’était pas à son poste. Sitôt que M. de Beule s’en fût aperçu, il s’emporta contre Pierken, en criant dans le tonnerre des pilons qu’il chassait son frère et que Pierken devait incontinent le lui faire savoir.

 

– Faut-il que je laisse l’ouvrage pour aller le lui dire ? demanda Pierken froidement.

 

– Mais non, feignant que vous êtes ! vociféra M. de Beule hors de lui.

 

– Comment voulez-vous que je fasse alors, Monsieur ? répliqua Pierken avec une calme logique.

 

– J’en ai assez ! répéta M. de Beule, esquivant une réponse précise.

 

Et, Muche en tête, il quitta, congestionné de fureur, la « fosse aux huiliers » pour se diriger vers la « fosse aux femmes », et on l’entendit bientôt, là aussi, « partir » avec fracas.

 

La journée s’écoula dans une impression d’accablement morose.

 

Contrairement à son habitude, M. Triphon ne parut point à la fabrique, accompagné de Kaboul ; pour son fils aussi, vraisemblablement, le patron était « parti », en conclurent les ouvriers. Lorsque Sefietje vint, vers six heures, apporter la traditionnelle goutte du soir, ils remarquèrent qu’elle avait sûrement dû pleurer. Aux hommes elle ne dit rien, pas un mot ; mais aux femmes elle confia que M. de Beule était fermement résolu à renvoyer de la fabrique quiconque, homme ou femme, aurait l’audace d’assister à la réunion socialiste du dimanche suivant.


Inconnu(e)

III


Ce jour-là, vers l’heure fixée, un calme étonnant régnait aux alentours de La Belle Promenade. Le village d’ailleurs n’avait jamais paru plus tranquille. C’était une très belle journée d’automne, avec de l’or dans les feuillages et des vapeurs bleuâtres dans les lointains ; l’air immobile tamisait un soleil dont la bonne chaleur en sourdine vous mitonnait doucement les mains et les joues. Les choses avaient l’air de s’assoupir.

 

Sous ses trois vieux tilleuls jaunissants, la porte de La Belle Promenade était large ouverte, comme une invite cordiale à entrer. Il n’y avait encore personne dans la vaste salle de l’estaminet. Seuls le patron, fort gaillard à mine fleurie, et sa grosse femme étaient occupés derrière le comptoir à rincer des verres et les essuyer avec un torchon à carreaux blancs et rouges. La vieille horloge flamande, dans son coin obscur, marquait trois heures moins dix. Le disque du balancier allait et venait avec son tic-tac régulier derrière la lucarne vitrée de la caisse, et l’on eût dit d’une vieille mégère efflanquée exhibant un trou dans son ventre, avec une obstination presque obscène. La porte du fond était également ouverte et dans la courette ensoleillée deux gamins jouaient aux billes.

 

Soudain, quatre hommes firent leur entrée ; au dehors, sous les tilleuls, une dizaine d’autres s’étaient arrêtés devant les fenêtres. Ce n’étaient pas des gens du village. Ils avaient l’air d’artisans endimanchés et leur pâleur dénotait des citadins. Le plus âgé des quatre qui venaient d’entrer, celui qui semblait être leur chef à tous, se tourna vers le patron et dit :

 

– Patron, nous voici.

 

– Bien, messieurs, asseyez-vous, répondit calmement le patron en continuant de nettoyer ses verres.

 

– Pourrions-nous avoir une table et quelques chaises ? demanda l’étranger.

 

– Vous pouvez avoir un verre de bière ou une goutte de genièvre comme tout le monde, dit le patron.

 

– Oui mais, vous nous reconnaissez bien, voyons ? Vous savez que nous venons ici pour parler ! se récria le chef, un peu étonné.

 

– Pas moyen, messieurs, riposta, sur un ton calme, mais ferme, le mastroquet.

 

– Pourquoi pas ! firent-ils tous les quatre, ébahis.

 

– Parce que je vous dis qu’il n’y a pas moyen, répéta le patron, légèrement irrité.

 

– Mais vous nous aviez promis votre salle !

 

– J’ai changé d’idée.

 

– C’est peut-être la visite de M. le curé ?… ricana le chef d’un air méprisant.

 

– Ça ne vous regarde pas, riposta l’homme d’un ton bref.

 

Il y eut un silence. Les quatre camarades se consultèrent à mi-voix. Le mastroquet et sa femme continuaient à rincer les verres, mais leurs gestes devenaient saccadés et presque colères. Au dehors, sur la petite place devant les tilleuls, montait un murmure de voix et, en se tournant vers les fenêtres, les quatre camarades virent qu’un petit attroupement de curieux s’était formé.

 

– Alors, vous refusez ? demanda une dernière fois le chef.

 

– Alors, je refuse ! répéta le patron d’un air insolent.

 

– Très bien. Le temps est beau ; nous ferons le meeting en plein air.

 

Et, d’un mouvement brusque, ils quittèrent l’estaminet.

 

Cependant, il y avait foule. On se demandait d’où tout ce monde était si brusquement sorti ; il couvrait tout l’espace libre devant La Belle Promenade. A part la douzaine de citadins qui accompagnaient le chef, c’étaient des gens de l’endroit et des hameaux avoisinants. Tous, ou presque tous, appartenaient à la classe populaire : artisans de village et ouvriers agricoles, avec par ci par là un petit métayer. A première vue il eût été difficile de dire si cette foule était hostile ou favorablement disposée. On y remarquait quelques figures déplaisantes : ces mêmes mouchards qu’on avait surpris, le dimanche précédent, à écouter les conversations dans les estaminets. Au premier rang, Pierken, avec Léo et Fikandouss-Fikandouss. Quelques femmes du peuple, tenant leurs enfants par la main ou sur les bras, restaient à distance, contre les maisons d’en face.

 

– Camarades !… prononça tout à coup le chef, d’une voix claire et forte. Mais aussitôt il s’interrompit, parce qu’un de ses amis lui apportait une chaise trouvée on ne sait où ; en souriant il l’enjamba et, dressé de toute sa hauteur au-dessus de la foule, il reprit :

 

– Camarades, comme l’annonçait notre convocation de dimanche dernier, nous avions l’intention de tenir notre réunion là, dans cet établissement ; mais le patron a eu la frousse. Sans doute il aura reçu la visite du curé ou du baron, qui lui aura interdit de nous prêter sa salle. Il nous a mis dehors. Mais qu’à cela ne tienne ; nous allons faire notre réunion ici même, en plein air, sous ces tilleuls et le beau ciel bleu. On y respire. Ça vaut mieux que l’atmosphère empestée d’une salle de caboulot. Et puis, c’est gratis.

 

Une vague de bonne humeur s’éleva parmi la foule bourdonnante et la fit osciller comme la houle sous un coup de vent. On entendit des murmures réprobateurs, sans qu’il fût possible de distinguer si le blâme visait l’acte du mastroquet ou les paroles de l’orateur. Sur bien des visages se lisait une attention religieuse et presque émue. Le tour jovial du tribun semblait plaire à beaucoup ; tandis que d’autres gardaient une mine hésitante ou renfrognée, dans l’attente inquiète de ce qui allait suivre. Un bref échange de mots violents et haineux éclata dans un groupe, mais fut aussitôt couvert par des chut péremptoires.

 

– Camarades, continua l’orateur, soudain grave, nous sommes venus vers vous pour vous parler de votre sort en ce monde, vous le dépeindre sous un jour crû, sans mentir, tel qu’il est et tel qu’il devrait être. Que vois-je ici autour de moi ? De pauvres gens, des ouvriers qui, du matin au soir, d’un bout de l’année à l’autre, doivent trimer comme des esclaves, afin de gagner une misérable croûte pour eux-mêmes et leur malheureuse famille ! Vous n’avez que des devoirs sur la terre ; vous ne possédez aucun droit. Ce n’est pas pour vous que vous travaillez, peinez et produisez ; c’est pour vos exploiteurs, ceux qui vivent sans rien faire et s’engraissent de votre dur labeur….

 

Le tribun s’animait, sa figure contractée devenait pâle et ses yeux luisaient d’un dur éclat derrière les verres de son pince-nez. Sa voix cassante scandait, martelait les mots et le mouvement de son bras droit, au poing fermé brandi vers le ciel, soulevait de côté sa jaquette et son gilet, en découvrant sa chemise, comme un liseré blanc, à la ceinture de son pantalon sans bretelles.

 

L’auditoire, tout yeux, tout oreilles, retenait son souffle. Visiblement, il les tenait déjà sous l’empire de son éloquence routinière. En voilà un qui osait dire les choses ; jamais ils n’avaient entendu rien de pareil dans leur village ! Par-ci par-là s’élevait bien, de temps en temps, une vague rumeur de protestation, mais tout de suite on imposait silence. Et d’ailleurs le tribun était entouré de ses camarades, qui veillaient sur lui comme une garde du corps indéfectible ; dans leurs visages pâles, les yeux ardents scrutaient la foule comme pour y suivre l’effet de ses paroles et, à la moindre menace, parer au danger.

 

Cette foule s’était encore accrue. A chaque instant de nouveaux visages s’y montraient, attirés par cette réunion en plein air, où tout le monde pouvait bien s’arrêter quelques minutes vraiment, sans se voir accusé plus tard d’y avoir participé délibérément. Cette affluence inespérée fouettait le tribun ; il s’échauffait au son de ses propres paroles, il redoublait d’éloquence et de violence, lorsque soudain un incident surgit qui l’arrêta tout net au beau milieu de son discours.

 

Un individu fendait la cohue, en traînant la quille, et titubant, le visage tuméfié, braillant d’une bouche pâteuse des choses incohérentes.

 

Bâton levé sur les spectateurs, il se frayait brutalement un passage ; et il répétait, avec un entêtement d’ivrogne, qu’il voulait aller à La Belle Promenade boire une goutte et que personne au monde n’avait le droit de l’en empêcher. C’était Berzeel ; et, quand on l’eut reconnu, un éclat de rire formidable secoua la foule. C’était Berzeel qui, au lieu de se saouler comme d’habitude dans son patelin, venait par hasard de descendre au village où il travaillait pendant la semaine et, par sa seule apparition, mettait tout en émoi. Agacé, ayant peine à maîtriser sa colère, le tribun se pencha sur sa chaise pour lui demander :

 

– Qu’est-ce que vous voulez, mon ami ?

 

Avant que Berzeel eût le temps de répondre, la foule se creusa, bousculée ; comme un tigre, Pierken sauta sur son frère et lui hurla en pleine face :

 

– Salaud ! Crapule ! Ivrogne ! Tu n’es pas honteux ! Veux-tu f…. le camp !

 

– Hein ! quoi ! rugit Berzeel, brandissant son bâton.

 

Et brusquement il l’abattit, de toute sa force, sur la nuque de Pierken.

 

La foule s’ameutait. Léo se précipita, saisit Berzeel à bras-le-corps, le maintint avec rage. L’orateur sur sa chaise vociférait, faisait des efforts désespérés pour rétablir le calme.

 

– C’est mon frère, monsieur, gémissait Pierken. J’ai honte de l’avouer.

 

– Pas de monsieur ; appelez-moi camarade, dit le tribun d’une voix mordante. Et lâchez cet homme, ordonna-t-il à Léo. Je me charge de lui faire entendre raison.

 

Léo dénoua son étreinte, et l’orateur, apostrophant l’ivrogne :

 

– Mon ami, ce n’est pas bien ce que vous avez fait là. Vous êtes sous l’influence de la boisson, ce fléau de la classe ouvrière en Flandre….

 

– J’ai pourtant bien le droit de boire une goutte, si je la paie ! riposta Berzeel d’un air provocant.

 

Une clameur s’éleva ; l’orateur agita les bras avec violence, réclamant le silence.

 

– Qu’on apporte une chaise pour cet homme ; il est fatigué ! cria-t-il.

 

De nouveau, des clameurs et des rires fusèrent ; une chaise fut apportée, passée de main en main au-dessus des têtes, vers Berzeel.

 

– Asseyez-vous là, dit le tribun.

 

– Si je veux bien ! bégaya Berzeel.

 

– Veuillez donc bien ! insista l’orateur impassible. Berzeel prit la chaise en maugréant, s’y laissa choir, et agitant son bâton vers l’estaminet, commanda :

 

– Patron, une goutte, nom de Dieu !

 

La foule ondoyait sous les rires, mais l’orateur, sans se laisser le moins du monde déconcerter, se planta devant Berzeel et reprit, d’un ton saccadé et le regard dur :

 

– Vous demandez du genièvre ! Bon ! Mais, avant qu’on vous l’apporte, vous entendrez de moi ce que c’est que le genièvre et quels sont ses effets pour ceux qui, comme vous, en font abus.

 

Il se dressa comme un champion à la lutte et, en une diatribe violente, il s’attaqua à l’alcool. Les phrases courtes tombaient en coups de massue ; et de ses poings fermés il en ponctuait la force, vibrant et menaçant, devant Berzeel affaissé comme une brute. Tout l’auditoire était subjugué, entraîné par sa rageuse éloquence, quand tout à coup parut le garde-champêtre du village qui, se faufilant vivement à travers les groupes et arrivé devant le tribun, jeta d’un ton de commandement :

 

– Halte-là ! Finissez !

 

L’orateur, en pleine tirade à effet, le bras droit frémissant, levé vers le ciel et la chemise blanche bouffant à la ceinture de sa culotte tombante, s’arrêta net, se pencha, dévisagea le garde-champêtre, et calmement lui demanda avec le plus grand sang-froid :

 

– Qu’est-ce que vous dites, mon ami ?

 

– Que je dis que vous devez cesser ! répéta le garde-champêtre d’un ton bref.

 

Une rumeur bourdonna dans la foule, contradictoire. Certains protestaient avec force ; d’autres, les mouchards, approuvaient en ricanant.

 

– Qui vous a donné cet ordre ? demanda, toujours très calme, l’orateur.

 

– Monsieur le baron…, le bourgmestre, répondit le garde, l’air haineux.

 

– Avez-vous cet ordre par écrit, mon ami ?

 

Visiblement, le garde-champêtre ne s’attendait pas à cette question.

 

Un moment il regarda l’orateur, bouche bée, sans trouver de réponse.

 

La foule se moquait, amusée ; les mouchards crachaient par terre de rage.

 

– Eh bien ! insista le tribun, qui sentait la majorité pour lui.

 

– Non, répondit enfin le garde. Mais ça ne fait rien ; Monsieur le baron l’a tout de même dit.

 

– Eh bien, conclut en souriant l’orateur, allez donc demander à monsieur le baron qu’il écrive sur un bout de papier ce qu’il vous a dit et apportez-moi ça. En attendant, nous continuerons….

 

Furieux et menaçant, le garde-champêtre s’empressa de déguerpir et dans la foule des applaudissements éclatèrent, mêlés à des huées. Pierken, Léo et Feelken battaient des mains furieusement. Berzeel, la canne brandie, réclama de nouveau une goutte, vociférant au milieu du vacarme.

 

Les mouchards louchaient, devenus verdâtres.

 

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! hurla Feelken débordant de joie.

 

Mais l’orateur, comme illuminé par son triomphe, réclama de nouveau le silence ; et, dans l’attention frémissante de tout l’auditoire, il continua :

 

– Mes amis, nous ne sommes pas gens à nous effaroucher pour si peu. Nous en voyons de toutes les couleurs à nos meetings. L’incident est clos. En attendant que le garde-champêtre revienne avec l’ordre du bourgmestre, je vais vous parler de vos droits méconnus depuis des siècles et, en premier lieu, du plus élémentaire de tous ces droits : celui du suffrage universel !

 

Tout de suite, il enfourcha son dada ; et, sans plus s’occuper de Berzeel et de l’alcoolisme, avec de grands efforts d’éloquence, il entreprit de faire entrer ses idées dans les cerveaux bouchés de son primitif auditoire. Ils ne comprenaient qu’à moitié ; ils ne saisissaient pas clairement l’importance capitale du mirage qu’il évoquait devant eux. Il s’en aperçut à la contraction pénible des visages et il s’empressa bien vite de quitter le terrain des spéculations abstraites pour poser devant eux des exemples concrets. Là, ils réagirent immédiatement. Ils avaient conscience de leur force, d’être la masse, et de ce qu’ils pourraient réaliser le jour où cette puissance, organisée et coordonnée, serait capable de traduire en faits accomplis ce qui n’était encore qu’une conscience obscure de leurs droits. Un roi, ça ne faisait qu’un homme ; des ministres, ce n’étaient que quelques-uns. Comme force réelle et intégrale, ils se réduisaient à néant en regard des masses profondes du peuple. Et, néanmoins, c’était leur volonté seule, la volonté de ces quelques-uns, qui prédominait et dictait les lois. Ici, dans ce village, il n’y avait qu’un bourgmestre et qu’un curé ; et c’était pourtant ce seul curé, qui avait défendu au patron de La Belle Promenade de céder sa salle pour la réunion ; c’était ce seul bourgmestre qui, tout à l’heure, enverrait son garde-champêtre avec un petit papier, pour interdire ce meeting même en plein air, – cet air qui était à tous et à personne, – alors que des centaines de gens ne demandaient pas mieux que de continuer à entendre l’orateur ! Était-ce bien, cela ? Était-ce juste ? Est-ce qu’une mesure aussi arbitraire pouvait contenter n’importe quel homme conscient de sa liberté, de sa dignité et de son droit ?

 

Un sourd murmure de mécontentement gronda, et dans un groupe il y eut une altercation brusque entre quelques ouvriers et des mouchards. Avec violence on s’empoigna ; et soudain des gifles claquèrent, ponctuées de coups de pieds assourdis, tandis que s’élevait une clameur sauvage.

 

Berzeel s’était redressé et faisait tournoyer son bâton ; l’orateur dut interrompre son discours et sa garde du corps se serra autour de lui.

 

Au même instant apparut au coin d’une maison un trio imposant : M. le baron-bourgmestre, accompagné de M. le curé et flanqué du garde-champêtre, qui agitait d’un air provocant un bout de papier.

 

– Cessez ! Cessez ! cria-t-il de loin.

 

Le rire cessa aussitôt, comme par enchantement ; il se fit un parfait silence et la garde du corps se serra encore plus étroitement autour du tribun qui, sans descendre de sa chaise, se tourna vers les autorités et demanda d’une voix blanche :

 

– Qu’y a-t-il pour votre service, messieurs ?

 

Le baron-bourgmestre s’avança de trois pas. Il marchait avec peine en tirant la jambe et s’appuyait sur une canne, grand et lourd, avec de grosses moustaches tombantes et des cheveux teints. Il semblait en proie à la plus vive indignation et ses lèvres tremblaient. Pointant sa canne vers le tribun il dit, d’une voix frémissante, en un flamand détestable :

 

– Je suis le bourgmestre et je vous défends de parler ici. Si vous continuez, je vous fais dresser procès-verbal par le garde-champêtre.

 

Le tribun souriait, très calme. Et la garde du corps souriait aussi, avec des yeux noirs dans des visages pâles. Ils regardaient fixement le trio, surtout le curé, avec ses yeux de fanatique et son teint bistré tournant au verdâtre.

 

– Monsieur le bourgmestre, est-ce que monsieur le curé aurait quelque chose à voir ici ? demanda brusquement l’orateur, en montrant du doigt l’ecclésiastique.

 

– Cela ne vous regarde pas, répondit le bourgmestre.

 

Le curé ne dit mot, mais ses yeux insolents jetaient des flammes. Un silence d’attente oppressait la foule.

 

– Je vous somme pour la dernière fois de cesser, répéta le bourgmestre.

 

– C’est superflu, monsieur le bourgmestre, je venais précisément de finir, nargua l’orateur.

 

Un large éclat de rire retentit, vite réprimé. Indignés, les mouchards grognèrent.

 

– Descendez de cette chaise ! ordonna le bourgmestre furieux.

 

Soudain, à cette injonction brutale, le tribun prit feu. Le rouge lui monta aux joues, ses yeux étincelèrent et il cria avec force, dévisageant les autorités avec un souverain mépris :

 

– Je descendrai de cette chaise lorsqu’il me plaira et non pas lorsqu’il vous plaira, monsieur le bourgmestre. Vous pouvez… peut-être… me défendre de parler. Quant à me faire descendre de cette chaise vous n’en avez aucun droit. Essayez, si vous l’osez, nom de Dieu !

 

Et il se campa, les bras croisés, tandis que sa garde s’avançait pour lui prêter main-forte.

 

Cela devenait sérieux. De la foule, qui s’agitait, partirent des cris divers. On vit Léo retrousser les manches de sa veste et l’on perçut la voix braillarde de Berzeel, qui lançait des invectives dans le vide. Le bourgmestre agita sa canne, comme s’il allait donner un ordre et le garde-champêtre avait tiré son bout de sabre. Les mouchards se faufilaient traîtreusement vers la chaise. La garde du corps, roide, muette et très pâle, ne bronchait pas. On entendit piailler un gosse auquel sa mère donnait la fessée. Les lèvres blanches du curé remuaient, comme s’il mâchait une chique.

 

– Pff ! C’est de la crapule, de l’infecte crapule ! s’écria tout à coup, avec un violent haussement d’épaules le bourgmestre. Je ne veux pas me salir les mains ; allons-nous-en, monsieur le curé.

 

Il tourna les talons et, d’un pas trébuchant, appuyé sur sa canne, il partit, accompagné du curé, lançant des regards furibonds, et suivi du garde-champêtre qui, de son petit sabre ridicule, couvrait la retraite.

 

– Voilà comment nous opérons dans nos meetings ! conclut le tribun triomphant, en sautant prestement de la chaise.

 

La foule lui fit une ovation bruyante. Seuls, les mouchards louchaient haineusement. Ils avaient l’air bouffis de venin. Alors, un homme traversa la cohue, marcha droit vers l’orateur, s’arrêta devant lui et se mit à chantonner d’une voix sourde et profonde :

 

– Oooooooooooo….

 

C’était Justin-la-Craque abominablement ivre, rauque et puant l’alcool, les yeux aqueux et comme enduits de gélatine, se raidissant pour ne pas tomber à la renverse. Comme toujours, lorsqu’il était pris de boisson, il s’entêtait à chanter l’O Pépita.

 

Le tribun eut un mouvement de recul, mais la foule s’esclaffait de rire et Justin-la-Craque persistait, avec l’opiniâtreté du pochard.

 

– Pee… pee… pee… peeeeee….

 

– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’orateur en fronçant les sourcils.

 

– Piii… Pipipipiii… Pépita, Pépita, Pépita ! miaulait Justin-la-Craque sous l’énorme bordée de rires.

 

Outrés, Léo et Pierken, en le bousculant, vinrent à bout de le repousser et expliquèrent à l’orateur quelle était cette espèce de loufoque, qui lichait. Le tribun hochait la tête d’un air grave et dit :

 

– Il y a encore beaucoup, beaucoup à faire ici. Il nous faudra souvent revenir.

 

– Venez ! Venez ! jubilait Pierken.

 

Le tribun et sa garde du corps s’écoulèrent avec la foule.

 

Justin-la-Craque, ayant découvert Berzeel, alla se planter devant lui pour offrir à son camarade une séance d’O Pépita. Berzeel souriait, baveux et attendri. Ensemble ils disparurent dans La Belle Promenade.


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IV


Le soir, on se cogna ferme dans plusieurs cabarets du village. Presque partout les mouchards écopèrent, mais Berzeel et Justin-la-Craque, qui toute la nuit firent le tour des estaminets, eux aussi, eurent amplement leur compte.

 

Le lendemain matin, la fabrique offrait un spectacle inusité. La moitié des presses était sans servants, et, vers neuf heures, lorsque M. de Beule vint faire sa tournée habituelle, il faillit suffoquer de fureur.

 

Frémissant, il demanda à Free et Poeteken ce qui se passait, et pourquoi Pierken, Berzeel, Léo et Feelken n’étaient pas à leur poste ; mais ni l’un ni l’autre ne put donner d’explication.

 

Poeteken, envoyé aux informations, revint au bout d’une heure. Il avait rencontré Pierken et Léo, qui lui avaient dit qu’ils se considéraient comme renvoyés, puisque M. de Beule leur avait fait savoir d’avance, par l’intermédiaire de Sefietje, que ceux qui assisteraient à la réunion seraient mis à la porte. Ensuite il avait trouvé chez lui Fikandouss, qui s’était obstinément refusé à fournir la moindre explication. Il se tenait acagnardé dans un coin près du feu, entouré de ses sœurs dans les gémissements et les larmes, et tout ce que Poeteken avait pu tirer de lui, c’était qu’il ne retournerait pas à la fabrique. Quant à Berzeel, il persévérait, en compagnie de Justin-la-Craque, à faire en titubant la tournée des cabarets : ils avaient eu une nouvelle rencontre avec les mouchards, qui leur avaient administré une sérieuse frottée.

 

Justin-la-Craque avait ses vêtements en lambeaux et Berzeel exhibait une tête ensanglantée.

 

A ce rapport, M. de Beule brusquement se mit à « partir » comme un fou sur tout ce qui l’entourait. Et, inconséquent comme toujours en ses éclats démesurés, il fit arrêter sur-le-champ la machine à vapeur et congédia tous les ouvriers de la fabrique, y compris les femmes.

 

Peureusement, la plupart obéirent sans protester ; mais Bruun, le chauffeur, s’avançant vers le patron, lui demanda, pâle et tremblant de colère concentrée :

 

– Mais, monsieur, je voudrais bien savoir quelle est notre faute à nous dans cette affaire ?

 

– Est-ce vous qui êtes le maître ici, ou est ce moi ? hurla M. de Beule pour toute réponse.

 

– Eh bien… eh bien… si j’avais su… j’y serais aussi allé, au meeting ! s’écria Bruun hors de lui.

 

Et, avec un violent juron, il flanqua contre le mur un lourd marteau qu’il tenait à la main et sortit furieux de la fabrique. Miel… cette « espèce de veau ! » suivit son père, sans comprendre au juste ce qui se passait ; et Poeteken, Free, Ollewaert l’accompagnèrent. Du côté des femmes, ce fut la fuite d’une troupe d’oies effarées, Mietje, toute jaune d’angoisse, et la vieille Natse pleurant à en perdre haleine.

 

Seuls, les charretiers pouvaient rester. A cause des chevaux, M. de Beule n’osait les renvoyer. Jusque dans l’explosion de sa rage, il ne perdait pas de vue tout à fait ses intérêts vitaux.

 

Toute la journée, la fabrique resta silencieuse et close, comme une maison morte. M. de Beule allait et venait, pareil à un Jupiter tonnant, et M. Triphon se tenait prudemment à distance, accompagné de Kaboul, qui furetait après les taupes dans le jardin. Lorsque Sefietje vint vers six heures porter la goutte du soir à Pol et au « Poulet Froid », ceux-ci remarquèrent qu’elle devait avoir beaucoup pleuré. Ses yeux, naturellement petits, étaient presque entièrement fermés. Mais Sefietje, dressée pendant de longues années à la crainte servile et au respect de M. de Beule, ne mettait jamais les torts du côté de son maître, pas même cette fois-ci.

 

A la façon dont elle sut tourner les choses, c’était tout de même la faute des ouvriers. Il y avait eu des scènes terribles à la maison, dit-elle, et M. de Beule parlait de vendre sa fabrique.

 

A sept heures, comme la nuit tombait, une députation d’ouvrières se présenta à la maison de M. de Beule. C’étaient « La Blanche » avec Mietje Compostello, accompagnées des femmes de Free et d’Ollewaert et de la sœur aînée de Fikandouss-Fikandouss, en un petit groupe sombre et pitoyable ; toutes pleuraient. Ce fut Mme de Beule qui les reçut d’abord dans un petit parloir. Mietje Compostello, qui était la plus âgée et la plus sérieuse, prit la parole ; elle venait supplier au nom de toutes, y compris les absentes, de pouvoir rentrer à la fabrique.

 

M. de Beule, qui les avait entendues du fond de son bureau, ouvrit la porte du petit parloir et parut sur le seuil. Il était cramoisi et gonflé de colère. Mietje répéta sa prière d’une voix tremblante.

 

– Je ne veux plus rien avoir à faire avec cette sale clique ! gronda M. de Beule. Une fois pour toutes, c’est fini ! Plus de socialistes à la fabrique !

 

– Vous avez bien raison, monsieur. Je vous approuve mille fois ! répondit Mietje de sa voix grave. Mais, nous n’en sommes pas, monsieur, de ce sale monde, vous le savez pourtant bien !

 

Légèrement interloqué, M. de Beule eut un instant de silence hésitant.

 

Mme de Beule se hâta d’en profiter pour dire quelques paroles conciliantes.

 

– Non, non, Mietje, vous êtes toutes de très braves filles ; nous le savons bien. Tatata… Il ne faut pas pleurer… Vous allez voir… ça va s’arranger.

 

– Ils ont affolé notre Free, avec toutes leurs histoires ; on ne peut plus vivre avec lui ! s’écria brusquement la sœur de Fikandouss, dans une crise de larmes.

 

Prise de syncope, elle s’affaissa sur une chaise ; inquiète, Mme de Beule appela à l’aide Sefietje et Eleken. On donna un verre d’eau à la malheureuse qui reprit ses sens. M. de Beule était assez ému. Sitôt sa fureur tombée, il devenait facilement un cœur sensible et même pitoyable. Il était là comme un gros homme sanguin, trop bien nourri, au milieu de toutes ces malheureuses que sa seule présence terrorisait ; un vague sentiment de honte s’emparait de lui.

 

– Eh bien, dit-il enfin, avec effort, pour cette fois-ci, je veux bien pardonner. Mais, si jamais on ose recommencer, alors c’est bien fini, aussi vrai que vous me voyez en ce moment, je ferme boutique et vous serez tous à la rue.

 

Il crut de son devoir de se fâcher encore ; le coup de poing qu’il asséna sur la table fit sursauter les femmes avec un cri d’effroi, et, en matière de conclusion, il proclama :

 

– Ce n’est vraiment pas à moi à me gêner pour mes ouvriers ! Si ça ne leur plaît plus, ils n’ont qu’à s’en aller ! Ce n’est pas moi qui me serrerai le ventre !

 

– Vous avez bien raison, monsieur ; vous avez bien raison ! répétait d’un ton triste et sourd le chœur des femmes.

 

Et elles s’en allèrent comme un troupeau apeuré, après avoir humblement remercié M. et Mme de Beule pour leur grande miséricorde et leur généreuse bonté.

 

Le lendemain, la machine à vapeur se remettait à tourner et les six pilons rebondissaient avec leur vacarme assourdissant, comme si rien ne s’était passé.


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V


L’hiver fut marqué par deux événements d’importance à la fabrique. Le premier regardait Poeteken « l’huilier », le deuxième, M. Triphon.

 

Ce chétif, ce silencieux Poeteken, qui avait la réputation de courtiser « La Blanche », mais vraiment semblait par trop timide et insignifiant pour être pris au sérieux, s’il s’agissait des femmes et de l’amour ; ce Poeteken nul, infime, inapte et incapable, avait tout de même, en fin de compte, fait œuvre d’homme. Un soir, lorsque Sefietje vint faire sa ronde habituelle avec la bouteille, elle trouva la « fosse aux femmes » en proie à la consternation la plus profonde et « La Blanche » pleurant à chaudes larmes.

 

– Qu’y a-t-il ? s’écria Sefietje interdite.

 

Aucune ne parut empressée de répondre. La vieille Natse en pleurant leva les bras au ciel, comme pour dire que, cette fois-ci, c’était la fin de tout. Lotje, Sidonie et Victorine restaient muettes, les joues brûlantes, la tête penchée sur leur ouvrage ; seule, Mietje Compostello déclara de sa voix profonde et caverneuse que le monde était bien perverti et qu’on ne pouvait plus avoir confiance en personne. Enfin, l’une d’elles avoua : Poeteken, l’infâme hypocrite, que toutes croyaient l’innocence même, avait séduit « La Blanche » et « La Blanche » allait avoir un gosse.

 

– Eh bien, c’est du propre ! Eh bien, c’est du propre ! s’exclama Sefietje, étourdie de stupéfaction.

 

« La Blanche » fut prise d’une crise de larmes, comme si tout entière elle allait fondre.

 

– Qui l’aurait jamais pensé ! Qui l’aurait jamais pensé ! gémissait-elle.

 

– Mais, voyons, Zulma, s’écria Sefietje rouge d’indignation et de honte, tu pouvais bien penser que ça finirait mal, en te conduisant ainsi !

 

Toute sa vie, Sefietje était restée une vierge austère et revêche ; la rupture de ses fiançailles avec Bruteyn, jadis, l’avait aigrie pour toujours. Elle était l’ennemie de l’amour, l’ennemie de la reproduction et de tout ce qui s’y rapportait, de près ou de loin. A ses yeux, ce qui arrivait à « La Blanche » était une abomination. Elle en rejetait la faute entièrement sur « La Blanche », parce que, déclarait-elle avec une rage haineuse et sourde, tous les hommes sont des coquins ; il n’en existe peut-être pas cent dans le monde entier qui ne chercheraient pas à tromper une femme, autant de fois qu’ils en ont l’occasion, ce que « La Blanche » savait aussi bien qu’elle-même.

 

– Est-ce qu’il parle au moins de mariage ? demanda-t-elle sur un ton un peu moins vindicatif.

 

« La Blanche » fut secouée d’une nouvelle crise.

 

– Il voudrait bien, mais sa mère s’y oppose, répondit-elle à travers ses sanglots.

 

Sefietje leva les bras au ciel.

 

– Alors vous êtes perdus tous les deux ! annonça-t-elle. Jamais M. de Beule ne tolérera pareil scandale dans sa fabrique !

 

Brusquement, de gros sanglots s’entendirent derrière le dos de Sefietje.

 

Toutes les femmes se retournèrent et virent avec effroi et stupéfaction la belle Sidonie pleurant à chaudes larmes. Elle était là, affaissée, comme sous le poids d’une douleur effrayante, soudaine, et les pleurs coulaient sur ses mains crispées dans le tissu rugueux du sac qu’elle ravaudait.

 

– Mon Dieu ! Sidonie ! Qu’as-tu donc ? s’écriaient les femmes.

 

Sidonie semblait incapable de répondre. Elle gémissait et se tordait, comme en proie à une douleur physique lancinante ; ses jolies épaules étaient secouées par des hoquets et elle se cachait la tête dans ses mains.

 

– Sidonie… t’est-il arrivé quelque chose ! demanda Lotje, compatissante.

 

Sans répondre, à travers ses sanglots et ses hoquets, Sidonie fit oui de la tête.

 

– Tout de même pas comme… à Zulma ? insista Lotje avec des yeux de terreur.

 

Pour toute réponse les larmes de Sidonie redoublèrent.

 

– Oh ! s’écrièrent-elles toutes, le poing devant la bouche.

 

Sidonie gémissait, se cramponnait.

 

– Et l’auteur ? demanda Lotje doucement, avec bonté.

 

Pas de réponse.

 

– Est-ce… M. Triphon ? demanda Lotje tout bas.

 

Sidonie fit un signe de tête affirmatif.

 

Immobiles, les yeux fixes, comme figées d’effroi, les femmes se regardèrent. On eût dit qu’une aile invisible et sombre venait de les effleurer. L’émotion de Sefietje fut si violente qu’elle en devint blême et dut s’asseoir pour ne pas tomber. Mietje Compostello lui enleva bien vite des mains la bouteille de genièvre, qui faillit rouler à terre.

 

Soudain toutes furent prises d’une véritable épouvante. Dans la cour, sous leurs fenêtres, venait de passer en trottinant d’un pas allègre, Muche, comme toujours suivi à courte distance de M. de Beule. Le patron avait la face gonflée et cramoisie, comme s’il venait de « partir » et s’il se préparait à recommencer. Les femmes étouffèrent un cri d’angoisse et Sefietje tomba en syncope. La porte s’ouvrit et l’odieux cabot entra avec son maître.

 

– Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ici ? demanda M. de Beule, fronçant le sourcil d’un air sévère.

 

– C’est Sefietje, Monsieur, qui a une syncope, répondit Lotje, les joues en feu.

 

M. de Beule, avec ses apparences d’homme rude, vigoureux et dur, était complètement désemparé en présence de maux auxquels il n’était pas sujet lui-même ; c’était le cas avec Sefietje.

 

– Sapristi ! Sapristi ! répétait-il tout ahuri et ne sachant quelle attitude prendre. Sapristi ! Qu’allons-nous faire ?

 

– Vite, Victorine, vite, va chercher un verre d’eau ! dit Lotje, rassurée parce que M. de Beule n’en demandait pas d’avantage.

 

Victorine s’empressa et Sefietje, ouvrant faiblement les yeux, revint à elle peu à peu.

 

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! soupira-t-elle.

 

Mais elle eut une terreur folle lorsqu’elle vit son maître devant elle ; ses yeux se refermèrent et sa tête retomba en arrière.

 

– Sefie ! Sefie ! Tu ne peux pas !… s’écria Lotje comme si la vieille servante le faisait exprès.

 

Bouleversé, M. de Beule ne savait plus à quel saint se vouer. On eût dit qu’il avait peur de Sefietje.

 

– Il faut la faire tenir tranquille, bien tranquille, bégaya-t-il.

 

Et, tout inquiet, il prit la porte, pendant que Victorine revenait à pas précipités avec une gamelle d’eau. Sefietje reprit ses sens. Elle but une gorgée d’eau fraîche et regarda autour d’elle d’un air égaré.

 

– Ça va mieux, Sefietje ? demanda Lotje d’une voix douce.

 

Sefietje fit un signe de tête affirmatif. Oui, cela allait un petit peu mieux. M. de Beule la regarda encore un instant avec des yeux pleins d’inquiétude, puis il partit sur la pointe du pied en fermant avec précaution la porte derrière lui.

 

Juste devant les fenêtres, il rencontra M. Triphon avec Kaboul, et les femmes, à peine délivrées, éprouvèrent de nouveau une terrible angoisse.

 

Sans savoir pourquoi, elles s’attendaient à une scène épouvantable entre le père et le fils, là devant elles. Il n’en fut rien, heureusement. M. de Beule, faisant de la main un geste dans la direction de la « fosse aux femmes », parut dire quelque chose à M. Triphon, qui, à son tour, regarda d’un air alarmé du côté de l’atelier. Sans doute M. de Beule l’avertissait-il de n’y pas entrer en ce moment. Le père et le fils restèrent là un instant immobiles, pendant que les deux chiens s’entreflairaient comme des étrangers. Puis chacun s’en fut de son côté.

 

Alors, dans leur « fosse », les femmes purent respirer.


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VI


Le lendemain matin, toute la fabrique savait l’histoire. La veille au soir, les femmes entre elles avaient fait le serment solennel de n’en rien dire à personne ; et nul ne comprenait comment elle avait pu s’ébruiter. Mais dès huit heures, au moment où les hommes prenaient leur déjeuner dans la cour, tous connaissaient le passionnant secret. Les « huiliers » le savaient, les « cabris » des meules verticales le savaient, Bruun, le chauffeur, le savait ; jusqu’à Pee, le meunier, qui turbinait toujours, comme un grand hanneton saupoudré de farine, dans un coin de la fabrique et par là même souvent exclu des confidences, n’ignorait rien. Un peu avant la demie apparurent dans la cour Justin-la-Craque et son aide Komèl portant une barre de fer ; ils le savaient aussi. Et, lorsque vers midi Pol et le « Poulet Froid » rentrèrent avec leurs attelages, ils le savaient également.

 

Tout le monde le savait, on eût dit que cela flottait dans l’atmosphère même de la fabrique, qu’on le respirait, présent partout. Cela tournait avec les lourdes meules verticales, qui écrasaient la graine luisante et menue ; cela cliquetait et ronronnait dans les moulins à farine de Pee ; cela dansait et bondissait dans le vacarme infernal des pilons.

 

Les ouvriers, pour la plupart, prenaient « l’histoire » à la blague et s’en amusaient. Ils tourmentèrent avec férocité Poeteken qui d’ailleurs faisait semblant de ne pas comprendre. « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » criait Feelken à tout instant, par pur besoin de faire du bruit ; et il était impossible de demander à Léo la plus petite chose, sans qu’il lançât aussitôt un « Oooo… uuuu… iiii… » qui faisait trembler les vitres et devait, bien sûr, faire sursauter M. de Beule à son bureau, dans la maison. C’était comme une folie contagieuse : Free s’approcha de Miel et, sans raison, lui hurla un retentissant « espèce de veau ! » en pleine figure. Miel, ébahi, en ouvrit la bouche toute grande, sans rien répondre, tandis que tous les autres se payaient une bosse de rire.

 

C’était du délire, ce matin-là.

 

Obstinément, pendant toute la journée, les femmes se tinrent à l’écart des hommes. Ni à huit heures, ni à quatre heures, aucune ne se montra dans la cour pour le casse-croûte en commun avec les hommes. Ceux-ci, désireux de connaître des détails, étaient extrêmement vexés. A quatre heure et quart, Ollewaert, ne voyant pas arriver sa fille, se fâcha tout rouge et se dirigea vers la « fosse aux femmes », pour contraindre au besoin Victorine par la force.

 

– Ici ! lui cria-t-il à travers les fenêtres, comme à un chien.

 

Victorine obéit, bien à contre-cœur ; mais, malgré toutes les instances du petit bossu, elle ne lâcha pas un mot de l’affaire. Cet entêtement le rendit si furieux, qu’il menaça de la battre. Aussitôt Pierken s’interposa, indigné.

 

– Tu ne vas pas frapper cette enfant parce qu’elle refuse de jaser ! grogna-t-il.

 

– C’est mon affaire ! répondit Ollewaert d’un ton mordant, très féru de ses droits paternels.

 

Pierken se tut et tous considérèrent avec étonnement le petit bossu d’ordinaire si bonasse. Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Ce n’était plus lui. Victorine, en larmes, refusa d’achever sa tartine et retourna en maugréant vers la « fosse aux femmes ». Bruun, le chauffeur, était également dans un état de surexcitation extrême. L’histoire de M. Triphon avec Sidonie l’intéressait médiocrement ; cela n’éveillait en lui qu’un mépris profond. Mais il suivait Poeteken avec des yeux féroces ; et, à tout instant, il arrêtait l’un ou l’autre, pour lui demander :

 

– Eh bien, qu’est-ce que vous dites de ça ? Peut-on imaginer une monstruosité pareille ! Une si belle femme avec ce mal foutu !

 

« La Blanche » était loin d’être belle femme ; mais Bruun la trouvait telle parce qu’il n’avait jamais pu l’avoir. Tous les autres, qui étaient au courant, s’amusaient énormément de sa disgrâce et abondaient sournoisement dans son sens. « Fikandouss-Fikandouss ! » criait Feelken. Et Léo mugissait un « Oooo… uuu… iii… » qui dominait le fracas des pilons.

 

Le matin, à dix heures, ce fut Eleken, la deuxième servante de M. de Beule, qui vint, à la place de Sefietje, avec la bouteille de genièvre ; mais le soir, à six heures, Sefietje, à peu près remise, reprit ses fonctions accoutumées.

 

Les hommes ricanaient.

 

– Rien de neuf, Sefietje ? demanda Berzeel à brûle-pourpoint.

 

– Je n’ai pas à m’occuper de ce qui ne me regarde pas, répondit Sefietje en rougissant.

 

Free demanda en rigolant si on voudrait de lui comme parrain. Sefietje ne répondit rien et poursuivit sa tournée. Elle injuria Fikandouss parce qu’il n’en finissait pas de vider son verre ; et lorsque Ollewaert, qui avait repris sa bonne humeur, lui demanda d’un air narquois si elle n’avait jamais songé aux garçons, elle devint brusquement furibonde et hurla d’une voix stridente, dans le tonnerre des pilons, qu’ils étaient tous des voyous et des fripouilles : cette fois-ci, M. de Beule ne manquerait pas de faire un nettoyage à fond parmi le personnel de sa fabrique. Conspuée par les ouvriers, elle gagna la porte sous leurs clameurs de colère et de menace.

 

Un peu avant l’heure de la fermeture, M. Triphon fit son apparition dans la « fosse aux huiliers ». Ils ne l’avaient aperçu de toute la journée et ils furent frappés de sa face congestionnée et rouge. « Il a soufflé le feu », se chuchotèrent les hommes à l’oreille. Et Ollewaert dit à Fikandouss :

 

– Si on lui faisait payer une tournée pour la circonstance ?

 

Fikandouss ne demandait pas mieux. Il s’approcha délibérément de M. Triphon et lui demanda :

 

– M’sieu Triphon, est-ce qu’on peut aller chercher un kilo ?

 

Ils ne disaient jamais « un litre », toujours « un kilo » de genièvre.

 

– Pourquoi ça ? demanda M. Triphon, vaguement méfiant.

 

– Mais… vous savez bien… pour l’affaire…

 

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! répondit Feelken en riant.

 

Les hommes glapissaient de joie, dans l’assourdissant vacarme des pilons.

 

– Vous rigolez, je crois, dit M. Triphon en riant jaune.

 

– Mais oui, nous rigolons. Et vous, est-ce que vous n’avez peut-être pas rigolé ? demanda Free.

 

Les hommes riaient toujours plus haut et Léo rugit à tue-tête, dans le bruit : « Oooo… uuuu… iiii… » Kaboul, qui comme toujours accompagnait son maître, se mit à aboyer d’une voix aiguë. Sur le seuil de la porte, entre l’huilerie et la chambre de la machine se montra le visage inquisiteur de Bruun ; et son fils Miel qui, selon son habitude, ne comprenait rien à ce qui se passait, quitta un moment son travail aux meules verticales pour s’approcher des « huiliers », un sourire benêt sur les lèvres. « Espèce de veau ! » lui hurla en riant Ollewaert à la face.

 

Soudain, tout le monde se tut. Muche venait d’entrer dans l’huilerie, immédiatement suivi de M. de Beule, gonflé et rouge à éclater.

 

– Qui fait ici ce bruit ! hurla-t-il, les yeux flamboyants.

 

Silence de mort. Seuls, les pilons tapaient.

 

– Le premier que j’entends encore, je le fous à la rue ! rugit M. de Beule.

 

Et brusquement, se tournant vers son fils, d’un ton autoritaire :

 

– Suivez-moi, j’ai à vous parler.

 

– A moi ! demanda M. Triphon surpris.

 

– Oui, à vous ! gronda M. de Beule d’un air mauvais.

 

Et il partit, gonflé et cramoisi, suivi, avec une répugnance visible, de son fils.

 

« Il le sait ! Il le sait ! » murmurèrent les hommes. Et Feelken, avec une drôle de grimace et d’une voix à peine intelligible, ajouta : « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! » « Oooo… uuuu… iiii… » susurra, du même ton, Léo.

 

Dans la chambre des machines la sonnette tinta ; lentement les mécaniques s’arrêtèrent. Et dans un claquement de sabots, la troupe des ouvriers quitta la boîte.


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VII


M. de Beule savait… Il savait l’histoire de « La Blanche » avec Poeteken ; et il savait aussi l’histoire de son fils avec Sidonie.

 

Il y avait eu des scènes d’une violence extrême, à la maison. Pour le cas de « La Blanche » et Poeteken, M. de Beule s’était montré catégorique : ou bien le mariage, dans le plus bref délai légalement possible, ou bien le renvoi immédiat de la fabrique. M. de Beule ne tolèrerait pas une minute que sa fabrique, tant au point de vue moral que commercial, acquît un fâcheux renom. Sefietje fut expédiée vers la « fosse aux huiliers », avec la mission de ramener incontinent Poeteken ; dès qu’il fut à la maison, sale et graisseux, en tenue de travail, elle l’introduisit dans le petit parloir auprès de Mme de Beule, qui le reçut avec un visage chagrin et ennuyé.

 

Ce n’était pas la première fois que pareil événement se produisait à la fabrique, et, en pareil cas, M. de Beule se faisait toujours remplacer par sa femme, pour régler l’affaire. Non pas qu’il craignît de s’en occuper lui-même, mais il s’emportait trop, disait-il ; il se mettait dans une telle colère qu’il serait capable de faire un malheur si le coupable se rebiffait.

 

– Voyons, Poeteken, mon garçon, à quoi avez-vous pensé pour faire des choses pareilles ! lui reprocha la bonne Mme de Beule, en faisant un effort sur elle-même pour se donner un air sévère.

 

– Ah ! oui, à quoi pense-t-on dans ces moments-là ! répondit Poeteken d’un air contrit et niais.

 

– Vous saviez pourtant bien que ça finirait mal, reprit Mme de Beule.

 

La question n’était point directe, Poeteken se dispensa d’y répondre.

 

– Mais comment est-ce arrivé, Poeteken ! Où avez-vous fait cela ? insista Mme de Beule.

 

– Au grenier, quand elle allait faire le lit du garçon d’écurie, confessa Poeteken.

 

Mme de Beule hocha la tête d’un air profondément consterné.

 

– Oh ! Monsieur est si fâché ! répéta-t-elle avec un air de terreur.

 

Poeteken pensa que le patron n’était peut-être pas moins fâché pour l’aventure de M. Triphon avec Sidonie, mais il se garda prudemment d’exprimer cette idée à haute voix. Il regardait Mme de Beule d’un air interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu’en réalité elle attendait de lui. Mme de Beule le lui apprit : se marier avec « La Blanche » ou quitter tous deux la fabrique. Les yeux de Poeteken se remplirent de larmes.

 

– Moi, je ne demande pas mieux, Madame, mais ma mère ne veut pas. Elle dit que nous crèverions de faim avant trois mois, répondit Poeteken d’un air soumis et triste.

 

– Il faut que votre mère veuille ! dit Mme de Beule d’un ton très décidé. Dites à votre mère, Poeteken, que c’est moi qui l’ai dit et venez m’apporter demain matin sa réponse.

 

– C’est bien, Madame.

 

Et, penaud, Poeteken quitta le parloir. Il retrouva ses sabots qu’il avait quittés sur la natte devant la porte vitrée ; il se regarda un instant dans les carreaux qui miroitaient et lui rendaient son image brouillée, avec les loques graisseuses et luisantes qui le couvraient, comme s’il eût été enduit de savon brun et vert. A travers le jardin dénudé par l’hiver, il rentra en frissonnant à la fabrique.


Inconnu(e)

VIII


Pour M. Triphon et la belle Sidonie, l’événement avait pris une tournure bien différente.

 

M. de Beule, au comble de la fureur, avait commencé par faire une scène violente à sa femme. C’était une manie chez lui de rendre sa femme responsable de chaque contrariété que leur causait M. Triphon.

 

– Tout ça, c’est uniquement ta faute ! s’écria-t-il. Si tu l’avais autrement élevé, cela ne serait pas arrivé !

 

Madame de Beule pleurait.

 

– Qu’y puis-je faire ! gémit-elle.

 

M. de Beule eût été bien en peine de le dire. Et parce qu’il ne trouvait pas de réponse plausible à cette question si simple, il eut un nouvel accès de rage et rugit :

 

– Je le flanquerai à la porte, ce voyou, ce vaurien ! Je ne veux plus le voir ici ! Je l’assommerais !

 

Madame de Beule poussa un cri de désespoir.

 

– Oh ! ne fais pas ça, je t’en supplie ! Que dirait le monde ! gémit-elle.

 

Elle touchait là une corde sensible, qu’elle connaissait bien. Ses paroles calmèrent immédiatement la grande colère de M. de Beule. S’il y avait une chose au monde qu’il redoutait par-dessus tout, c’était le qu’en-dira-t-on, l’opinion des gens du village. Pour faire taire les mauvaises langues, il avait imposé le mariage à Poeteken et à « La Blanche » ; dans le même but, il résolut, après une délibération plus calme avec sa femme, non pas que M. Triphon épouserait Sidonie, mais que Sidonie serait éloignée de la fabrique, aussi vite que possible, et sans esclandre. Derechef Sefietje fut expédiée vers la « fosse aux femmes », cette fois, pour faire venir Sidonie ; et, à la nuit tombante, où personne ne la verrait, elle vint à la maison et fut reçue, de même que pour Poeteken, dans le petit parloir, par Mme de Beule.

 

Mme de Beule avait pris une figure de circonstance, sévère et attristée.

 

– Sidonie, commença-t-elle froidement, nous avons reçu des plaintes extrêmement graves sur votre compte.

 

La jolie fille, à moitié morte de honte, baissa les yeux et ne trouva rien à répondre.

 

– Vous comprenez bien, n’est-ce pas, Sidonie, continua Mme de Beule sur le même ton, qu’il nous est maintenant impossible de vous garder plus longtemps à la fabrique.

 

Sidonie eut une crise de larmes violentes. Ses épaules étaient secouées par des hoquets.

 

– Comment est-il possible, Sidonie, que vous ayez fait pareille chose ? Vous deviez pourtant savoir qu’un mariage était impossible. Pourquoi n’êtes-vous pas restée avec les gens de votre monde ?

 

Sidonie sanglotait… sanglotait… sans pouvoir rien répondre.

 

– Dès demain, vous resterez chez vous, Sidonie, conclut Mme de Beule. Mais, par pitié, nous nous occuperons de vous. Voici déjà quelque chose pour commencer.

 

Et Mme de Beule lui glissa dans la main un billet de vingt francs.

 

– Merci, Madame, dit Sidonie d’une voix éteinte, en faisant un mouvement vers la porte.

 

– Sidonie… ajouta Mme de Beule à voix basse, vous ne ferez pas d’esclandre, n’est-ce pas ? Vous n’ennuierez pas M. Triphon… Vous ne l’accosterez pas dans la rue… ni rien de semblable ?

 

Muette, Sidonie secoua la tête.

 

– Voici, ajouta plus doucement Mme de Beule, il ne faut pas que vous retourniez par la fabrique, sortez par ici, par la porte de la maison.

 

– Bonsoir, Madame, murmura Sidonie.

 

– Bonsoir, Sidonie, répondit Mme de Beule, après qu’elle eut regardé avec précaution de chaque côté de la rue sombre et déserte.

 

Dans l’obscurité les sabots légers de la jeune fille clapotèrent un instant sur les pavés raboteux. Puis le bruit s’éteignit peu à peu et la silhouette indécise se fondit dans la nuit. M. de Beule qui, pendant la séance, s’était tenu enfermé dans son bureau, parut dans le couloir et demanda à mi-voix à sa femme comment l’entrevue s’était passée.


Inconnu(e)

IX


Un silence inaccoutumé, pendant plusieurs jours, s’appesantit sur la fabrique….

 

Depuis l’événement comme un voile invisible semblait s’étendre sur les êtres et les choses. Les visages avaient une expression grave et concentrée ; plus aucun éclat de gaîté. On eût dit que tout cédait à l’unique préoccupation du travail ; et les poulies ronflaient, les meules tournaient, les pilons rebondissaient, du matin au soir, sans que la moindre variation vînt apporter d’autres impressions, d’autres idées.

 

De même, dans la « fosse aux femmes » régnaient oppression et découragement.

 

C’était comme s’il y avait eu, on ne savait où dans l’atelier, une morte qui avait emporté toute animation, toute joie de vivre. Les femmes restaient penchées sur leur ouvrage, sans plus chanter ; lorsqu’elles devisaient encore, c’était à voix basse, avec des regards apeurés, comme si elles racontaient des choses qu’il valait mieux ne pas entendre. Ce qu’elles disaient était d’ailleurs dénué d’intérêt, des allusions vagues, des banalités. Elles terminaient d’habitude par une réflexion qui pouvait s’appliquer à tout et à rien : le monde était « une drôle de paroisse » et on n’était jamais sûr la veille de ce qui vous attendait le lendemain. Surtout la jeune fille qui avait remplacé Sidonie se sentait mal à l’aise dans ce milieu. On eût dit qu’en prenant sa place, elle avait pris une part de la faute de celle qui l’avait précédée. C’était une enfant aux cheveux blonds et aux joues roses, toute fraîche venue de la nature, maintenant emprisonnée dans la fabrique sombre comme un oiseau dans une cage. Elle s’appelait Liezeken. Mme de Beule, très sévère, lui avait notifié que, sous peine de renvoi immédiat, elle ne devait avoir les moindres rapports avec les ouvriers ; cette menace la rendait si timide, si craintive, qu’elle n’osait même regarder les « huiliers » et moins encore M. Triphon, dont elle savait l’aventure avec la belle Sidonie, sans que Mme de Beule lui en eût rien dit. Quant à « La Blanche », elle était plutôt réconfortée. Poeteken avait fini par vaincre l’opposition de sa mère et le mariage aurait lieu au commencement de janvier.

 

M. Triphon, lui, était loin de se sentir à l’aise. Durant les premiers jours on l’avait à peine aperçu à la fabrique. Il se promenait beaucoup dans le jardin, avec Kaboul, à qui il faisait faire des tours. Si quelqu’un le surprenait à ce jeu innocent, aussitôt il cessait et s’en allait un peu plus loin. Il essayait autant que possible d’éviter son père ; en réalité, il ne le voyait qu’aux repas, qui étaient lugubres de silence haineux et concentré. M. de Beule, chargé de rancune, mettait une obstination farouche à ne pas adresser la parole à son fils. S’il avait besoin de lui communiquer telle chose concernant les affaires, il le faisait par l’intermédiaire de sa femme ou de Sefietje, et même par des billets crayonnés, brefs comme des ordres, qu’il épinglait sur son pupitre. Et toute sa conversation, pour autant qu’il parlât, était semée d’allusions désobligeantes et fielleuses, qui ne visaient personne, paraît-il, mais, en réalité, étaient dirigées uniquement contre son fils.

 

L’heure la plus pénible était celle où l’on montait se coucher. M. Triphon essayait toujours de s’en tirer en profitant de la présence d’un tiers, Sefietje ou Eleken, pour souhaiter bonne nuit. Il se levait alors avec hésitation, disait « bonsoir papa, bonsoir maman » et se dirigeait vers la porte. La bonne Mme de Beule répondait toujours d’un ton aimable, quoique peu enjoué, « bonne nuit, Triphon », mais M. de Beule, sans lever les yeux de son journal, se contentait d’un grognement indistinct, ou même ne répondait pas, lorsque son humeur était par trop massacrante. La rancune persistait, sourde, invincible.


Inconnu(e)

X


C’étaient ainsi des jours bien tristes et qui semblaient interminables à M. Triphon : doublement tristes et sans issue en cette saison d’hiver où, avant quatre heures, le soir tombait. Il n’avait jamais eu grand’chose à faire à la fabrique, mais à présent, depuis que son père le boudait, c’était l’absolu désœuvrement. Le peu de prestige qu’il avait eu jusque-là aux yeux des ouvriers, il le sentait et voyait complètement perdu ; aussi ne se montrait-il plus que très rarement dans la « fosse aux huiliers », où des regards moqueurs et méprisants s’attachaient à lui ; et dans la « fosse aux femmes » il ne paraissait plus du tout. On eût dit que sa vie y courait des dangers.

 

Les premiers jours qui suivirent la malheureuse aventure, il ne se risqua pas d’avantage à paraître au coin de la rue, pour voir passer les demoiselles Dufour, lorsqu’elles se rendaient à l’église. Il n’osait pas. Elles devaient tout savoir et il redoutait leur mépris. Il ne s’y aventura qu’après plus d’une semaine, dans l’espoir vague que, peut-être, elles ne savaient rien, ou ne croiraient ce qu’on racontait, ou encore qu’elles n’y attacheraient pas une telle importance.

 

Il les vit venir toutes les trois, raides comme des échalas, sur le trottoir, le long des maisons. Il s’effaça derrière l’angle du mur ; puis, quand il perçut le bruit de leurs pas, réapparut. Il les salua d’un coup de chapeau. Les trois vierges sèches en devinrent toutes rouges. Mlle Pharaïlde et Mlle Caroline baissèrent les yeux subitement et inclinèrent légèrement la tête, droit devant elles, comme si elles saluaient les pavés ; mais Mlle Joséphine pinça ses lèvres prudes et détourna si ostensiblement la tête que M. Triphon en eut froid dans le dos. Elles savaient donc ; elles savaient tout ; et elles le méprisaient pour son dévergondage, avec toute l’horreur, l’aversion que des vierges impeccables et pieuses devaient ressentir pour le péché. Sa seule vue désormais était une offense à leur pudeur.

 

A La Pomme où, depuis la fâcheuse histoire, il n’avait non plus remis les pieds, l’accueil, lorsqu’il y revint, fut différent, mais guère plus agréable. La jolie Fietje était seule derrière son comptoir quand il entra ; et tout de suite elle feignit d’éprouver une folle gaîté. Les yeux brillants, elle lui demanda ce qu’il avait bien pu faire pendant tout ce temps : peut-être avait-il été malade, ou en voyage. Elle fut impitoyable au point que M. Triphon, désemparé, ne savait que répondre.

 

Il essaya de riposter par des plaisanteries, mais il le faisait bêtement, avec un rire lourd et gêné. Agacé et allumé, il la rejoignit derrière le comptoir, où il essaya de l’embrasser, comme il faisait autrefois, lorsque l’occasion était propice. Mais il tombait mal.

 

Fietje, prenant soudain son expression la plus sérieuse, revêtue d’une dignité calme et froide, lui dit sur un ton glacial :

 

– Vous vous trompez, M. Triphon, vous vous trompez. Ce n’est pas ici, c’est chez Sidonie qu’il faut aller.

 

Ses anciens camarades, le jeune notaire, le jeune médecin, le fils du brasseur, d’autres encore entrèrent ; tous le saluaient d’un petit sourire narquois et risquaient quelque allusion grivoise qui les faisait se tordre, ainsi que Fietje, qui roucoulait derrière son comptoir et excitait leur verve par sa malice pointue et nourrie. M. Triphon les sentait unanimement ligués contre lui : sa grosse tête rouge suait sous les efforts impuissants qu’il faisait pour riposter et se défendre ; mais, il n’y arrivait pas. Il était littéralement débordé, et il finit par s’enfuir sous une bordée de rires et de huées, qui lui partait dans le dos. Il n’alla plus à La Pomme. Et dès lors, son existence fut d’une monotonie végétative d’animal ou de plante en proie à la torpeur de l’hiver.

 

La vieille pendule peu confortable de la salle à manger égrenait avec une lenteur d’agonie toutes les longues, lourdes heures de cette vie morne et incolore. Les jours avaient encore diminué ; sous la lampe, sa mère s’occupait à un ouvrage de couture ou de broderie, tandis que son père travaillait avec mauvaise humeur à son bureau, de l’autre côté du couloir. Tristement accoudé à la table, M. Triphon parcourait d’un œil distrait un journal ou un livre. La maison entière était plongée dans le silence. Sefietje et Eleken besognaient sans bruit dans la cuisine et, au dehors, on n’entendait que le tapage cadencé et assourdi des lourds pilons dans la fabrique. Une impression d’esseulement et de mélancolie envahissait M. Triphon. Il se sentait là comme le pécheur, le coupable, repoussé et abandonné de tous. L’été, il aurait fait des promenades avec Kaboul dans le jardin ou dans les champs. Mais que faire de ces désespérantes soirées d’hiver, dans cette brume glaciale, le long de ces noirs chemins boueux, où les cimes dépouillées des arbres laissaient tomber leurs gouttes tristes comme des pleurs !

 

Alors, il se remettait à penser à la pauvre jolie fille abandonnée et à tout ce qui s’était passé entre eux. Ces jours si heureux d’autrefois, ces moments de passion ardente, qui avaient fait leur malheur à tous deux, comme tout cela semblait lointain, évanoui…. Son cœur en était tout oppressé et des larmes lui mouillaient les yeux. Où était-elle à cette heure ? Que faisait-elle ? Depuis qu’elle avait été ignominieusement chassée de la fabrique, il ne l’avait pas revue. Il avait promis à ses parents qu’il ne la reverrait point. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser toujours à elle. Une pitié torturante et un grand désir de la revoir l’obsédaient. L’ardeur sensuelle de jadis devenait en lui amour profond et véritable.

 

Où était-elle ? Que faisait-elle ? A mesure que les longues journées désespérantes traînaient leur monotonie par les tristesses de l’hiver, cette incertitude et ce grand désir de savoir tournaient à l’obsession.

 

Il savait bien où elle habitait : là-bas, cette petite maison dans les champs, au sortir du village, non loin du vieux moulin de bois. Son père était jardinier, et l’été il y avait toujours de si jolies fleurs sous leurs petites fenêtres : de magnifiques roses mousseuses, des lis blancs, des pieds-d’alouette d’un bleu intense. A présent tout cela était mort, autant que sa joie à lui. A présent elle était peut-être assise près d’une petite lampe, tristement penchée sur son coussin de dentellière, la pécheresse et l’ennemie dans la maison de ses parents, comme lui était l’ennemi et le coupable dans la sienne.

 

Il songeait, songeait…. Ses pensées l’entraînaient vers elle ; en imagination il se levait et se dirigeait vers la petite maison. Pourquoi pas ? Serait-ce donc un crime s’il allait un jour errer par là, s’il allait voir, ne fût-ce que de loin, la petite maison ?… Pourquoi pas ?… Oh ! la tentation se faisait parfois si forte ! Il y avait en lui une force, qui le poussait et l’attirait irrésistiblement ; quelque chose qui lui faisait souffrir le martyre ! Un soir, enfin, n’y tenant plus de nostalgie et de douleur, il s’en alla….

 

C’était un soir brumeux et froid de fin novembre. La rue était déserte ; les rares lanternes se nimbaient d’un brouillard laiteux, autour d’une méchante petite flamme, qui n’éclairait presque rien. Il n’entendit que l’écho d’un passant solitaire dans le lointain, entre les maisons sombres. Il ne vit qu’une vieille femme, encapuchonnée de noir, comme une ombre, qui rentrait chez elle, dans un bruit caverneux de sabots. A la fabrique les pilons retombaient en cadence. Six heures sonnaient.

 

Il se glissa sous la remise et attendit que Sefietje eût passé avec sa bouteille. Si par hasard quelqu’un à la maison demandait après lui, Sefietje pourrait dire qu’elle l’avait vu à la fabrique. Kaboul l’accompagnait, comme toujours, mais il n’avait nulle envie de l’emmener.

 

Aussitôt qu’il eût vu Sefietje disparaître avec sa bouteille dans la trépidante « fosse aux huiliers », il se tourna vers le petit chien, agita un doigt menaçant et à mi-voix :

 

– Non… Non !

 

Kaboul, tout prêt à accompagner son maître, le regarda fixement, de ses yeux bruns intelligents. Il ne bougeait pas. Il comprenait. Il demandait.

 

Il attendait. « Non… non… », répéta M. Triphon à voix basse, comme en réponse à une question posée, pendant qu’il reculait pas à pas, intimant l’ordre d’un geste catégorique. Kaboul, les oreilles dressées, demeurait immobile. On eût dit un petit chien de granit noir. M. Triphon continuait de marcher à reculons, jusqu’à ce qu’il fût hors de la remise. Mais le petit chien, tout seul dans le grand espace vide sous la lueur d’une lanterne pendue à une poutre, de loin attirait tellement le regard que son maître eut peur et, d’un léger sifflement, le rappela près de lui.

 

Fou de joie, Kaboul bondit, les oreilles couchées et la queue tournoyante.

 

« Non… non… », reprit aussitôt M. Triphon. Et il répéta son geste sévère. Kaboul, interdit, se pétrifia. M. Triphon partit à vive allure.

 

En face du chemin d’accès à la fabrique, de l’autre côté de la grand’rue, s’ouvrait une ruelle noire, entre deux pans de murs sombres. Quelques maisons ouvrières et tout de suite il fut dans les champs.

 

Il marchait aussi vite que ses jambes pouvaient le porter, il avait des ailes. L’air piquant du soir lui gonflait les poumons et sa fraîcheur le réconfortait. Il se sentait vigoureux et brave. Il ne comprenait pas comment il avait pu hésiter si longtemps. La route, pleine d’ornières, montait en pente douce à travers les champs nus. Il avait peine à éviter les flaques de boue et dut ralentir le pas. Soudain, il eut un sursaut et s’arrêta net, le cœur martelé de grands coups. Quelque chose avait remué derrière lui, comme si on le suivait. M. Triphon était jeune et fort, mais nullement bravache, surtout le soir, dans l’obscurité et la solitude. Pris de peur, il fut sur le point de fuir éperdument. Ses genoux fléchissaient, ses jambes se dérobaient sous lui. Brusquement il vit l’objet de sa terreur. C’était Kaboul qui, malgré la défense, l’avait suivi, par fidèle habitude. Il était là, petit et noir, vaguement visible dans la brume, comme un gnome, avec ses oreilles pointées, qui semblaient demander avec instance d’être de la promenade. « Sale bête ! » gronda M. Triphon, furieux surtout d’avoir été effrayé pour si peu. Il se baissa, ramassa une motte de terre et la lança, avec un juron, vers le petit chien : Kaboul coucha ses oreilles et disparut dans l’ombre.

 

M. Triphon poursuivit sa route. Ses yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité ; et, à travers le voile du brouillard, il vit vers la droite, au delà des champs, à peu de distance, vaguement scintiller de petites lumières. C’était là, dans une de ces maisonnettes. De l’endroit où il se trouvait, impossible de reconnaître parmi les habitations celle des parents de Sidonie, mais s’il avait coupé tout droit à travers champs, peut-être se serait-il trouvé devant sa porte. La tentation était violente ; pourtant il résista. Il marcha jusqu’à la butte du vieux moulin, où le chemin bifurquait à angle aigu et passait devant les maisonnettes.

 

Son cœur battait nerveusement, à coups précipités. Oserait-il…, si près de chez elle ? Et que ferait-il si quelqu’un le voyait, si par hasard une porte s’ouvrait juste au moment où il passerait ! Il hésitait.

 

Machinalement, il gravit la butte du moulin et s’y arrêta un instant, immobile sous l’énorme carcasse avec l’ossature de ses ailes croisées, dont les extrémités se perdaient dans la ténèbre nébuleuse. Il tendait l’oreille, perplexe et agité. La face tournée vers le village, il y vit de loin clignoter quelques lumières. Il perçut le cahotement lourd d’une charrette sur le pavé et la danse tumultueuse des pilons dans la fabrique.

 

Il entendit aussi plus près, venant d’une des maisonnettes, le ronron monotone d’une roue d’écoussoir. Peut-être le père de Sidonie, qui teillait encore du lin après sa journée de travail, afin de pourvoir à l’entretien de sa nombreuse famille, privée du salaire que Sidonie gagnait jadis à la fabrique. Un sentiment profond d’injustice et de remords le pénétra vivement dans ce pesant silence du soir d’hiver, au sein de cette morne et mélancolique solitude. La dure existence des pauvres gens lui apparut, et il sentit douloureusement sa part de culpabilité. C’était sa faute à lui. S’il avait laissé Sidonie en paix, son père n’aurait pas eu à fournir ce rude labeur. Il se mordait les lèvres en y songeant et son désir de la revoir s’en aviva. Oui, il irait ; il voulait savoir ! Et d’un pas décidé, il descendit la butte du moulin, quand, pour la deuxième fois, un bruit mystérieux le fit tressauter d’angoisse. « Nom de Dieu ! » ragea-t-il. C’était encore Kaboul…. Il se tenait là, au pied de la butte, à peine distinct dans la brume, immobile et les oreilles pointées.

 

M. Triphon frémissait de colère et en même temps se sentait touché par une fidélité si tenace. Il comprit l’inutilité de le renvoyer désormais et l’appela ; fou de joie, le petit chien accourut et fit des cabrioles devant lui. Précédant son maître dans le chemin de terre, il avait l’air de le guider vers l’endroit où il désirait aller ; et M. Triphon le suivit, sans plus lutter ni hésiter.

 

Il se trouva bien vite près des petites maisons. La roue d’écoussoir ronflait plus fort, comme un bourdon puissant ; et M. Triphon se rendit compte que le bruit ne venait pas de chez Sidonie, mais d’à côté. Ceci le consola un peu et il sentit moins lourdement le poids de sa faute. Il lui sembla qu’ils étaient moins pauvres et malheureux qu’il n’avait cru.

 

Il s’était arrêté, haletant d’émotion, dans le chemin sombre, devant la petite grille entr’ouverte. Immobile, il regardait, écoutait. En des contours imprécis il voyait la maisonnette, avec son pignon pointu, crépi à la chaux blanche. Devant, il y avait une haie basse et, derrière, un petit verger ; la porte d’entrée était sur le côté, entre deux petites fenêtres aux volets clos.

 

Il regardait, écoutait. Kaboul s’était arrêté avec lui, satisfait et tranquille maintenant qu’il avait rejoint son maître. Que faire ? Entrer ?

 

Passer ? La tentation était presque surhumaine. Il se sentait attiré comme par des câbles et ses pieds restaient cloués au sol. Des rais de lumière filtraient, comme des flèches d’or, par les fentes des volets et, à l’intérieur il percevait une vague rumeur de besogne ménagère.

 

Il écoutait, les sens tendus, un peu gêné par le ronflement intermittent de l’écoussoir à côté. Il croyait entendre par intervalles un bruit monotone de petites bobines tombant sur du papier glacé. Oui, il entendait bien. C’était un bruit de bobines dentellières. Cela semblait ruisseler comme des gouttes de pluie sur une toiture de zinc, s’arrêter, recommencer. Parfois, en abondance, comme une ondée ; parfois, goutte à goutte comme d’une gouttière percée. Il comprit que Sidonie et ses sœurs étaient encore en plein travail. Comme le voisin à sa roue d’écoussoir, elles peinaient sans relâche, et cette assiduité à la besogne, dans le silence du soir qui semblait plutôt inviter au repos et au recueillement, le remplissait d’une sorte de vénération craintive pour l’existence digne et probe de ces humbles.

 

Il hésitait ; il n’osait pas aller plus loin. En lui pénétrait la conscience obscure qu’il n’avait pas le droit de troubler leur quiétude.

 

De nouveau il se sentait le coupable, le malfaiteur. Il recula de quelques pas, dans l’ombre brumeuse. L’émotion et la tristesse lui étreignaient le cœur, mais il sentit d’instinct qu’il ne pouvait rester là, qu’il fallait partir. Sur la pointe du pied, il s’en alla, précédé de Kaboul. Son cœur battit moins fort ; ses poumons oppressés respirèrent. Il comprit qu’il avait bien fait ; une paix légère descendit en son âme. Dans la petite grange du voisin, dont la porte était ouverte et où une lampe fumeuse épandait une sorte de halo jaunâtre, il vit le teilleur, qui lui tournait le dos, se mouvoir avec diligence sur les planches à bascule. L’homme était tout saupoudré de gris, comme un gros hanneton, la roue faisait un bruit de cheval qui s’ébroue, les palettes de bois hachaient menu les fibres, et dans le ronflement continu le petit bonhomme fredonnait un bout de chanson, comme s’il travaillait uniquement par plaisir. Dans un coin s’empilaient de larges écheveaux de lin teillé, comme des belles chevelures luisantes et blondes.

 

D’un pas pressé, M. Triphon retourna au village. Il se sentait rompu, comme après une dépense de forces excessive. Par la remise il rentra à la fabrique où les pilons dansaient et bondissaient toujours ; et, à travers le jardin sombre, il regagna la maison, où Eleken s’apprêtait à mettre le couvert pour le repas du soir. Sa mère rangeait sa corbeille à ouvrage et prononça quelques paroles banales. M. de Beule entra. Il n’avait pas l’air enjoué ; sa figure était gonflée et rouge. Il parla un moment des affaires, sur un ton chagrin. Mme de Beule entreprit de le remonter ; mais l’optimisme de sa femme l’irritait : il était facile de voir tout en rose, quand on ne se sentait aucune responsabilité. Mme de Beule n’insista pas. Il ne s’occupa pas plus de son fils que si celui-ci n’eût pas existé.

 

Eleken entra et servit le souper. Ils mangèrent en silence. Au loin, dans la fabrique, les pilons battirent encore quelques instants, puis la machine s’arrêta lentement, comme une chose qui expire. Lorsqu’il eut achevé son repas, M. de Beule prit son journal et s’installa près du feu, dans son fauteuil. Muche se roula en boule à ses pieds et s’endormit.

 

Mme de Beule reprit sa corbeille à ouvrage. M. Triphon n’avait plus rien à faire….


Inconnu(e)

XI


Après tout, son escapade nocturne lui avait laissé une impression bienfaisante. Il éprouvait presque la satisfaction d’avoir accompli une bonne action ; et cette pensée consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il se sentait réconcilié avec lui-même, grandi dans sa propre estime. Il y songeait, il en rêvait la nuit, il y trouvait une sorte d’appui moral, tout en ayant peur à l’idée de recommencer l’entreprise.

 

Il vécut ainsi toute une semaine, tiraillé en sens contraires. Alors le désir, le mécontentement, l’inquiétude le reprirent plus fort. Si désespérément vide et morne était sa vie, si totalement insignifiant et insipide son travail à la fabrique et au bureau – le peu que la mauvaise volonté rancunière de son père lui laissait faire – si mortellement ennuyeuses les interminables soirées d’hiver, qu’il aurait fait n’importe quoi pour y échapper. Il lutta jusqu’à l’extrême limite de ses forces.

 

Il passa des jours et des nuits comme enterré vivant dans un sépulcre.

 

Puis tout d’un coup il n’y tint plus, la démence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d’amour et de douleur, prêt à tout, prêt à la catastrophe et à la mort.

 

Kaboul l’accompagnait et il n’essaya même pas de le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui à perdre haleine ; il courbait la tête contre le vent, ses pieds mouillés faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit de choses qui éclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien, ne voyait rien ; il n’avait qu’une vision, une hantise : être auprès d’elle, la revoir, la serrer entre ses bras….

 

De loin, il vit clignoter les lumières des maisonnettes et il entendit le ronflement de l’écoussoir dans la petite grange du voisin. Il vit l’homme, pareil à un fantoche grisâtre, gambader sur ses planches à bascule et perçut le fredonnement de sa chanson, comme l’autre soir qu’il avait passé par là. Il s’arrêta, la respiration coupée ; et, devant lui, s’arrêta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarté vague de la lampe à huile, comme un petit chien de boîte à jouets. Et, de même que la première fois, M. Triphon eut une hésitation avant d’aller plus loin.

 

Là tout semblait si digne, si tranquille, si probe. Personne n’y paraissait songer à mal ; tout y parlait de bon travail et de devoir ; lui seul venait s’y glisser comme un rôdeur, un malfaiteur. Une sorte d’envie le mordit au cœur. Il jalousait cette pauvreté, cet humble bonheur dans le devoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, qui trouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonner une chanson. Que fallait-il de plus au monde que le contentement ! Ce petit bonhomme-là n’était-il pas mille fois plus heureux que lui qui, matériellement, vivait dans l’abondance et ne travaillait que lorsqu’il en avait envie ? Sa vie à lui ne serait-elle pas bien plus heureuse s’il réparait le mal qu’il avait fait à la pauvre Sidonie, s’il l’épousait et allait vivre avec elle humblement ? M. Triphon était dans des dispositions sentimentales, tous ces temps-là ; le remords, quelquefois, lui montait par bouffées à la gorge. Ses yeux se remplirent de larmes d’attendrissement et il n’hésita plus. D’un pas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr’ouverte, la grille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers la maison et s’arrêta devant la porte. Dans l’obscurité il avança la main pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Ses doigts tâtonnaient sur le, bois rugueux ; et il se sentait là comme un voleur, qui va s’introduire par effraction. A l’intérieur, derrière la porte fermée, il entendait le clapotement monotone des bobines retombant sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteur sur les dalles et la résonance d’un tisonnier avec lequel on attisait le feu. N’arriverait-il donc pas à empoigner ce sacré loquet ! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose de blanchâtre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d’une ombre noire, qui jappait. « Kaboul !… nom de Dieu ! » cria-t-il, d’une voix sourde. C’était Kaboul donnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escalade après un tronc de pommier, contre lequel le chien s’arc-bouta de ses pattes de devant. Cependant, à l’intérieur de la maisonnette, c’était tout à coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnait plus, les bobines cessèrent de clapoter sur le carton glacé, les sabots étaient muets. Alors une voix s’éleva, une voix de femme qui demandait d’un ton troublé :

 

– Qui est là ?

 

– C’est moi, la patronne, n’ayez pas peur, répondit-il machinalement, la gorge serrée d’émotion.

 

– Qui, vous ? répéta la voix, plus pressante.

 

– Moi, la patronne, M. Triphon, murmura-t-il d’une voix étranglée, au trou de la serrure.

 

Il y eut une vague rumeur. Il lui sembla entendre des cris d’effarement étouffés ; puis, pendant quelques secondes, de nouveau un silence de mort régna. Derrière lui, dans l’obscurité, il entendait le chat sur le pommier cracher sa colère et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez. Lentement les sabots s’avancèrent vers la porte, qui s’ouvrit avec prudence.

 

– Puis-je entrer ? demanda-t-il, haletant et presque suppliant.

 

Il avait en face de lui la mère de Sidonie. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, maigre, avec de grands yeux clairs. Elle devait avoir été jolie dans sa jeunesse, comme sa fille. « Tiens, c’est vous, Monsieur Triphon », dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entre leurs jambes et elle ferma doucement la porte.

 

Une sorte de paravent en planches masquait à moitié la cuisine ; il s’arrêta sur le seuil, avança la tête et demanda d’une voix timide, comme il eût fait dans n’importe quelle maison étrangère : « Je ne vous dérange pas ? » En même temps il entra. Trois jeunes filles étaient assises autour d’une table basse près de la fenêtre à menus carreaux, avec leur coussin de dentellière sur les genoux. Une lampe les éclairait, dont trois bocaux remplis d’eau grossissaient les rayons clairs sur la finesse délicate et compliquée de leur ouvrage.

 

– Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphon d’une voix qui tremblait.

 

Six beaux yeux clairs s’étaient levés ; quatre restèrent fixés sur lui avec persistance, deux se baissèrent aussitôt, regardant, mouillés, le métier à dentelle. Et deux voix douces répondirent timidement : « Bonsoir, Monsieur Triphon », tandis que la troisième gardait le silence. C’étaient Sidonie et ses deux jeunes sœurs. Une vive rougeur avait coloré ses joues, qui lentement s’atténuait. De ses doigts tremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement au travail. Les deux petites sœurs ne bougeaient pas, muettes de curiosité et d’émotion angoissée.

 

La mère jeta quelques brindilles sur le feu, qui crépita, et dit dans son trouble :

 

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu, quelle affaire !

 

– Je suis venu…, commença M. Triphon d’une voix sourde.

 

Mais aussitôt il s’arrêta, suffoqué, ne trouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu’il était là, il ne savait plus que faire ni que dire. Il était venu pour la revoir, dans un élan de tendresse et de remords irrésistible et il n’avait pas une parole, pas un geste, pour exprimer le tumulte de ses sentiments. Il considérait Sidonie, qui gardait un mutisme farouche, et ses lèvres frémissaient, sans articuler un son. Enfin, d’un effort violent, il put bégayer :

 

– Sidonie… puis-je encore venir te voir ?

 

Elle ne dit rien, les bobines tambourinaient sur le carton glacé, mais elle inclina la tête, comme en signe d’acquiescement. La mère se tenait droite et figée devant le feu ; les petites sœurs demeuraient immobiles, leurs beaux yeux clairs fixés sur lui.

 

– Sidonie…, reprit-il avec angoisse, je ne peux plus vivre ainsi, il me faut te revoir.

 

De nouveau elle inclina la tête, sans répondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva ses yeux mouillés de larmes, les tint longuement fixés sur lui. Il se précipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglot brusque s’échappa de sa gorge. La mère vint vers lui, avança une chaise et dit :

 

– Asseyez-vous, monsieur Triphon.

 

Il s’assit…. Il s’assit tout près de Sidonie et la regarda avec tendresse. Sa respiration était oppressée et haletante. La sueur perlait sur son front. La présence importune des deux petites sœurs ébahies et curieuses le gênait. Il les regardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidées, elles baissèrent la tête et se remirent machinalement au travail. Les bobines tapotaient doucement. Peut-être, si elles n’avaient pas été là, les mots qu’il fallait dire lui seraient-ils venus. Maintenant, il ne trouvait que cette banalité, qui sonnait, discordante, à ses propres oreilles :

 

– Comment vas-tu, Sidonie ?

 

Elle se remit à pleurer. Aussi, cette question ! Il n’aurait rien pu lui demander de plus maladroit ni de plus stupide : il le sentait.

 

– Comment voulez-vous que j’aille ! répondit-elle enfin, profondément navrée.

 

Il la regarda à la dérobée. Ses joues tendres avaient conservé de leur fraîcheur et le profil était resté fin et pur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondulés. La taille s’alourdissait…. Il essaya de se ressaisir, mais son esprit demeurait agité et troublé. Il sentait des lacunes dans son cerveau. Que venait-il faire ? Quel était son but ? Il l’ignorait lui-même. Les choses ne se précisaient pas en lui. Venait-il la consoler et la réconforter d’une promesse solennelle de l’épouser ?

 

Il s’effraya à cette idée, qui le glaçait. Mais, quoi alors ? Pourquoi restait-il là à ne rien dire ? Que devaient-ils penser ?

 

Qu’attendaient-ils de lui ? Il lui fallait s’expliquer – dire, faire quelque chose !

 

Dans sa détresse, il ouvrit son veston et sortit son portefeuille. Il avait de l’argent sur lui et déplia d’une main tremblante trois billets.

 

Timidement, il fit signe à la mère et lui remit l’argent. « Voilà, dit-il, c’est pour vous… c’est pour vous autres, pour vous aider ».

 

Il baissa la tête, s’attendant à de durs reproches.

 

A la vue d’une telle somme la mère eut presque peur et le regarda bouche bée, avec de grands yeux. Elle en oublia de le remercier et ne sut rien dire. Les petites sœurs, les joues en feu, se remirent nerveusement à remuer leurs bobines. Les traits de Sidonie se contractèrent en une douloureuse amertume et soudain ses larmes coulèrent. Son émotion fut aussitôt contagieuse. La mère à son tour se prit à pleurer ; de même les jeunes sœurs, qui se levèrent et quittèrent la pièce. M. Triphon lui-même était si profondément bouleversé qu’il enlaça Sidonie en gémissant et la tint longuement embrassée. Inquiété par la scène, Kaboul se mit à aboyer.

 

Cette voix les ramena au sens de la réalité. M Triphon lança un coup de botte à Kaboul, et Sidonie, séchant ses larmes, appela le petit chien auprès d’elle pour le caresser. Il la reconnut bien dès qu’il entendit sa voix, lui lécha la main et remua la queue.

 

– C’est une bonne petite bête fidèle, monsieur Triphon, dit la mère en passant son tablier sur ses joues.

 

– Oui, mais il fait trop de bruit, répondit M. Triphon.

 

Ce banal colloque suffit à dégager l’atmosphère, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de la situation cédait à une appréciation plus saine et plus modérée. A quoi bon se désoler en pure perte ! Les choses étaient ce qu’elles étaient et les larmes n’y changeraient rien. La mère ne fit entendre nul reproche et les beaux sentiments généreux dont M. Triphon était tout gonflé refluèrent vers les profondeurs de son âme impressionnable. Comme d’un accord mutuel et tacite, ils ne parlèrent plus du passé ; et M. Triphon se sentit un moment à l’aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visite de politesse. Les sœurs rentrèrent et furent s’asseoir devant leur ouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n’était arrivé. Les petites bobines clapotantes voletaient affairées, abeilles diligentes, au-dessus du carton glacé des coussins.

 

– Comment ça va-t-il à la fabrique ? demanda Sidonie au bout d’un instant, d’une voix blanche.

 

– Oh ! il y fait bien tranquille…, bien triste…, bien ennuyeux, répondit-il sur le même ton.

 

Son air désenchanté semblait dire que pour lui tout charme en avait disparu depuis qu’elle ne s’y trouvait plus. Nouveau silence. Les bobines tambourinaient ; la mère préparait le repas du soir près de l’âtre.

 

– Est-ce vrai que vous allez vous marier avec mademoiselle Dufour ? demanda Sidonie tout à coup.

 

Il sursauta violemment et un afflux de sang lui monta aux joues.

 

– Des mensonges ! des mensonges ! des mensonges ! s’écria-t-il avec force. Qui vous a dit ça ?

 

Elle sourit, surprise et contente. Ses beaux yeux le remercièrent d’un long regard pour sa violente explosion de franchise. Mais lui se sentait humilié, mécontent. L’évocation brusque de l’avanie subie le mordait amèrement au cœur et, durant quelques instants, il éprouva un regret aigu d’être revenu vers Sidonie. Il mesura l’abîme social qui les séparait : il ressentit une déchéance morale, vit l’impossibilité de se relever. Il avait lui-même fixé son sort ; un recul n’était plus possible.

 

Les jeunes sœurs, qui d’émotion avaient laissé choir leurs bobines, les relevèrent et recommencèrent doucement à tambouriner ; la mère, qui avait prêté la plus vive attention à sa réponse, se remettait lentement à tourner avec une grosse cuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grand chaudron pendu sur l’âtre. Agacé, M. Triphon haussa les épaules comme pour chasser une pensée importune. Tant pis ; il l’avait dit ; le sort en était jeté. Il prit sa pipe et la bourra.

 

– Marie, une allumette ! commanda la mère à l’une des petites.

 

Marie se leva, courut à la cheminée, frotta une allumette et vint la présenter à M. Triphon.

 

– S’il vous plaît, monsieur Triphon, dit-elle humblement, avec un joli sourire.

 

M. Triphon alluma sa pipe, en regardant la petite avec aménité. C’était une jolie enfant de seize ans, bientôt jeune fille, fraîche, avec des yeux bleus très tendres. Elle deviendrait, à sa façon, une aussi belle fille que sa sœur, pensa M. Triphon. Il en éprouva comme une sensation de vanité et de bien-être. Il tira quelques bouffées gourmandes de sa pipe et sourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem.

 

Dehors, devant la porte, il y eut tout à coup un bruit de sabots qu’on secoue. Troublé dans sa béatitude, M. Triphon leva des yeux inquiets.

 

– Oh ! ce n’est rien, dit la mère d’un ton rassurant. C’est le père et Maurice qui reviennent.

 

M. Triphon devint tout pâle. Le père et le frère ! Il n’y avait plus du tout pensé. Il se sentit envahir comme d’une coulée froide. Qu’allait-il se passer ? Le père outragé ne lui montrerait-il pas la porte en un geste d’indignation ? Est-ce que le fils ne le prendrait pas à la gorge pour le flanquer dehors ? Machinalement, comme pour se mettre en état de défense, il s’était levé.

 

– N’ayez pas peur ; restez assis, monsieur Triphon, lui dit la mère avec conviction.

 

Et, à leur tour, les filles hochèrent la tête en signe de tranquillité.

 

La porte s’ouvrit et les deux hommes entrèrent. Un moment ébahi, le père regarda fixement le visiteur inattendu. Durant une seconde, il y eut comme un éclair de colère et de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femme d’un œil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sa casquette, murmura « bonsoir », d’une voix à peine perceptible, et, le pas pesant, s’avança vers l’âtre. Le fils aussi, un long garçon dégingandé, s’arrêta un moment, interdit, toucha le bord de sa casquette, murmura « bonsoir », et se dirigea, les bras ballants, vers l’âtre.

 

– Père Neyrinck…, commença M. Triphon d’une voix étranglée. Mais il ne put continuer ; il s’arrêta, suffoqué, les traits contractés et d’une pâleur livide. « Père Neyrinck… », reprit-il au bout d’un instant, raidi et presque tragique, « père Neyrinck, je suis ici… et vous pouvez me mettre à la porte, si vous voulez… mais je suis ici… je suis ici… parce que je veux revoir Sidonie… parce que je ne veux pas la laisser seule… dans le malheur. »

 

Il s’arrêta encore et dut reprendre haleine. Un sanglot s’étouffa dans sa gorge. Il n’en pouvait plus. Sidonie avait baissé la tête et pleurait ; et les deux jeunes sœurs, rouges et immobiles d’émotion, regardaient tour à tour M. Triphon et leur père. Le père avait l’air plutôt gêné que méchant. Le fils considérait fixement le feu, comme si la chose ne le concernait pas. La mère, un peu nerveuse, se baissa vers son mari et lui dit à mi-voix, d’un ton confidentiel :

 

– Il a été bon pour nous. Il m’a donné beaucoup d’argent.

 

Le père hocha la tête ; il ne dit rien. Il était là comme un étranger dans sa propre maison. Visiblement, il ne se rendait pas un compte exact de la portée d’un tel événement ; et il regardait sa femme d’un œil interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu’il devrait bien répondre. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, au visage affable qui avait la couleur uniforme et terreuse de ses vêtements de travail. Il paraissait fatigué et jetait machinalement des regards obliques vers le chaudron fumant, comme si là se trouvait pour le moment ce qui l’intéressait le plus. Maurice continuait à garder le silence, l’air hypnotisé par la flamme crépitante du foyer.

 

– Il ne faut pas partir à cause de moi, monsieur Triphon, dit enfin le père avec effort, tout en regardant sa fille aînée.

 

D’un geste ému, M. Triphon exprima sa gratitude pour ces paroles conciliantes. La gêne devenait moins pesante ; un certain rapprochement semblait vouloir s’établir. Il tâta dans sa poche, prit son étui à cigares et l’ouvrit.

 

– Un cigare, père Neyrinck ? demanda-t-il en s’approchant de lui.

 

– Oh ! ça n’est pas nécessaire, monsieur Triphon, répondit le père avec un sourire de convoitise vers l’étui.

 

– Si fait, si, si, insista M. Triphon, qui lui donna trois beaux cigares.

 

– Je vous remercie beaucoup, monsieur Triphon ; j’en fumerai un après que j’aurai mangé, dit le père.

 

Et il prit le cadeau avec précaution, entre ses gros doigts tremblants.

 

M. Triphon se tourna vers Maurice, qui sourit en rougissant légèrement.

 

En recevant, lui aussi trois cigares il regarda ses sœurs, d’un air presque triomphant. Tout de suite il en alluma un.

 

– Est-ce qu’on mange bientôt ? demanda doucement le père à sa femme.

 

– C’est prêt ; dans cinq minutes, répondit-elle.

 

Elle défit le lourd chaudron de son crochet au-dessus de l’âtre et versa le contenu dans une large terrine de grès rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se répandit dans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins. M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait envie depuis longtemps, d’impatience fit entendre un long bâillement sonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maître.

 

– Kaboul, un bout de susucre ? dit Maurice en caressant le petit chien.

 

M. Triphon tendit la main à Sidonie :

 

– Eh bien, Sidonie, à un de ces jours, n’est-ce pas ?

 

– Vous reviendrez ? demanda-t-elle en le regardant avec des yeux tendres.

 

Les deux petites sœurs, muettes et immobiles d’émotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux.

 

– C’est permis ? sourit-il.

 

– Vous savez bien que oui, dit-elle en baissant les yeux et rougissant.

 

– Merci, dit-il, en lui serrant encore les mains avec ferveur.

 

– Quand viendrez-vous ? insista-t-elle, malgré tout vaguement méfiante.

 

Il hésita une seconde. La conséquence inéluctable de son premier pas déjà s’imposait, impérieusement.

 

– Dès que je pourrai ; après-demain, je pense, promit-il.

 

– Bien vrai ? Vous ne l’oublierez pas ?

 

– Soyez tranquille.

 

Sur un rapide bonsoir à toute la famille, qui le lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouva dehors, dans la nuit froide.

 

Le sentiment de la réalité reprit possession de lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme un pantin désarticulé sur ses planches à bascule et l’entendit fredonner sa chanson dans l’ébrouement de la roue tournoyante. Il eut à nouveau l’impression de quelque chose d’honnête et de digne, très au-dessus des préoccupations égoïstes qui l’avaient amené là. Il se sentait allégé d’un grand poids et néanmoins il n’était pas content de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu’il voulait. Il craignait le désenchantement pour soi-même et pour les autres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuait de lui ronger l’âme. Il avait bien agi, certes ; oui et non. Il venait d’oser un acte d’honnêteté et de franchise ; mais tout à l’heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Il entrevoyait la lutte inévitable et longue qui l’attendait.

 

Par un détour il rentra au village et passa devant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea à l’existence de ces trois vierges revêches qui, elles aussi, menaient une existence incolore et ratée.

 

Elles étaient là, demeuraient là, isolées dans la monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles de moi si elles savaient d’où je viens ? pensa-t-il. En imagination, il voyait les lèvres prudes se contracter, et le rouge de la pudeur offensée se répandre sur leurs joues pâles. N’avaient-elles donc jamais une révolte des sens ?

 

N’éprouvaient-elles jamais le besoin éperdu d’enlacer un homme, de lui plaquer les lèvres sur la bouche, comme il faisait avec Sidonie ? Il resta planté un moment, immobile, les yeux fixés sur la belle maison.

 

Les murs blancs se teintaient vaguement d’une clarté lunaire entre le noir des sapins environnants et, derrière les stores baissés de deux fenêtres, se dessinaient dans la nuit deux rectangles de lumière. M. Triphon se dit que, sans doute, elles se tenaient là, réunies toutes les trois autour d’une table. A quoi faire ? Lire ? Coudre ? Bavarder ? Il sentait avec une intensité cuisante l’inutilité totale de ces trois existences dévoyées autant que la sienne. Pourquoi ses parents n’avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de ces jeunes filles ? N’étaient-ils pas faits pour se comprendre, dans leur isolement réciproque ? Si ses parents s’y étaient pris à temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne serait probablement jamais arrivée. A présent c’était trop tard. Elles savaient tout et elles le méprisaient. Elles avaient horreur de lui.

 

Découragé, M. Triphon poursuivit sa route dans le silence de la rue déserte. Dans la fabrique, tassée comme une bête sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient ; la machine à vapeur faisait entendre des gémissements et des soupirs. M. Triphon baissait la tête. C’était comme si tout ce bruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le cœur. La silhouette noire de Kaboul, qui le précédait, dessinait sa taille de gnome à la lueur de la lanterne dans la haute remise ; et le petit chien s’arrêta une seconde, tourné vers son maître, pour voir s’il entrerait dans la « fosse aux femmes ». Elles y chantaient, derrière les vitres troubles, avec des voix nasillardes, de mélancoliques chansons flamandes. M. Triphon n’eut pas la moindre envie d’entrer. Il passa devant l’atelier, sans même y jeter un regard et s’arrêta près de l’écurie, où il entendait le bruit d’une querelle entre Pol et le « Poulet Froid ». Pol était pris de boisson, selon son habitude ; et, sur un ton menaçant, il rabrouait le « Poulet Froid », qui ne répondait que par monosyllabes, en jetant de la paille fraîche sous les pieds des chevaux.

 

M. Triphon passa. Ils n’avaient qu’à se débrouiller. Il entra dans le vacarme de la « fosse aux huiliers », où les six hommes, luisants d’huile, se démenaient devant les pilons trépidants. Ils s’amusaient de Feelken, qui faisait « Fikandouss-Fikandouss ! » et de Léo, poussant tout à coup son rugissement féroce, son terrible « Oooo… uuuu… iiii… », qui faisait tant enrager M. de Beule, lorsqu’il l’entendait du fond de la maison. La joue gauche d’Ollewaert était bossuée par une chique énorme ; et Pee et Miel s’en vinrent en souriant, d’un pas traînant, vers les huiliers : Pee tout blanc de farine comme un saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l’air plus bête que nature avec ses cheveux épais bas sur le front, ses petits yeux trop rapprochés et bigles. Free le considéra une seconde d’un œil fixe, puis lui cria à la face un « espèce de veau ! » qui fit rire les autres à se tordre. Berzeel, qui s’était encore battu le dimanche précédent, portait au menton une cicatrice noirâtre, plaquée là comme une sangsue ; et Pierken se tenait près de lui, lèvres closes et sourcils froncés, absorbé comme toujours dans les questions sociales et ses idées nourries par son petit journal.

 

M. Triphon s’empressa de filer par une porte de communication intérieure. Il y surprit Bruun, le chauffeur, qui espionnait par une fente ; mais, sans faire autrement attention à l’incorrigible mouchard, il passa et, par le jardin sombre, rentra à la maison. Lorsqu’il ouvrit la porte du vestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine à vapeur expirer dans un dernier soupir.

 

Le souper était prêt. M. de Beule, l’air maussade, déjà se dirigeait vers la salle à manger, suivi de sa femme, qui l’observait d’un air inquiet. Eleken vint servir et ils prirent leur repas en échangeant de rares paroles.

 

Encore un jour qui s’achevait, semblable à tant d’autres jours en leur invariable monotonie.


Inconnu(e)

XII


Cela devint très vite une habitude…. D’abord deux fois par semaine, puis trois fois et bientôt quatre à cinq fois, M. Triphon se rendait le soir, dans l’obscurité, à la maisonnette du jardinier.

 

Il y trouvait un chaleureux accueil, un bien-être, dont la douceur lui manquait tant à la maison. Il avait sa place désignée, à la petite table des dentellières, à côté de Sidonie ; il y était tout à fait à l’aise, reçu par tous comme s’il était de la famille. De temps en temps il régalait la mère et les jeunes filles de punch ou de limonade, qu’il apportait enfouis dans les poches de son pardessus. Alors la joie était grande, les joues s’empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envie d’être seul un moment avec Sidonie ; mais, comme il y avait là ses sœurs, il allait quelques instants avec elle dans la petite chambre à coucher près de la cuisine. D’abord, la mère s’y était résolument opposée. S’ils désiraient être seuls, ils n’avaient qu’à sortir. Ce qu’ils firent au début ; mais Kaboul les gênait, en jappant et donnant la chasse au chat ; ou bien il pleuvait ou neigeait ; ils avaient peur aussi d’être vus par les voisins. En vérité, c’était presque impossible par ce temps d’hiver ; et en fin de compte la mère se résigna, bien qu’à contre-cœur, à leur céder la petite chambre. Dès lors ce fut réglé : dès qu’il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et le suivait dans la chambrette. Les petites sœurs continuaient à travailler avec diligence : on entendait sans interruption tambouriner les petites bobines sur le papier glacé des coussins. Sitôt qu’elles s’arrêtaient, ne fût-ce qu’une seconde, la maman, bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle était fort irascible dans ces moments-là, et quand M. Triphon et Sidonie s’attardaient un peu trop à son gré, elle se mettait à faire du tintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour de l’âtre. Même après qu’ils étaient rentrés dans la cuisine, sa mauvaise humeur persistait quelque temps ; elle allait et venait à pas fébriles qui maugréaient. Les petites sœurs alors n’osaient plus lever la tête et s’absorbaient, les yeux brillants et fixes, dans leur besogne. Lorsque le père ou Maurice se trouvaient par hasard à la maison, les visites à la chambrette n’avaient pas lieu.

 

Quant à ses projets d’avenir, M. Triphon n’en parlait pas, et personne, du reste, ne l’interrogeait là-dessus. De part et d’autre, on paraissait satisfait de la situation présente ; plus tard elle se dénouerait d’elle-même. Il y avait entre eux une sorte d’accord tacite : M. Triphon continuerait à venir chez eux et s’occuperait de Sidonie et plus tard de l’enfant. Savoir s’il l’épouserait, cela demeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu’il avait promis, solennellement, un soir de vive effusion et de tendresse, c’est qu’il n’en épouserait jamais d’autre. Cela suffisait. Ils étaient contents. Ils acceptaient la chose. La mère n’y avait mis qu’une seule condition : pas d’autre enfant, avant de l’avoir épousée. Il en avait fait la promesse formelle.

 

Le père et Maurice non plus ne voyaient pas d’inconvénients graves à ses visites répétées. Le père avait bien dit qu’il fallait se tenir sur ses gardes, se méfier des voisins jaloux et de leurs commérages ; mais il n’avait pas autrement insisté. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le père. Généralement, on le mettait au courant des choses après qu’elles étaient arrivées ; et il s’en arrangeait. Maurice signifiait moins encore. D’habitude on ne lui disait rien et il n’en demandait pas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le fait accompli, si ça l’intéressait. En fait, les deux hommes ne savaient pas que M. Triphon venait si fréquemment chez eux. Par ces longues soirées d’hiver, il pouvait arriver de bonne heure et être reparti avant l’heure de leur retour. Et, lorsqu’ils ne trouvaient pas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ils ne s’informaient pas de sa visite ; les femmes, de leur côté, s’étaient entendues pour n’en rien dire, si les hommes ne posaient aucune question. Lorsque M. Triphon y était encore au moment où père et fils rentraient, les choses se passaient à peu près comme la première fois : on se saluait avec un peu de gêne ; on échangeait quelques banalités sur le temps et la prochaine moisson ; puis, distribution généreuse de cigares, qui étaient toujours acceptés avec le plus vif empressement. Après quoi, M. Triphon prenait bien vite congé, pour ne pas les gêner pendant qu’ils prenaient leur modeste repas. Père et fils étaient résignés aussi bien que la mère et les sœurs ; ils se sentaient trop las pour se tourmenter l’esprit à des histoires. Le mal était fait. Évidemment, il eût mieux valu que cela ne fût pas arrivé ; mais elle n’était ni la première ni la dernière qui se trouvait dans le même cas. Et il y avait du moins une consolation : il serait riche plus tard et toujours à même de prendre généreusement soin d’elle et de l’enfant. Du reste, il avait déjà fait preuve de grande générosité. Il donnait à Sidonie et à sa mère à peu près tout l’argent dont il disposait. Vraiment, il ne pouvait pas faire mieux pour le moment.

 

L’accident qui arrivait à Sidonie aurait pu tout aussi bien être l’œuvre d’un garçon sans le sou, et alors les conséquences auraient été infiniment plus graves. Cette idée était plutôt réconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le père et le fils souhaitaient parfois que M. Triphon vînt un peu plus fréquemment les voir, à cause des bons cigares….


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XIII


Ainsi se passa l’hiver. Il y eut d’abord des jours sombres, avec de lourds nuages, qui flottaient bas, comme s’ils étaient chargés de boue ; puis vinrent la neige et la gelée ; puis le dégel, puis encore de très fortes gelées, suivies d’une neige abondante par un vent glacial. Toute la contrée était ensevelie sous l’immense nappe blanche, les maisonnettes semblaient plus petites et prenaient des tons décolorés au milieu de tout ce blanc. La fumée des cheminées était fauve et bistre dans le gris opaque du ciel.

 

Les gens restaient chez eux, s’acagnardaient aux coins de l’âtre, dans un besoin d’intimité et de bien-être. Les grandes chambres des maisons cossues restaient glacées et sombres ; la bonne chaleur vivifiante se gardait sous les solives basses et enfumées des humbles chaumines ; et chaque fois que M. Triphon entrait dans la maisonnette de Sidonie, il y goûtait une sorte d’intimité douillette qui n’existait pas chez ses parents et qui l’y retenait comme une longue et douce caresse. Il aurait bien voulu y rester toujours, la pipe aux lèvres, Kaboul roulé en boule à ses pieds, les jambes allongées vers la flamme dansante de l’âtre, où ses yeux suivaient des pensées pleines de charme, l’esprit bercé par le tambourinage léger des bobines, qui rebondissaient sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il eût voulu y vivre, toujours, toujours, simplement et humblement, comme eux vivaient ; il eût voulu partager leur frugal repas du soir, s’amuser doucement au bavardage des jolies filles, puis y dormir devant le feu, avec Sidonie dans ses bras. Pourquoi cela ne se pouvait-il pas ? Pourquoi ne pouvait-il rester là, simplement et naturellement, comme Kaboul et Minou, d’abord des ennemis farouches, et maintenant des amis inséparables, enroulés ensemble sur les dalles, devant la bonne chaleur du feu ? Ils s’y endormaient comme des êtres humains et M. Triphon contemplait ce spectacle en souriant, presque avec une pointe de jalousie.

 

La vieille horloge, droite et raide comme une aïeule desséchée dans son coin, comptait de son tic-tac lent et monotone ces instants de reposant bonheur qui s’égrenaient dans le néant. Le rouge de la flamme se reflétait en danses capricieuses sur les cuivres luisants et les étains ternis le long des murs ; le plafond bas aux solives brunes était comme une cuirasse de protection et de sécurité, qui ne laissait rien entrer de l’inclémence du dehors, ne laissait rien échapper du charme et des délices du dedans. Parfois il se sentait là comme sur une île bienheureuse, seule au milieu d’une mer mauvaise, gonflée de périls.

 

Car, chaque fois, il y avait risque pour lui à s’y rendre, et risque aussi à s’en retourner. La neige rendait les nuits trop claires ; chaque silhouette se détachait avec une inquiétante netteté. Il était presque impossible qu’on ne l’aperçût pas quelque soir. Avec les jours plus longs, le danger grandissait. Comment s’arrangerait-il lorsque, le printemps et l’été venus, les gens restaient parfois, jusque tard dans la nuit, à prendre le frais devant leur porte ? Problème qui lui paraissait insoluble et auquel il préférait ne pas penser encore.


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XIV


Un soir qu’il était assis là, comme de coutume à fumer sa pipe, auprès des dentellières, des pas lents résonnèrent au dehors, sur le dallage de briques le long du mur. Puis quelqu’un secoua la neige de ses sabots et des doigts discrets frappèrent doucement à la porte.

 

– Mon Dieu ! Qui ça peut-il être ! s’écrièrent les jeunes filles inquiètes.

 

Bien sûr, ni le père, ni Maurice. Ce n’était pas encore leur heure et ils ne frappaient pas à la porte pour entrer.

 

– Continuez votre travail ; j’irai voir, dit la mère, elle-même troublée.

 

Elle alla vers la porte. Les bobines, un instant arrêtées, recommençaient à tambouriner tout doucement.

 

– Qui est là ? cria-t-elle d’une voix aigre.

 

– C’est moi, Ivo, répondit du dehors une voix enjouée.

 

– Mon Dieu ! C’est Ivo, notre voisin. Vite, M. Triphon, cachez-vous dans la chambre ! dit Sidonie à voix basse.

 

M. Triphon se leva d’un bond, entra dans là chambre. Mais il en ressortit aussitôt, pour prendre Kaboul, qui était resté endormi devant le feu. Au même moment, la mère ouvrait la porte et Ivo, en entrant, se trouva nez à nez avec M. Triphon. Les yeux de la mère s’écarquillèrent d’angoisse et les jeunes filles ne purent réprimer un léger cri.

 

Ivo, qui entrait en souriant, était le petit teilleur de lin d’à côté, que M. Triphon voyait chaque soir en passant, dans son réduit poussiéreux, en train de se démener sur sa planche à bascule en fredonnant une chanson, comme s’il ne travaillait que pour son plaisir.

 

Ainsi que tout le monde au village, il connaissait bien M. Triphon, et une stupéfaction profonde, mêlée de gêne, parut sur ses traits, quand il le vit là, d’une façon aussi soudaine et inattendue. Un instant, il se figea dans une immobilité complète, bouche bée et les yeux ronds, puis il eut un mouvement comme pour déguerpir. Il se ressaisit néanmoins, prononça d’une voix timide un « Je ne dérange pas », puis s’avança d’un pas hésitant. Des flocons de neige restaient collés à sa casquette et ses épaules ; et, à le voir là, saupoudré de blanc par-dessus la couche de poussière jaunâtre qui le couvrait des pieds à la tête, avec ses petits yeux bleus rieurs et sa barbe jaune où la neige fondante faisait scintiller de menues étoiles d’argent, il faisait penser à un drôle de bon petit saint Nicolas pour rire, descendu, au grand plaisir des enfants, des froids nuages sur la terre. Après un « Bonsoir, tout le monde », il refusa de s’asseoir, parce qu’il n’avait pas le temps. Il sortit une petite bouteille de sa poche et demanda à la mère Neirynck si elle ne voulait pas lui prêter un peu d’huile. Il n’en avait plus et il lui fallait absolument teiller ce soir encore une ou deux bottes de lin.

 

– Mais oui, mon gars Ivo, mais oui, répondit la mère Neirynck, contente de pouvoir lui rendre service et d’acheter peut-être ainsi sa discrétion.

 

Elle lui prit des mains la petite bouteille et fut la remplir à la jarre, dans l’arrière-cuisine.

 

– Je crois qu’il neige, dit M. Triphon, sentant qu’il devait dire quelque chose. Je crains que ça ne recommence à tomber dru, ajouta-t-il avec un regard inquiet vers les volets fermés.

 

– Oui, n’est-ce pas, m’sieu Triphon, répondit aussitôt le petit teilleur. C’est trop, pas vrai ? Faudrait du temps sec à présent.

 

Les jeunes filles, les joues en feu et agitant fiévreusement leurs bobines, se mêlèrent à la conversation.

 

– Le pire, c’est pour les labours de printemps, dit Sidonie.

 

– Oui, surenchérit M. Triphon ; et les charretiers donc, avec leurs gros chariots le long des routes. Chaque jour je suis étonné de voir rentrer les nôtres.

 

– Oui mais, et quand le dégel viendra !… ajouta Ivo d’un ton important.

 

Les petites sœurs hochaient la tête d’un air grave et tout le monde était d’accord qu’un temps pareil, s’il durait, c’était la ruine. La conversation tournait aux plus sombres pronostics, comme de vieilles gens avec leur crainte enfantine de malheurs imaginaires. On eût dit que M. Triphon était venu chez les Neirynck uniquement pour épiloguer sur ce chapitre sans fin et que tout le reste était sans intérêt pour lui. La mère rentra avec la fiole remplie et la tendit au petit teilleur. Il sourit largement dans sa barbe blonde et se confondit en remerciements, promettant de rendre l’huile sous peu. Ça ne pressait pas, assura la mère Neirynck ; et M. Triphon, sortant son étui, lui demanda s’il désirait fumer un cigare.

 

– Ah ! m’sieu Triphon, ça n’est pas de refus, vous savez ! répondit le petit teilleur, dont toute la physionomie s’épanouit d’une joie gourmande.

 

Il riait d’aise, comme un tournesol radieux, dans sa barbe blanche, M. Triphon lui donna trois beaux cigares, avec lesquels il disparut dans la nuit neigeuse, riant tout haut et titubant de joie.

 

– Il ira raconter qu’il vous a vu ; c’est un petit bavard, dit la mère d’un air anxieux en revenant de fermer la porte.

 

– Je le crains aussi, répondit M. Triphon, la mine très abattue.

 

Les jeunes filles n’étaient pas aussi pessimistes.

 

– Il se taira à cause des cigares, pour en avoir encore à l’occasion, dit Sidonie.

 

Ses petites sœurs étaient du même avis. Il avait intérêt à se taire.

 

Mais la mère demeurait méfiante. « C’est un tel petit bavard ! » répétait-elle en hochant la tête ; et, pour la première fois depuis qu’il venait là, M. Triphon, inquiet, eut l’impression d’un grand danger immédiat qui menaçait son tranquille et doux bonheur. Il ne s’attarda pas ce soir-là. Il ne se sentait plus en sécurité. Ses adieux à Sidonie eurent quelque chose de triste et d’oppressé, comme s’il ne devait plus la revoir.

 

Il neigeait à gros flocons quand il se retrouva dehors ; et aussitôt il entendit, dans le ronron de l’écoussoir, fredonner le petit teilleur qui s’était déjà remis à l’ouvrage. Un instant il s’arrêta, se demandant s’il ne ferait pas bien d’entrer dire un mot au bonhomme. Après une minute d’hésitation, il résolut de n’en rien faire. Moins on le voyait, mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant un regard furtif dans la petite baraque où Ivo, sur la planche à bascule, se démenait dans le bruit et la poussière, en chantant comme s’il trépignait de joie. M. Triphon sourit. Les flocons de neige avaient l’air de voltiger comme des papillons blancs vers la lumière de la grangette ; il eut l’impression que là-haut, dans le ciel sombre, travaillaient d’autres teilleurs innombrables. Ils étaient animés par la chanson d’Ivo ; et tout cela se fondait en une harmonie étrange, où il y avait de l’allégresse et aussi de la douleur.


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XV


Ce fut peu de jours après cette aventure que M. Triphon crut remarquer un changement dans l’attitude des ouvriers de la fabrique à son égard.

 

Ils l’observaient parfois avec un sourire bizarre, énigmatique et Feelken prit pour habitude, chaque fois qu’il l’apercevait, de lancer son « Fikandouss-Fikandouss », à quoi Léo répondait par un « Oooo… uuuu… iiii » rugissant. Les autres riaient : Free, immobile, perdu dans ses pensées, devant les pilons rebondissants ; Berzeel, parfois bruyant et violent. Ollewaert s’enfonçait dans la bouche une chique énorme, comme s’il allait l’avaler ; et même ce Poeteken, d’ordinaire si tranquille et si timide et qui avait fini par épouser « La Blanche », s’oubliait à regarder M. Triphon avec des yeux brillants et vifs, qui semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee, tout blanc comme un bonhomme de neige, quittait volontiers ses meules cliquetantes pour se mêler aux choses mystérieuses qui se manigançaient près des pilons et Bruun était constamment derrière l’une ou l’autre porte, à écouter et espionner. Seul, Pierken, comme toujours absorbé par les graves problèmes sociaux qu’il étudiait dans son petit journal, ne s’occupait de rien ; et Miel, cette espèce de veau, qui ne comprenait goutte à ce qui se passait, restait là, bouche bée et immobile, à regarder auprès des autres.

 

M. Triphon devenait chaque jour plus méfiant. Il avait l’impression qu’il se tramait quelque chose contre lui et s’inquiétait de ne rien découvrir. Son instinct l’avertissait de bien se tenir sur ses gardes.

 

Le petit teilleur avait-il bavardé, comme le craignait la mère Neirynck ?

 

Savait-on, à la fabrique, qu’il continuait à fréquenter Sidonie et allait chez elle ? M. Triphon, désespérant d’élucider le mystère dans la « fosse aux huiliers », chercha à s’enquérir dans la « fosse aux femmes ».

 

Il y apprendrait peut-être d’avantage. Mais là aussi lui fut opposée une attitude à laquelle il ne s’attendait pas. Dès que les ouvrières apercevaient seulement le bout de la queue de Kaboul, les conversations, qui allaient grand train jusqu’à ce moment-là, s’arrêtaient net. Au moment où il entrait, plus un mot ; ou bien, ce qu’elles disaient alors était d’une telle banalité que l’on n’aurait pas eu l’idée d’écouter ou de se mêler à la conversation dans le fallacieux espoir d’apprendre rien de sérieux. De même, la façon d’être des charretiers avait changé. Pol faisait de drôles d’allusions lorsqu’il était ivre ; et le « Poulet Froid » parlait avec une emphase bruyante de toutes sortes de bonnes choses que pouvaient se permettre les gens riches dans ce monde. Assez souvent Justin-la-Craque et son aide Komèl venaient se mêler à l’entretien ; et alors cela devenait fou. Justin racontait des histoires à tomber à la renverse ; Komèl y ajoutait un mot de temps en temps, avec ses yeux aqueux d’ivrogne fixés avec un intérêt étrange sur M. Triphon, et son long nez rouge qui semblait rire tout seul dans sa face de suie.

 

Enfin, à la maison aussi, M. Triphon put s’apercevoir d’un changement, qui y rendait l’atmosphère encore beaucoup plus pesante qu’elle n’était déjà. M. de Beule rôdait par les couloirs et les pièces, gros de rage concentrée, et on voyait bien que sa femme était dans l’abattement et souvent ne savait comment s’y prendre pour n’être pas rabrouée méchamment par son mari. Une sourde irritation suintait des murs ; et Sefietje qui, tel un baromètre, annonçait toujours avec exactitude les variations d’humeur de la famille, allait et venait en silence avec des soupirs. Quant à la deuxième servante, Eleken, on ne la voyait presque plus. Dès que son ouvrage était fini, elle allait se cacher on ne savait où ; c’est à peine si on entrevoyait parfois un bout de sa jupe, en fuite derrière un mur ou une porte. Quelque chose de très angoissant couvait partout ; et, sans rien savoir de précis, M. Triphon ne doutait pas que l’orage ne fût près d’éclater sur sa tête.


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XVI


Il éclata, et, bien qu’attendu, plus brusquement et avec plus de violence que M. Triphon n’eût pensé. Il éclata un dimanche soir, au moment où M. Triphon sortait pour aller voir Sidonie.

 

Accompagné de Kaboul, il avait déjà la main sur le bouton de la porte, quand tout à coup M. de Beule, surgissant de son bureau, lui demanda d’un ton bref :

 

– Où allez-vous ?

 

M. Triphon perdit la tête. Depuis des mois son père ne lui adressait plus la parole, ne s’occupait pas de lui, répondait à peine, par un grognement hargneux, à son salut matin et soir. M. Triphon fut tellement interloqué par ce changement soudain qu’il resta quelques instants immobile, la main sur le bouton de la porte, sans trouver de réponse.

 

– Eh bien ? Vous n’avez pas compris ? Je vous demande où vous allez ? répéta M. de Beule d’un ton acerbe.

 

– Faire un petit tour, dit à la fin M. Triphon en regardant son père d’un air mal assuré.

 

– Un tour chez les garces ! tonna M. de Beule avec fureur.

 

Et, d’une voix menaçante, autoritaire :

 

– Vous resterez ici, nom de nom ! Ou bien vous ne remettrez plus les pieds à la maison !

 

– Comme vous voudrez, répondit M. Triphon sans se fâcher ni demander aucune explication.

 

Et, lentement, il rebroussa chemin.

 

Mais la colère de M. de Beule ne s’apaisait pas devant pareille humilité ; il bouillonnait intérieurement ; tout son être frémissait. Sa femme, qui de loin l’avait entendu « partir » en face de son fils, accourut en larmes, avec des gémissements. M. Triphon comprit nettement qu’ils savaient tout et qu’une scène violente devait avoir eu lieu déjà entre les deux époux. M. de Beule, se retournant contre sa femme, à nouveau l’abreuva de violents reproches, comme si elle seule était la cause de tout. C’était elle qui l’avait ainsi élevé ; elle qui toujours s’était montrée faible, beaucoup trop faible pour ce fils aux mauvais penchants ; elle qui en avait fait un fainéant ; elle qui avait introduit dans la fabrique cette fille… cette… cette roulure, cause unique de toute leur honte et de tous leurs malheurs. M. de Beule, « partait » comme un dément ; il ne se possédait plus ; sa femme ne cessait de pleurer et de gémir, tandis que M. Triphon, devant cette violente sortie, demeurait stupéfait de les voir ne rien ignorer, jusqu’aux moindres détails, de ses escapades réitérées. Évidemment, ils étaient renseignés depuis longtemps ; et cela avait dû fermenter et bouillonner en eux, alors que lui vivait dans la douce et trompeuse illusion qu’ils ignoraient tout. Le nom de Sidonie ne fut même pas prononcé. C’était du reste bien superflu. Tous comprenaient parfaitement, encore que M. de Beule, en laissant déborder sa rage et son mépris, employât parfois le pluriel dans ses invectives, comme si son fils se fût compromis avec une ribambelle de femmes perdues. Enfin, en quelques mots secs, hachés, il dicta ses conditions : Rompre sur-le-champ avec cette femme et retourner à une existence convenable, ou quitter la maison immédiatement, sans rémission ni retour. « C’est la fable de toute la commune ! » rugit-il. « Je n’ose plus me montrer dans la rue ! Les honnêtes gens me tournent le dos ! »

 

M. Triphon sentit comme un froid glacial qui le pénétrait jusqu’aux moelles, ainsi qu’une faiblesse étrange qui lui coupait les jambes. Il avait bien eu certaines craintes, cette sensation vague et angoissante que l’aventure ne pouvait pas durer ainsi, indéfiniment. Mais il n’aurait jamais cru, non, jamais, en être déjà à ce point d’avoir à choisir sans plus feindre ni tergiverser ; choisir, comme on choisit entre la vie et la mort….

 

Que faire maintenant ? Où aller, que devenir, à présent que le fil était si brusquement, si brutalement tranché entre elle et lui ? C’était le fil même de l’existence. On venait de lui enlever soudain tout… tout ce qui valait la peine de vivre. Son esprit chancelait ; il était étourdi par ce vide immense, cet abîme de néant qu’il sentait tout à coup en lui, là même où, l’instant auparavant, s’entassaient encore des trésors de joie. Il aurait voulu s’indigner, défendre son bonheur, se révolter avec rage contre les obstacles et il n’en avait plus la force. Il ne sentait plus que sa faiblesse : son infinie, son impuissante et désespérante faiblesse.

 

– C’est bien, dit-il soumis ; c’est bien.

 

Et il le répéta encore comme si, dans sa noire désolation, il ne trouvait plus d’autres mots : « C’est bien ; c’est bien ! » Tout de même, en une révolte soudaine, il se fâcha. Il lança un regard mauvais à son père et gronda, tout frémissant :

 

– Pas besoin de faire tant de boucan.

 

M. de Beule ne répondit pas. Sans doute estimait-il en avoir assez dit.

 

Les épaules gonflées, il rentra dans son bureau, pendant que sa femme, les mains jointes, implorait des yeux M. Triphon. Sefietje, les pommettes rouges d’agitation, parut dans le couloir pour demander un détail à Mme de Beule concernant le souper ; le bout de la jupe d’Eleken disparut en coup de vent derrière une porte. Kaboul, surpris que son maître n’eût pas ouvert la porte d’entrée, d’impatience se mit à bailler tout haut. Muche, qui était resté dans le couloir, vint flairer méticuleusement son collègue, comme si c’était un chien étranger qu’il rencontrait là pour la première fois. Rassuré par son examen, il se mit à gratter à la porte du bureau de M. de Beule. Celui-ci l’entr’ouvrit, le petit chien se faufila par l’ouverture en frétillant de la queue et la porte se referma avec un bruit sec, au son hostile dans l’oppressant silence.

 

On eût dit que la maison même grondait, menaçante et hargneuse.


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XVII


Les jours qui suivirent furent sinistres. M. Triphon avait l’impression qu’il était surveillé, espionné, suivi, partout où il allait. Il n’avait plus confiance en personne ; et sa haine contre le petit teilleur était féroce, car il ne doutait pas un seul instant que celui-ci n’eût tout ébruité.

 

Il n’avait plus revu Sidonie. Il n’osait y retourner. Mais il lui avait tout expliqué dans une lettre et, surexcité par tant d’obstacles, fait le serment solennel que jamais, quoiqu’il arrivât, il ne la quitterait.

 

Il jurait de la revoir malgré tout, de même que rien au monde ne l’empêcherait de s’occuper d’elle et de l’enfant qui allait naître ; seulement, il lui fallait prendre patience, attendre que les circonstances devinssent plus favorables. Il lui disait comme il était désolé de ne plus aller chez elle, de ne plus avoir de ses nouvelles ; mais cela aussi reviendrait, avec le temps, quand l’orage se serait peu à peu apaisé.

 

Dans l’usine, sur les physionomies et dans la façon d’être des ouvriers à son égard, il pouvait observer, et presque lire, l’effet produit par la scène à la maison. Évidemment, ils étaient au courant de tout et ils le narguaient en silence, parfois avec de vagues allusions, le plus souvent d’un simple regard ou d’un sourire et toujours avec une joie maligne. Feelken, par exemple, avait maintenant un petit ton spécial et agaçant pour prononcer son « Fikandouss-Fikandouss », lorsqu’il apercevait M. Triphon ; de même que Léo mettait on ne sait quel insupportable sous-entendu moqueur et sournois lorsqu’il lançait, en nuance quelque peu atténuée, son odieux « Oooo… uuuu… iiii ». Il supportait mal le regard fixe et le sourire muet de Free, Berzeel et Ollewaert ; et, un jour, sa fureur éclata devant la face stupide de Miel, qui était là à bayer devant lui, immobile, comme s’il considérait une bête curieuse.

 

– Espèce de veau ! Qu’est-ce que tu as à me bayer ainsi à la figure ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, avec des yeux furibonds.

 

– Ha… ha… sais pas, moi ! s’effara Miel, abasourdi.

 

– Occupe-toi de ton travail, nom de Dieu ! grogna M. Triphon en lui tournant le dos.

 

Cette sortie inattendue ne manqua pas de faire impression. Les visages des ouvriers devinrent tout à coup sérieux et ils n’eurent plus d’attention que pour leur besogne. Un bref instant M. Triphon sentit en lui la force et le prestige d’une victoire remportée. Tout plein de lui-même, fier, il quitta la « fosse aux huiliers » et s’achemina à travers la cour vers la « fosse aux femmes ». Mais avant d’en atteindre la porte, il s’arrêta, l’oreille tendue, les sourcils froncés de colère.

 

Derrière son dos, dans l’huilerie, retentissait un vacarme de possédés.

 

Léo rugissait à tue-tête son abominable « Oooo… uuuu… iiiii… » et le « Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss » de Feelken faisait rage, pendant que les autres riaient, gueulaient, chahutaient, comme en une folie d’émeute.

 

– Nom de nom de nom de Dieu ! répétait M. Triphon en trépignant de fureur.

 

Dans la cour arrivait Justin-la-Craque avec une barre de fer, suivi de son aide Komèl, qui portait une pince et un marteau. Tous deux étaient visiblement sous l’influence de la boisson. Justin se planta devant M. Triphon, le regarda fixement de ses yeux vitreux, et commença à fredonner en sourdine son obsédant O Pépita. Il s’arrêta net, grinça des dents et, comme en un accès de rage concentrée :

 

– Ooooo… Monsieur Triphon ! Oooo… monsieur Triphon, si vous saviez ce que moi je sais !

 

– Qu’est-ce que vous savez, Justin ? demanda M. Triphon agacé.

 

– Oooo… Pépita ! Pépita ! Pépita ! gronda l’ivrogne en sourdine.

 

Puis, brusquement, très haut, avec une petite voix d’enfant :

 

– Ooooo… Pépita ! Pépita ! Pépita !

 

– Et puis, qu’est-ce que vous savez ? insista M. Triphon impatienté.

 

Justin-la-Craque secoua la tête avec véhémence et ne dit plus rien. Il se hâta vers la fabrique, comme s’il n’avait plus une minute à perdre ; et Komèl le suivit, hochant la tête en souriant, avec un drôle de frétillement de son long nez rouge, qui faisait penser à un bec de dindon. Tous deux disparurent dans le vacarme assourdissant de la « fosse aux huiliers ».

 

Soudain apparut la queue en trompette de Muche, suivi de M. de Beule, gonflé, cramoisi, terrible. Il fronça comme un ouragan dans l’huilerie et aussitôt M. Triphon l’entendit « partir » avec frénésie ; les perturbateurs avaient leur compte. Le bruit de ses éclats de voix dominait le tonnerre trépidant des pilons. Il hurlait, comme toujours, qu’il flanquerait tout le monde à la porte, et, hoquetant de rage, il revint avec Muche dans la cour, bouscula M. Triphon en jurant et se précipita dans la « fosse aux femmes », où il recommença à « partir » avec ardeur, bien qu’elles ne fussent pour rien dans l’affaire.

 

M. Triphon s’en alla prudemment avec Kaboul faire un tour au jardin.


Inconnu(e)

XVIII


Le cher printemps allait venir….

 

Les derniers vestiges de la neige, qui traînaient encore, des semaines après le dégel, ça et là sur l’herbe des prés, comme des loques blanches oubliées, avaient enfin fondu. Toute la terre délicieusement reverdissait, dégageait ses arômes grisants au tiède soleil d’avril. Les coucous jaunes et les anémones blanches fleurissaient déjà le long des ruisseaux redevenus limpides ; et l’herbe, par places encore mouillée et imbibée comme une éponge, s’étoilait d’innombrables pâquerettes. Le ciel, devenu bleu, paraissait très haut, très haut ; et les alouettes, invisibles ou pas plus grosses en apparence que des moucherons, y chantaient… chantaient, partout… partout… comme si la terre et le ciel se mettaient à chanter. Aux branches des peupliers se gonflaient les bourgeons ; de loin on eût dit de grandes perruques blondes, avec des papillotes. Et déjà on voyait des papillons, blancs ou jaune-citron, avec des ailes toutes fraîches, toutes neuves, dépliées pour la première fois.

 

M. Triphon était d’humeur mélancolique. Son état d’âme et le renouveau accusaient la discordance. Il pensait à Sidonie et une émotion attristée le serrait à la gorge. Il songeait aussi à l’amour en général et sentait lui peser sa solitude. Cela aurait été si bon, dans ces premiers beaux jours de printemps, d’avoir à côté de soi une femme aimée. Si bon de ne pas aller son chemin tout seul et perdu de par le monde, alors que tous les êtres vivants se rejoignaient irrésistiblement dans l’amour. Si bon, à l’heure douce et mystérieuse du crépuscule, où la terre s’estompait en gris-fauve et le ciel prenait des teintes verdâtres, d’être assis auprès de Sidonie devant sa petite porte à regarder les étoiles naissantes et à respirer l’odeur des champs. Et il eût été bon aussi, sans doute, de se promener dans le beau grand jardin familial avec Joséphine Dufour en faisant ensemble de beaux projets d’avenir : longs voyages en des pays lointains et fabuleux, ou calme bonheur au foyer, dans le confort et le bien-être. Le printemps, c’était quelque chose de riche et de bienheureux, quelque chose qui voulait jouir, et jubiler, et chanter, voulait palpiter, étreindre ! Le printemps était comme une porte étincelante et sublime, toute large ouverte sur un horizon de féerie où rutilait la grande fête de l’existence : la longue et riche fête du voluptueux été, dont chacun devait avoir goûté avant de pouvoir dire qu’il avait réellement vécu.

 

M. Triphon n’avait pas vécu et ne vivait pas. Il le sentait avec une si vive amertume à cette heure ! Il sentait la veulerie de son existence, seul au monde dans la monotonie de sa jeunesse, à côté d’un père tyran et d’une mère tyrannisée. Il sentait cet esseulement avec une acuité torturante ; il en souffrait jusqu’à la démence ; et il lui faisait horreur, comme à un égaré ou un aveugle à qui l’on dirait de retrouver sa route dans un désert sans bornes. Le cher printemps, qui devait rendre les gens heureux, lui faisait mal et il fuyait son douloureux enchantement. Il aimait encore mieux la lugubre fabrique, où d’autres malheureux passaient les radieuses journées ; sa lourde tristesse y était en harmonie avec l’atmosphère ambiante, tel un oiseau habitué à sa cage.

 

Un jour qu’il y rôdait ainsi, contrôlant machinalement l’ouvrage, le rectangle de soleil qu’y dessinait la porte d’entrée s’obscurcit brusquement comme au passage d’un nuage, et il vit la silhouette d’un homme, debout sur le seuil, qui lentement s’avança vers lui, un sac plié en deux sous le bras. M. Triphon allait déjà à sa rencontre pour lui demander ce qu’il désirait, quand tout à coup ses sourcils se froncèrent, et il se retint à peine de le chasser d’un geste catégorique. L’homme devant lequel il se trouvait n’était autre qu’Ivo, le petit teilleur de lin, voisin des Neirynck, celui que M. Triphon accusait d’avoir jasé.

 

Le petit bonhomme, cependant, ne semblait nullement se douter du sentiment qu’il éveillait. Souriant d’un air mystérieux il s’approcha de M. Triphon, avec un bonjour aimable, et lui demanda s’il pourrait avoir un petit sac de farine. M. Triphon, haineux et vindicatif, fit signe à Pee le meunier de s’en occuper, tourna les talons et s’en alla sans faire autrement attention à l’individu. Ivo, un moment interloqué, le suivit d’un pas hésitant ; et, brusquement dans le tapage des pilons, pendant que Pee remplissait le sac, il chuchota à l’oreille de M. Triphon ces mots qui le firent frissonner :

 

– J’ai des nouvelles pour vous, monsieur Triphon ; une lettre.

 

– Ah ! dit machinalement M. Triphon, pendant qu’il considérait le petit homme d’un regard stupéfait.

 

Et, lorsqu’ Ivo eût pris le petit sac rempli des mains de Pee, il le suivit dehors, à travers la cour, jusque sous la grande porte charretière.

 

– Voilà, dit Ivo, dans un coin sombre, en lui mettant vivement l’enveloppe dans les mains.

 

M. Triphon dit merci à voix basse, donna un pourboire à l’homme et s’en fut à grands pas vers le jardin. A l’écart, à l’ombre des sapins soupirants sous la brise, il déchira le pli, le cœur battant à grands coups précipités. D’un rapide regard il parcourut les lignes, qui lui semblaient incohérentes et troubles. Il retourna le papier d’une main fébrile et lut la signature tracée d’une main hésitante et inexpérimentée :

 

Votre dévouée Élisa NEIRYNCK.

 

Il s’arrêta oppressé, le regard trouble, comme si un voile flottait devant ses yeux. D’un geste machinal de la main à son front il essaya d’éloigner quelque chose. Puis il reprit la lettre aux premières lignes et lut ces mots, qui furent comme autant de soufflets : « Un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu’il porte votre petit nom comme nom de baptême ».

 

Effaré, ahuri, M. Triphon regarda autour de lui. Était-ce un rêve, ou y avait-il là, caché quelque part, un esprit moqueur qui s’amusait de lui ?

 

Comment ! Un enfant était né dont il était le père et qui porterait son nom ! Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment ne l’avait-on pas prévenu, consulté ! Était-ce possible de donner à un enfant le nom de quelqu’un sans autorisation préalable ! M. Triphon avait l’impression qu’on se jouait de lui : l’impatience et la colère l’envahissaient. La lettre à la main, il marcha quelques instants d’un pas agité sous les sapins murmurants, dans un piétinement farouche de bête en cage. Il agirait, il lui fallait agir, empêcher cela ; mais que faire ? Ce qu’il avait tenu secret durant de longs mois se trouvait brusquement jeté en pâture à la curiosité malsaine et à la malveillance publique…. « Ah ! non ! Ah ! non ! » dit-il tout haut en se démenant sous les sapins. « Ah ! non ! pas ça, pas ça ! » Mais d’abord il fallait lire la lettre en entier ; et, le dos contre un sapin, les sourcils froncés et les nerfs tendus, il lut :

 

« MONSIEUR TRIPHON,

 

« Je prends la plume en main pour vous faire savoir que cette nuit Sidonie a mis au monde un enfant et que tout s’est très bien passé.

 

C’est un petit garçon et un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu’il porte votre petit nom comme nom de baptême. Il sera déjà baptisé quand vous recevrez cette lettre et Maurice sera parrain et moi marraine. Et maintenant, monsieur Triphon, c’est le plus grand désir de Sidonie que vous venez voir le plus vite possible votre joli petit bébé et la consoler. Elle désire tellement vous voir, monsieur Triphon, vous ne pouvez pas vous figurer ça et vous pouvez avoir entière confiance en Ivo ; nous lui avons donné un bon pourboire et il a promis de ne pas bavarder et il montera la garde pendant que vous êtes chez nous et il viendra nous prévenir s’il y avait quelque chose. Venez donc aussi vite que possible, monsieur Triphon, vous pouvez très bien le faire car il fait encore sombre d’assez bonne heure et vous serez très fier de votre beau bébé quand vous le verrez.

 

« Dans l’attente de votre visite, avec bien des compliments de Sidonie et de nous tous, je signe

 

Votre dévouée « ÉLISA NEIRYNCK, sœur de Sidonie ».

 

M. Triphon respira profondément, avec effort. Un poids immense semblait l’oppresser et lui couper la respiration. Ses mains étaient moites ainsi que son front. Il eut l’impression d’avoir beaucoup vieilli tout à coup, accablé qu’il était d’une responsabilité jusque-là inconnue. Il était pris entre les mailles d’un filet, il essayait en vain de se dégager.

 

Glissant la lettre dans sa poche il recommença à marcher de long en large sous les sapins. Sa colère était tombée, mais toute son angoisse demeurait. Il étouffait sous les arbres, ce murmure l’exaspérait.

 

L’envoûtement des branches noires lui devenait insupportable ; il avait besoin de mouvement et d’espace, de recueillement solitaire, pour réfléchir à ce qui lui arrivait, se tracer une ligne de conduite ferme et inébranlable.

 

Il passa le petit pont jeté sur le ruisseau, la porte dans la haie, et se trouva avec Kaboul dans les champs. Comme tout y était divinement calme et reposant ! Comme tout y semblait bon, tout au bonheur d’exister, exempt de soucis ! Les paysans étaient occupés à leur saine besogne et dans le ciel léger les alouettes chantaient avec allégresse la douceur bénie du printemps. Une fraîche odeur de sève et de renouveau montait de la terre.

 

M. Triphon secoua énergiquement la tête, comme pour se débarrasser d’un joug insupportable. « Je n’irai pas ! Je n’irai pas ! » se dit-il à voix haute, à lui-même. Non ; il n’irait pas voir Sidonie et son enfant. Il ne voulait pas ; cela ne se pouvait pas. Il en prévoyait les suites inévitables : l’orage violent à la maison, le scandale public, son existence désormais impossible au village. Comme un trait de feu, l’image de la pudibonde Joséphine Dufour passa dans son esprit et il rougit de honte. Que dirait-elle lorsqu’elle apprendrait l’événement ! Que ferait-elle lorsqu’elle le rencontrerait ? A cette heure il devait être tombé si bas dans son estime qu’en réalité il n’existait plus pour elle ; cette pensée humiliante le faisait horriblement souffrir. De nouveau, il secoua violemment la tête pour écarter cette idée intolérable. Ne plus songer à tout cela. C’était mort. C’était une chose que de ses propres mains il avait tuée.

 

Mais alors quoi ? Que lui restait-il dans l’avenir ? Rien. Il n’y avait plus d’avenir pour lui. Plus d’illusion, d’idéal, d’espoir : plus rien que la monotonie rampante des années, avec le fantôme de sa faute, qui lui fermait toutes les issues. Alors c’était là son seul recours ? Plus que ça, Sidonie et rien d’autre, comme unique et suprême refuge ? Il ne savait pas, sa tête bourdonnante se perdait, ses mains tremblaient, il se sentait faible et désemparé comme un petit enfant. Brusquement, il s’affaissa par terre et éclata en larmes de désespoir. Les pleurs le soulagèrent. Un peu de clarté se fit dans son esprit et quelque apaisement dans son âme. Il s’essuya les yeux et se remit debout. La terre féconde que son corps venait de presser exhalait une si bonne odeur et le chant des alouettes tant de bonheur, comme s’il n’y avait que joie et bonté généreuse ici-bas. Serait-ce donc un tel crime d’aller la voir ? N’était-ce pas, au contraire, tout naturel ? N’était-ce pas un devoir, oui, un devoir pour lui, ne fût-ce que pour consoler Sidonie, comme la petite Élisa lui avait demandé dans sa lettre ?… Il pouvait le faire !… Il pouvait, s’il voulait. Surtout maintenant, sans retard, avant que la nouvelle sensationnelle se fût répandue dans le village.

 

Jusque-là il avait obéi ; après la scène violente avec son père, il n’avait plus essayé de revoir Sidonie, et l’active surveillance qui le persécutait s’était peu à peu relâchée. L’atmosphère semblait moins hostile à la maison, ces derniers temps. Il pouvait se risquer une fois, en tout cas.

 

Cette pensée le réconforta, lui rendit quelque courage. Lentement, il revint à travers champs vers la fabrique, mûrissant son plan…. Eh bien, oui, il irait. Tout au moins il le tenterait, ce soir même. Sitôt après le souper. La journée promettait une belle soirée printanière ; il y aurait un peu de lune ; cela pourrait sembler tout naturel qu’il fît un petit tour au jardin avec Kaboul, avant de monter se coucher. Il filerait par le jardin et, en faisant un détour, pour éviter le village, il arriverait chez elle. Il ne resterait qu’un tout petit moment, quelques minutes à peine, tout juste le temps d’embrasser Sidonie et de lui donner courage. On ne s’apercevrait de rien à la maison.

 

Il regarda sa montre. Six heures. Le soleil s’inclinait sur l’horizon, rouge dans des buées oranges, derrière le feuillage des arbres qui ressemblait à de fines dentelles d’un vert transparent et tendre.

 

Silencieuses les alouettes redescendaient de l’azur vers leurs nids ; les paysans rentraient avec leurs attelages ; à la cime d’un peuplier, petite tache noire dans la verdure légère, chantait un merle, le bec tourné vers l’occident, qui racontait sans fin, de sa voix monotone et un peu rauque, toutes les merveilles qu’il voyait de là-haut.

 

M. Triphon rentra dans la fabrique. Une agitation sourde faisait battre plus rapidement son cœur. Déjà le plan lui semblait moins facile. La petite porte du jardin était fermée à clef, la nuit, et la clef restait à la maison. Il eût été risqué de la mettre dans sa poche sans rien dire. Mieux valait se glisser par une brèche de la haie. Il retourna au jardin, inspecta les lieux, découvrit la brèche qu’il cherchait, derrière des buissons, dans un coin, près du ruisseau. C’était parfait.

 

Il se sentait ragaillardi. Derechef, le plan lui apparut d’une exécution facile.

 

A la fabrique, dans le vacarme des pilons, Sefietje circulait avec la goutte du soir. M. Triphon la vit entrer dans la « fosse aux huiliers », suivie à pas de loup par Bruun, le chauffeur, qui resta à l’épier par une fente de la porte. M. Triphon haïssait cet homme pour sa constante habitude de ruse et d’espionnage. Il le détestait doublement, maintenant qu’il avait lui-même quelque chose d’important à cacher. Toute manœuvre secrète l’inquiétait, par le rapport qu’elle pouvait avoir à l’événement sensationnel que le petit teilleur de lin était venu annoncer. Il bouscula sans ménagement l’espion et pénétra dans l’huilerie. Sefietje se trouvait avec sa bouteille au milieu des « huiliers », qui l’entouraient pendant qu’elle remplissait le verre ; les pommettes rouges, signe indubitable chez elle de grande agitation intérieure, elle semblait leur raconter des choses qui les intéressaient prodigieusement.

 

L’inusité de ceci frappa M. Triphon. D’ordinaire, Sefietje parlait le moins possible avec ces hommes qu’elle détestait violemment.

 

Saurait-elle déjà la grosse nouvelle et était-elle en train d’en parler ?

 

M. Triphon, faisant un effort sur lui-même, s’approcha des « huiliers », comme si de rien n’était.

 

Aussitôt le groupe se dispersa et Sefietje continua sa tournée avec son verre et sa bouteille. Les pilons rebondissaient et cognaient ; le soleil couchant tendait en diagonale, à travers les vitres de la chambre des machines, une poutre d’or transparente dans le trou sombre ; M. Triphon ne s’attarda pas plus que d’habitude : il observa de côté le visage des « huiliers » et se dirigea vers la « fosse aux femmes ». Mais à peine avait-il fermé la porte derrière lui qu’une clameur sauvage s’éleva.

 

Feelken répétait avec une obstination agaçante son insupportable « Fikandouss-Fikandouss », Léo mugissait son effarant « Oooo… uuuuu… iiiii » et les autres riaient d’un rire énorme dans le tonnerre des pilons. « Sacredieu ! Ils savent ! » ragea M. Triphon. D’un mouvement brusque, il fit demi-tour, prêt à rentrer dans l’huilerie pour demander des explications. Une seconde de raisonnement plus calme le retint. Il étouffa un juron de fureur et entra chez les femmes.

 

Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille et son verre, entourée cette fois par les ouvrières qui buvaient ses paroles. Leurs yeux brillaient, les bouches étaient ouvertes d’étonnement, tout travail semblait arrêté.

 

Mais dès qu’on l’aperçut, fini ! toutes s’occupaient exclusivement de leur ouvrage, tandis que Sefietje, les joues en feu, se hâtait de remplir le verre pour quitter l’atelier, sitôt servie la dernière ouvrière. M. Triphon bourra sa pipe et les regarda toutes d’un coup d’œil circulaire plein de méfiance. Mais rien ne trahissait leurs pensées ; elles parlèrent un moment du temps, qui était vraiment extraordinaire pour la saison ; et, comme M. Triphon ne répondait rien, toutes gardèrent pareillement le silence : un silence gênant, qui dura deux ou trois minutes, jusqu’à ce qu’il comprît l’inutilité d’une attente plus longue et, la mine renfrognée, quittât l’atelier.


Inconnu(e)

XIX


A la maison régnait un état d’esprit bizarre, obscur et incertain. Dans la cuisine, décidément, il n’était point normal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Eleken semblait ne point connaître une seconde de repos ; ses allées et venues étaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaient et repassaient en coup de vent derrière les portes. L’attitude de sa mère inspirait des doutes. Savait-elle ? Ne savait-elle pas ? Il hésitait. Parfois elle le regardait avec une tristesse grave ; l’instant d’après, rien ne lui semblait changé, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son père ne savait rien, c’était certain. Il montrait à table son humeur habituelle, sans aucune aménité, mais aussi sans hostilité apparente. Il était même plus communicatif que de coutume ; il parla longuement de ses affaires – naturellement – sous un jour qui n’était pas trop sombre.

 

M. Triphon, qui sentait venir l’heure de son entreprise hasardeuse, mangeait, le cœur battant, avec effort. Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait tout de même, pour ne pas éveiller de soupçons. Sa mère s’en aperçut pourtant et lui demanda, avec une sollicitude débonnaire :

 

– Tu n’es pas bien, mon garçon ?

 

– Oh ! si, si, dit-il, je n’ai pas grand’faim, voilà tout.

 

Et il posa sa fourchette. M. de Beule leva les yeux dans la direction de son fils et ses sourcils se contractèrent d’un air revêche. M. Triphon tressaillit. « Saurait-il tout de même quelque chose ? » se demanda-t-il.

 

Mais il se remit promptement. M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, se remit à parler de l’état de ses affaires, et M. Triphon pensa : « Ce n’est rien, c’est sa mauvaise humeur naturelle, qui, sans raison, se manifeste tout à coup ».

 

Eleken, croyant que la famille avait fini de souper, entra pour desservir ; mais, à la vue de M. de Beule qui mangeait encore, elle se hâta de déguerpir avec une sorte d’effroi, sans même entendre ce que Mme de Beule lui demandait. M. de Beule, dérangé par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins et bougonna :

 

– Qu’y a-t-il donc ? Pourquoi court-elle ainsi !

 

Sans attendre la réponse, il reprit, en appuyant sur d’infimes détails, ses longues considérations d’ordre commercial. Il s’adressait exclusivement à sa femme, qui écoutait, les traits fatigués.

 

Eleken rentra pour servir le dessert. A nouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beule eût eu temps de lui expliquer ce qu’elle désirait. M. de Beule lui lança un mauvais regard, mais sans rien dire.

 

M. Triphon mastiquait un morceau de tarte, s’efforçant de manger très lentement. Quand il eut fini il se leva et, d’un air aussi calme, aussi naturel que possible, comme il faisait chaque soir, il quitta la salle à manger.

 

Kaboul, selon son habitude, l’attendait derrière la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pas encore tout à fait sombre. Une belle lumière dorée, limpide éclairait la baie vitrée donnant sur le jardin et M. Triphon excita à voix basse son petit chien, qui se mit aussitôt à japper d’une voix perçante, en sautant sur la porte. M. Triphon la lui ouvrit et ensemble ils gagnèrent le jardin.

 

D’abord il n’alla pas plus loin. Il avait ramassé une pomme de terre ; il la lançait sur le gazon et Kaboul la rapportait, très animé par le jeu.

 

Les servantes pouvaient le voir par les fenêtres de la cuisine, et ses parents, de même, par les baies vitrées de la véranda. Et ainsi, petit à petit, imperceptiblement, suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancée et rapportée, il avançait tout doucement dans le jardin crépusculaire jusqu’au moment où il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toute la vitesse de ses jambes, il se mit à courir. Il passa en trombe le petit pont du ruisseau, s’élança le long de la rive, piqua dans la brèche de la haie. Kaboul l’avait suivi, comme il faisait toujours ; mais, devant ce passage insolite par une brèche, il se rebiffa, arc-bouté des quatre pattes, et refusa d’aller plus loin.

 

« Kaboul !… Nom de Dieu ! » rugit M. Triphon d’une voix sourde.

 

Au lieu d’obéir et de suivre son maître, Kaboul tout à coup se mit à aboyer d’une voix stridente. M. Triphon, terrifié, d’un bond regagna le jardin.

 

Il saisit des deux mains l’odieux cabot et le serra à l’étouffer. Il haletait de rage ; pour un peu il l’aurait tué. Replongeant dans la brèche, il courut quelques pas, lâcha son petit chien qui, heureusement, le suivit en frétillant de joie.

 

Le soir était d’une splendeur idéale, un peu frais et figé, comme il arrive au printemps, mais d’une pureté et d’une sérénité incomparables, avec des teintes profondes d’un vert lumineux semé de pâles étoiles, comme si le ciel même devenait un champ immense de couleurs printanières où frissonnaient doucement de blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir des jardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles à des ombres inquiètes.

 

M. Triphon courait… courait à perdre haleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressait terriblement. Pourvu qu’il ne rencontrât personne, qui le forçât à ralentir, à s’arrêter ! C’était une question de vie ou de mort pour lui. Mais, chance inespérée, personne.

 

La sueur lui coulait le long des joues, ses jambes se dérobaient sous lui, bientôt il n’en pourrait plus. Des ailes pour aller plus vite, pour atteindre, frémissant de désir, ce que, peu d’heures auparavant, il voulait éviter à tout prix….

 

Toujours accompagné de Kaboul qui gambadait à ses côtés, il arriva au chemin de terre, où les maisonnettes s’estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s’arrêta une seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il était ruisselant. Il s’épongea avec son mouchoir. En son cœur battait comme un marteau. Ses joues brûlaient. Il passa devant la grange du petit teilleur. Il s’étonna, s’inquiéta presque, de ne point l’y trouver au travail. Qu’est-ce que cela signifiait ? Était-ce un mauvais présage ? Il s’arrêta encore, à fouiller du regard, l’oreille aux écoutes. Il se sentait ému et faible comme un enfant. Il en aurait pleuré. Ce ne fut qu’un instant. Il se ressaisit, poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s’arrêta devant la porte et cogna doucement du doigt.

 

– Qui est là ? demanda-t-on aussitôt du dedans.

 

– Moi… monsieur Triphon, répondit-il d’une voix sourde.

 

La porte vivement s’ouvrit et il entra. Devant lui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje.

 

– Comment va ?… Comment va ?… demanda-t-il tout de suite d’une voix entrecoupée.

 

– Oh ! très bien, très bien, monsieur Triphon. C’est un si joli bébé ! répondit Lisatje attendrie.

 

Ses tempes bourdonnaient. Il avait l’impression baroque qu’il devait y avoir chez lui quelque chose de ridicule, il ne savait quoi. Il entra.

 

Marie était assise devant son coussin de dentellière et le père Neirynck et Maurice fumaient calmement leur pipe, assis de chaque côté de l’âtre éteint. M. Triphon s’attendait de leur part à un accueil plutôt frais.

 

Des paroles dures de leur part lui eussent paru logiques et naturelles.

 

Mais rien de pareil n’arriva. Au contraire. Le joli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeux caressants souriaient ; le père Neirynck et son fils touchèrent très poliment le bord de leur casquette et dirent à leur tour, l’un après l’autre :

 

– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite !

 

M. Triphon n’en revenait pas. Est-ce qu’il rêvait ? Il ne savait plus comment se tenir, de quel côté se tourner. Cela frisait l’invraisemblable. On eût dit qu’il avait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda si décidément on se moquait de lui.

 

Mais non. D’un air soumis ils l’invitèrent à s’asseoir, pendant que Lisatje allait voir s’il pouvait entrer dans la chambre de Sidonie. La mère Neirynck parut sur le seuil de la chambrette.

 

– Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite ! dit-elle, tout comme les autres.

 

Et, avec un geste discret :

 

– Voulez-vous venir voir ?

 

M. Triphon se leva. Ses jambes tremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A présent, sur le point de la revoir, il eût presque mieux aimé être loin. Il redoutait l’inconnu derrière cette porte entr’ouverte et craignait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Machinalement, d’un pas de somnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser la tête sous la voûte basse pour franchir le seuil. La mère ferma doucement la porte derrière lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer, reçut la porte sur le nez et poussa un glapissement.

 

Une petite lampe à pétrole, posée sur une armoire, éclairait faiblement la chambrette basse aux murs grisâtres et au plafond sombre. Comme dans un rêve M. Triphon vit deux couchettes, avec un berceau entre elles.

 

Dans l’une, Sidonie était allongée sur le dos, très pâle, ses beaux cheveux sombres épars sur l’oreiller blanc. A côté du berceau se tenait Lisatje, penchée et souriante, avec des yeux humides d’attendrissement.

 

M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il la regardait, avec toute la tension de son esprit, comme s’il se trouvait en présence d’un prodige inconcevable. Remué jusqu’au plus profond de son être, il était en proie à une sensation nouvelle et inconnue : une sorte de respect religieux devant l’émouvant mystère de la maternité.

 

Elle lui sourit très doucement et lui tendit une main pâle et amaigrie.

 

Il l’étreignit avec passion, y appuya ses lèvres, éclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaient comme d’une fontaine : il pleurait comme un pauvre petit enfant, que les réalités de la vie accablent. Il disait des choses incohérentes, noyées de remords et d’amour ; il tomba à genoux et demanda pardon pour tout le mal qu’il lui avait fait. Sidonie se mit aussi à pleurer et gémir. Mais la mère intervint avec autorité : ces émotions ne valaient rien pour Sidonie. Que M. Triphon garde son calme et aille voir l’enfant dans son berceau.

 

M. Triphon fut consterné. L’enfant ! C’est vrai, il y avait un enfant. Il l’avait totalement oublié ! Les paroles de la mère Neirynck tombèrent sur lui comme une douche froide. Il se leva et s’approcha en hésitant, presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucement écartait les rideaux.

 

M. Triphon vit quelque chose : une figure grosse comme le poing, d’un rouge violacé sous un minuscule bonnet blanc, et qui faisait d’affreuses grimaces. La bouche, contractée de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, les yeux étaient fermés avec effort, comme s’ils ne devaient jamais s’ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix, semblaient se cramponner à quelque objet précieux et invisible, qu’elles s’obstinaient à ne pas lâcher.

 

– Petit Triphon… Petit Triphon…, répétait Lisatje d’une voix émue en caressant doucement les petites joues.

 

Puis se retournant vers M. Triphon, les yeux brillants :

 

– N’est-ce pas que c’est un beau bébé, monsieur Triphon ? Le joli petit mignon ! Il vous ressemble comme deux gouttes d’eau.

 

M. Triphon regardait, immobile, comme figé. Il trouvait l’enfant si hideux qu’il lui était impossible d’articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cette horreur, ce monstre ? Il ne pouvait le croire, s’y refusait. Cette idée le révoltait. Il en était dégoûté et il en avait peur. Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s’il avait eu envie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien de son effarement ; la mère était aussi attendrie que sa fille ; et Lisatje prit l’enfant dans son berceau et le présenta à M. Triphon, pour qu’il le tînt un instant dans ses bras. Il n’osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sans le regarder, à bout de bras, il alla le porter à Sidonie, qui le coucha sur son cœur, comme un trésor inestimable, et lui dit des choses que seule une mère sait dire.

 

M. Triphon pensa soudain au temps qui pressait. D’un geste nerveux, il tira sa montre et constata avec effroi qu’il était près de neuf heures.

 

Il lui fallait partir au plus vite ; on le chercherait à la maison ; on ne comprendrait pas ce qu’il était devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage de Sidonie.

 

– Déjà…, gémit-elle.

 

– Il faut, il faut ! répondit-il avec abattement.

 

– Est-ce que vous reviendrez bientôt ?

 

– Aussitôt que j’en aurai l’occasion.

 

Il se pencha sur elle et l’embrassa tendrement.

 

– Et votre enfant, vous ne lui donnez pas aussi un baiser…, dit-elle.

 

Miséricorde ! Cet enfant ! Il l’avait encore oublié ! Elle le tendit vers lui à bout de bras ; et lui réapparut, cette fois tout près, l’horrible petite figure grimaçante, avec cette peau qui semblait cuite, ratatinée, écorchée, ces yeux spasmodiquement fermés, cette bouche baveuse qui soufflait des bulles. Comment était-il possible de dire que cela ressemblait à un être humain et à lui, surtout ! Ces femmes étaient folles, avec leurs ressemblances ! Il tendit ses lèvres frémissantes vers l’enfant et lui donna un baiser, les yeux clos, pour ne pas voir.

 

– On dirait que vous en avez peur, ricana la mère Neirynck.

 

Il eut une surprise. La peau tendre de l’enfant, sous ses lèvres, était d’une douceur si duvetée, si veloutée qu’il ne put maîtriser une émotion soudaine et profonde. Il aurait voulu l’embrasser encore et encore, mais une fausse honte le retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement la main de Sidonie ; il reviendrait au plus vite, c’était promis, et elle, de son côté, lui promettait de ne commettre aucune imprudence. Puis il s’arracha à son étreinte.

 

Dans la cuisine l’attendait une autre surprise. Ivo, le petit teilleur, était là, tout saupoudré de poussière de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s’il éprouvait une grande joie intérieure. A sa vue, M. Triphon prit peur ; mais toute la famille s’empressa de le rassurer. Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petit bonhomme s’approcha de lui, la main tendue et, à son tour, avec un large sourire de bonheur, il lui dit : « Que je vous félicite ! »

 

M. Triphon n’en revenait pas. Qu’avaient-ils donc tous à le féliciter comme pour une action d’éclat ? Il ne savait plus que répondre et restait là, interdit, un ricanement bête sur les lèvres. Alors il ouvrit son porte-monnaie et régala avec largesse. C’était là, somme toute, ce qu’ils semblaient attendre de lui. Visages épanouis, ils le reconduisirent jusqu’à la porte avec force remerciements. Kaboul se glissa comme une anguille entre les jambes et se mit à fureter à la recherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde, M. Triphon le rappela immédiatement auprès de lui.

 

La nuit printanière s’était assombrie, quoique limpide encore de lumière dorée et verdâtre dans le ciel à l’occident. La terre semblait déjà dormir, mais le firmament vivait et scintillait. A la tour de l’église, neuf coups tintèrent ; et aussitôt après l’horloge, la cloche, mélancolique, sonore et lente fit entendre le couvre-feu de chaque soir.

 

D’autres cloches, dans les villages environnants, répondirent, chacune avec le son qui lui était propre et qu’on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence. M. Triphon rentrait en courant à toutes jambes. Pour la seconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Les bruits vagues et solitaires du village semblaient plutôt s’éloigner de lui. Il n’entendait que l’aboi rauque des vieux chiens de garde dans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans le noir des jardins. L’air était d’une immobilité absolue et presque angoissante. Du sol montait l’odeur des sèves printanières.

 

Hors d’haleine, M. Triphon se retrouva à la haie, repassa par la brèche, avec Kaboul dans ses bras. L’instant d’après il arrivait en vue de la maison où les lampes étaient allumées. Il fit comme s’il n’avait pas cessé un instant de jouer avec Kaboul. Il lui lançait des objets à rapporter et le petit chien courait comme une boule, en jappant avec frénésie. Au bruit qu’il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derrière une des fenêtres éclairées. C’était précisément ce que voulait M. Triphon. Il s’amusa encore quelques instants dans l’obscurité avec son chien, puis rentra à la maison.

 

– Je croyais que vous n’alliez plus revenir, dit Sefietje en lui jetant un coup d’œil à la dérobée.

 

– Oh ! il n’est pas tard, répondit M. Triphon d’un ton indifférent et naturel.

 

Sefietje, occupée à ranger sa vaisselle, ne dit plus rien. M. Triphon la regarda de côté, d’un œil scrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peu tirés. L’expression de son visage ne lui plaisait guère. Elle soupçonne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes écartées, Kaboul s’était couché de tout son long sur le parquet ; à l’étage, on entendait le va-et-vient agité d’Eleken dans les chambres.

 

M. Triphon ne savait plus trop que faire. Il était encore sous le coup des émotions violentes et rapides par lesquelles il venait de passer.

 

Violemment, à contre-cœur, il rentra dans la salle à manger, où ses parents achevaient leur soirée. M. de Beule, enfoncé dans son fauteuil, ronflait bruyamment, un journal déplié sur ses genoux. A l’entrée de son fils, il ouvrit un œil hostile et son visage se renfrogna. Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l’autre feuille du journal. Elle leva son bon regard vers M. Triphon :

 

– Où as-tu été, mon garçon ?

 

– Un peu dans le jardin avec Kaboul, répondit M. Triphon.

 

– Il doit faire plutôt frais, dit encore Mme de Beule.

 

Assez bizarre, se dit M. Triphon, d’entendre émettre une opinion sur le temps par une personne qui n’avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda néanmoins qu’il faisait plutôt frais, quoique délicieusement beau. La conversation tomba. M. de Beule ne s’y était pas mêlé. Il prit le journal sur ses genoux et se remit à lire. Mme de Beule, assurant de nouveau ses lunettes, fit de même.

 

– Et toi ? Tu ne lis pas encore un peu ? demanda-t-elle à son fils.

 

– Oui, un peu.

 

Il prit sur une étagère le volume qu’il avait commencé. Cela avait pour titre : Le Secret de l’Enfant trouvé. Il lut, machinalement, l’esprit ailleurs. « Ils ne savent rien encore », pensa-t-il, « mais demain, ou après-demain, ils sauront tout ; et alors…. » Un regard de sa mère le replongea dans le livre ; il lut :

 

Raoul s’empressa de courir au rendez-vous. Comme il arrivait dans la clairière, le garde-chasse, dissimulé derrière le tronc d’un chêne séculaire, parut et s’avança mystérieusement vers lui. Raoul fronça les sourcils et prit un air hautain. Il n’aimait pas ce manant aux allures sournoises et cauteleuses. Il se méfiait de lui. Toutefois, présumant qu’il pourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche et y prit sa bourse, prêt à la lui jeter avec dédain. Le rustre ôta sa casquette galonnée et, saluant très bas, il dit :

 

– Je suis chargé d’une missive pour M. le vicomte.

 

– Ah ! fit Raoul sur un ton glacial.

 

M. Triphon leva les yeux d’un air ennuyé. Ce roman, quel intérêt ça pouvait-il avoir ? Son roman à lui, roman vécu, était autrement empoignant et tragique ! M. de Beule tout doucement s’était remis à ronfler, avec un ronflement plus fort de temps en temps, qui le réveillait ; sa femme commençait à dodeliner de la tête, en exhalant parfois un profond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livre et se leva.

 

– Tu vas te coucher ? demanda Mme de Beule d’une voix pâteuse.

 

– Oui, maman.

 

– Nous montons aussi ? proposa-t-elle à son mari qui somnolait.

 

Il ramassa son journal et grommela quelque chose qui semblait être une réponse affirmative.

 

– Bonsoir, papa, dit M. Triphon d’une voix mate.

 

– H’m, grogna M. de Beule avec une répugnance marquée.

 

– Bonsoir, maman.

 

– Bonsoir, Triphon.

 

Et il quitta la salle. C’était ainsi chaque soir, depuis l’histoire avec Sidonie : de la part de son père, à peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant le reste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mère, qui souffrait de cette hostilité sourde, tenace, vindicative, toute la bonté, toute l’amabilité qu’elle osait lui témoigner sans trop offusquer son mari, avec l’espoir lointain et vague que, peut-être, quelque jour, la réconciliation viendrait.

 

M. Triphon se sentait tout à fait déprimé, accablé. Il pressentait l’orage qui allait infailliblement s’amonceler sur sa tête. Il ne doutait pas qu’une explosion nouvelle ne fût imminente. Et alors ? Et ensuite ? Renvoyé de la maison, sans moyens d’existence, à vau les chemins ? Il ne savait. Tout était possible et il craignait le pis. Tout était sombre, triste, incertain. L’avenir devant lui se dressait sous l’apparence d’un mur noir. Découragé, il se déshabilla et se mit au lit.

 

Il entendit son père et sa mère monter pesamment l’escalier. M. de Beule parlait d’une voix chagrine de la besogne du lendemain ; et elle lui répondait en quelques mots vagues, sans signification. Peu après, il entendit monter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui, chez elle, de même que les pommettes rouges, était toujours un signe d’agitation intérieure ; et les jupes de la femme de chambre avaient un bruissement de fuite précipitée. La chambre où elles couchaient l’une et l’autre se trouvait au-dessus de celle de M. Triphon ; pendant très longtemps, il perçut une rumeur assourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se dit M. Triphon, elles savent… tout au moins ont vent de quelque chose….

 

Enfin il s’endormit, mais d’un sommeil inquiet, peuplé de cauchemars angoissants. En rêve il revoyait Sidonie dans son lit et elle était si pâle et si douce et si triste, avec ses beaux cheveux noirs épars autour d’elle sur la blancheur de l’oreiller. N’eût-on pas dit une morte… une belle et bonne et tendre morte… morte pour lui et par sa faute !

 

Oh ! le désespoir et le remords martyrisaient son cœur si vivement ! Il était un assassin, un misérable ! Lui seul l’avait tuée !… Et pourtant non, elle n’était point morte : elle souriait avec tendresse et tendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmée, un tout petit être qu’elle lui disait de caresser et d’embrasser. Et cet attouchement, qui lui inspirait d’abord une invincible répugnance, était de nouveau d’une telle douceur veloutée, que dans son rêve il murmurait des paroles d’amour et qu’il étendait passionnément les bras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelques secondes de pure félicité. Puis, brusquement, il se voyait en présence de ses parents. Son père était pourpre de colère et l’insultait et le menaçait. Sa mère pleurait….

 

D’un geste comminatoire et sans pardon, M. de Beule lui montrait la porte ; et, du coup, il se trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, à peine vêtu et la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il ne savait que faire ni où aller, il entendait soudain un rire méprisant et moqueur ; il se trouvait dans la « fosse aux huiliers », au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tous les ouvriers étaient à leur place habituelle. Berzeel avait un œil poché, dans un visage tuméfié ; Pierken lisait avec une concentration farouche sa petite feuille socialiste ; la joue d’Ollewaert se bossuait d’une énorme chique ; Feelken jetait son « Fikandouss » ; Léo poussait son terrible « Oooo… uuuu… iiii…. » ; Bruun épiait par une porte entr’ouverte ; Free s’approchait de Miel avec un sourire narquois et lui lançait en pleine figure un « espèce de veau ! » auquel Miel répondait d’un air idiot que c’était lui Free, le veau.

 

De nouveau la scène changeait comme par enchantement, et à toute vitesse il courait vers la chaumière du père Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille était rassemblée autour de lui, attendant avec angoisse ses paroles ; et il leur criait ce qu’il avait à leur dire, avec dureté et colère ; cela ne pouvait durer ainsi, tout était fini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ils pâlissaient, leurs yeux s’écarquillaient d’horreur ; Sidonie serrait en pleurant son enfant contre son cœur ; Lisatje et Marie se lamentaient ; la mère ouvrait la bouche comme pour crier et n’articulait aucun son ; le père et Maurice s’affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petit teilleur, qui était là aussi, se changeait en un rictus de souffrance et de déception. Il parlait ainsi et, ayant fini, il s’en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, les laissant tous dans une consternation profonde. Mais à peine se retrouvait-il seul dans la nuit, qu’il criait tout haut son remords et sa douleur ; et il rentrait chez eux, il éclatait en sanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit être, il suppliait qu’elle lui pardonnât et jurait que jamais il ne la quitterait, jamais, tant qu’il aurait un souffle de vie et quoiqu’il arrivât.

 

Avec un cri perçant il s’éveilla. Il ouvrit les yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, à côté de son lit.

 

– Maman ! Est-ce vous ? s’écria-t-il.

 

– Oui, c’est moi, répondit, très inquiète, Mme de Beule. Qu’est-ce qui se passe, mon garçon ? Qu’as-tu ? Pourquoi as-tu crié si fort ?

 

– Est-ce que j’ai crié ? demanda-t-il avec un tremblement.

 

– Oh ! horriblement ! Je suis étonnée que papa ne l’ait pas entendu.

 

Les doigts tremblants, elle alluma sa bougie et le regarda. Il avait le visage baigné de larmes.

 

– Tu as pleuré ! dit-elle, émue.

 

Il eut un geste de désespoir. La réalité de ce qu’il avait rêvé le reprit avec une violence irrésistible et ses larmes coulèrent encore.

 

– Qu’as-tu ? Qu’as-tu ? demanda-t-elle, angoissée.

 

– Je voudrais être mort ! sanglota-t-il.

 

– Pourquoi ? Pour qui ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

 

Il ne répondit pas ; il sanglotait dans son mouchoir.

 

– Est-ce pour… pour cette fille perdue ? dit-elle avec dégoût.

 

– Ce n’est pas une fille perdue, répondit-il en hochant la tête.

 

Mme de Beule serra les lèvres, droite, raidie, muette de désespoir.

 

– Mais, Triphon…, mais, Triphon ! dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser à cette malheureuse histoire ! Une femme qui a roulé avec tout le monde !

 

– Ça n’est pas vrai !… C’est une honnête fille ! cria-t-il tout haut, avec véhémence.

 

– Sst, sst… Papa pourrait entendre, dit Mme de Beule terrifiée.

 

Et, d’une voix plus douce, mais que le désespoir et la douleur faisaient trembler :

 

– Tu ne songes tout de même pas à l’épouser !

 

– Je voudrais l’épouser, affirma-t-il d’un air sombre.

 

Mme de Beule leva les mains au ciel et les larmes roulèrent sur ses joues.

 

– Oh ! mon garçon, mon garçon, gémit-elle. J’aimerais mieux te voir porter en terre.

 

Il ne répliqua pas, buté, farouche, toujours sombre.

 

– Promets-moi que tu ne le feras pas, Triphon.

 

– Je ne promets rien et je vous dis que je ne l’abandonnerai pas.

 

– Il n’est pas question que tu l’abandonnes, reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais ne l’épouse pas, je t’en supplie, ne l’épouse pas.

 

Il ne dit rien. Le silence était pénible.

 

– Promets-le moi, veux-tu ? insista-t-elle en soupirant.

 

Il fit un effort violent sur lui-même et répondit enfin, d’un ton hargneux :

 

– Comment voudriez-vous que je l’épouse ? Je ne possède rien !

 

Elle le remercia avec effusion ; elle lui prit les deux mains et les serra convulsivement, comme s’il venait de dire quelque chose d’immensément bon et consolant. De la chambre au-dessus, où dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vague rumeur. Évidemment, les servantes s’étaient réveillées au bruit et elles entendaient.

 

– Taisons-nous, taisons-nous…, murmura Mme de Beule. Vite, mon garçon, rendors-toi. Tout s’arrangera, tu verras.

 

Sur la pointe des pieds elle se glissa hors de la chambre, ferma la porte avec précaution, disparut sur le palier, qui craqua un instant.

 

Avec un profond soupir, M. Triphon remit la tête sur l’oreiller et s’endormit.


Inconnu(e)

XX


M. de Beule n’apprit la chose que trois jours plus tard. Comment, et par qui, M. Triphon ne savait ; mais il s’en aperçut tout de suite, pendant le repas, rien qu’à voir le visage congestionné et féroce de son père, qui soufflait littéralement de fureur concentrée. Les traits consternés de sa mère disaient d’ailleurs abondamment qu’une scène avait déjà eu lieu et qu’elle ne devait pas avoir été tendre. A table, M. de Beule ne prononça pas le moindre mot et n’eut pas même un regard pour son fils ; mais à la fin du dîner, au moment où il se levait de table, sur une question de Mme de Beule, sans rapport d’ailleurs avec l’histoire, il fit une réponse oblique : il faudrait tordre le cou, déclara-t-il d’une façon sommaire, aux gens qui se conduisent comme des crapules et qui sont la honte de leur famille. M. Triphon comprit aisément l’allusion, mais ne fit semblant de rien ; et, comme d’habitude, Mme de Beule rentra dans sa coquille, sans souffler mot.

 

M. Triphon estimait ce courroux paternel tout à fait illogique et exagéré. Qu’il n’y eût pas lieu de se réjouir, il le comprenait fort bien ; mais, puisqu’il était entendu qu’un enfant devait naître, rien de plus naturel qu’il vînt au monde. M. Triphon se demandait en quoi ce résultat prévu, inévitable pouvait aggraver sa culpabilité. Ou bien, la rage de M. de Beule venait-elle de ce qu’il avait appris la visite de son fils chez Sidonie ? Il sonda sa mère à ce sujet, car il lui parlait désormais plus librement de l’histoire. Non, son père l’ignorait encore.

 

Tout ce qu’il savait, c’était que l’enfant était né et qu’il portait le prénom de Triphon. De là sa grande colère.

 

M. Triphon aurait presque mieux aimé que son père en sût d’avantage.

 

Comme il ne manquerait pas de l’apprendre un jour, que serait-ce alors ?

 

Le jetterait-il à la rue, comme il l’en avait menacé ? M. Triphon était prêt à tout ; il s’attendait au pire. Mais, quoiqu’il arrivât, jamais il ne quitterait Sidonie, parce qu’il sentait bien, maintenant, qu’il n’était plus capable de la quitter. Il avait froidement envisagé et arrangé son avenir. Après bien des combats intérieurs et des larmes il avait enfin promis à sa mère qu’il n’épouserait pas Sidonie, mais, par contre, il s’était réservé le droit d’aller la voir de temps en temps ; la faible et malheureuse Mme de Beule s’y était résignée. Désormais il y allait régulièrement trois fois par semaine, le soir. Il était redevenu l’habitué fidèle, presque un membre de la famille. Sa place l’y attendait, comme dans un cercle ou au café. Il y trouvait un repos et une sorte de bien-être, qui lui manquaient extrêmement à la maison. Sous le manteau de la cheminée sa longue pipe pendait entre deux clous, son pot à tabac se trouvait dans une armoire, tenu bien au frais par Sidonie et sa mère. Sidonie était complètement remise ; elle nourrissait son enfant et devenait fraîche comme une rose. L’enfant en lui-même n’intéressait plus autant M. Triphon. Il était rare qu’il ressentît cet émoi paternel de la première fois. Un petit être uniquement occupé à téter et à dormir, cela l’effarait comme quelque chose de monstrueux.

 

Par contre, toutes ces femmes empressées autour du petit animal qu’était son fils l’amusaient et l’animaient. Sidonie montrait à le choyer la tendresse protectrice d’une mère poule, Lisatje et Marie étaient jalouses l’une de l’autre et se querellaient parfois à qui le dorloterait. Seule, la mère gardait son sang-froid. Elle surveillait de très près M. Triphon et sa fille en répétant à toute occasion : « Faites bien attention au moins qu’il n’en vienne pas un second ». Mais M. Triphon et Sidonie en avaient aussi peur qu’elle. On y veille, mère Neirynck.


Inconnu(e)

XXI


A la fabrique, c’était singulier de voir comment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s’était attendu au pire certainement, à des ricanements mauvais, à peine déguisés, peut-être à de l’hostilité ouverte, brutale. Il n’en fut rien, Léo, il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable « Oooo… uuuu… iiii… » dès qu’il l’apercevait, de même que Feelken « fikandoussait » sans se gêner, mais cela n’atteignait pas les proportions d’une offense et ne durait jamais longtemps. Au contraire. Ils le faisaient plutôt par habitude, et M. Triphon remarqua même chez eux une sorte de déférence respectueuse à laquelle il n’était pas du tout habitué. Il était surtout frappé de l’attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, ne pouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu’en M. de Beule et tous les autres patrons, que les suppôts de l’odieux Capitalisme. Il y avait parfois une réelle bienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils du patron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphon surprit un bout de conversation qui roulait sur lui et l’intéressait au plus haut point.

 

Accroupis en ligne contre le mur dans la cour, les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, en sortant de l’huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup il s’arrêta et se tint caché derrière une porte. On parlait de la fameuse histoire et Pierken disait, d’un ton tranchant et doctoral :

 

– Je trouve ça bien. Je trouve bien qu’il continue à s’occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sans doute. Son devoir serait de l’épouser. Mais ce qu’il fait pour l’instant est tout de même bien et, en tout cas, mieux que ce que j’aurais attendu de lui. C’est un commencement de justice sociale. M. Triphon et ses parents ont vécu toute leur vie du travail de leurs ouvriers et, aujourd’hui, il restitue en la personne de Sidonie une faible partie de l’argent volé à la classe ouvrière. Il l’entretient, elle et sa famille, autant qu’il peut ; et, très probablement, il continuera à l’entretenir, car il ne peut pas s’en décoller. Bon ça ! Comme revanche, c’est tapé.

 

Les ouvriers n’étaient pas tous de cet avis. Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free déclara avec cynisme :

 

– Eh ben, moi, à sa place, je ne le ferais pas. Je m’en ficherais.

 

– Vous seriez une franche fripouille ! s’indigna Victorine, la bonne amie de Pierken.

 

– Fripouille ou pas, je m’en ficherais ! reprit Free avec conviction.

 

Pierken se fâcha tout rouge.

 

– Les individus de ta sorte sont les pires ennemis de la classe ouvrière, gronda-t-il.

 

Free eut un sourire et demeura très calme.

 

– Et toi, Ollewaert, tu le ferais ? demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu.

 

Ollewaert se gratta l’oreille et regarda sa fille, dont la présence semblait le gêner pour dire exactement ce qu’il pensait.

 

– Faut voir, dit-il enfin. C’est aux femmes à faire attention.

 

– Vous voyez bien ! s’écria Free triomphant.

 

– Naturellement les hommes se soutiennent entre eux. Ils se valent ! dit une ouvrière.

 

Les hommes protestèrent avec véhémence ; mais il semblait bien qu’une vérité venait d’être dite, car aucun d’eux, sauf Pierken, ne s’éleva contre l’opinion de Free.

 

Le cœur de M. Triphon battait à grands coups. Il était en proie aux sentiments les plus contradictoires, et volontiers il en eût appris d’avantage. Mais à cet endroit on pouvait le surprendre à chaque instant et il avait beaucoup de peine à retenir Kaboul, qui s’impatientait. Il le lâcha enfin et le petit chien fut d’un bond dans la cour, où aussitôt des « sst » avertisseurs se firent entendre. Du coup, la conversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnon lorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement la tête, qu’aperçut-il…. Bruun qui l’épiait de loin, par la porte entr’ouverte de la chambre des machines !… « Sacredieu ! » gronda M. Triphon d’une voix sourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut un mouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais déjà Bruun avait tout doucement refermé la porte.

 

Dans la cour les ouvriers s’étaient levés, prêts à retourner au travail.

 

Les femmes se dirigeaient, les jambes raides, vers leur « fosse » ; et sous la porte charretière apparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était visiblement dans les vignes.

 

Il se dirigea tout droit vers M. Triphon, qu’il n’avait pas vu depuis l’histoire, et se mit à fredonner en mineur, les yeux fixés sur le jeune homme, ses yeux aqueux d’ivrogne :

 

– Ooooooooooo…

 

– Pépita… Pépita…, dit Léo en riant.

 

– Ooooooooooo… répéta Justin avec entêtement en se tournant vers Léo.

 

– Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss ! glapit Feelken.

 

– Ooooooooooo… persista Justin en se tournant, cette fois, vers Feelken.

 

Et, tout à coup d’une voix de tête, suraiguë :

 

– Peeeeee… pepepepeeeee… pépitapépitapépita !

 

Les hommes se tordaient et là-bas les femmes s’étaient arrêtées, immobiles, devant leur « fosse », pour ne rien perdre de la comédie.

 

Avec un beau geste de ses deux mains noires étendues, Justin-la-Craque refaisait face à M. Triphon.

 

– Oooo… monsieur Triphon, pourquoi n’avez-vous pas suivi mon conseil ? grogna-t-il.

 

– Suivi votre conseil ? Quel conseil ? demanda M. Triphon étonné.

 

– Ooooooooo… réitéra Justin d’un air sombre.

 

Puis, brusquement, changeant complètement de ton, avec une familiarité d’ivrogne :

 

– Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous un verre. Un jour comme aujourd’hui, ça en vaut la peine.

 

Toute l’équipe partit d’un énorme éclat de rire et M. Triphon, très gêné, ne savait que répondre, quand soudain Muche parut dans la cour, immédiatement suivi de M. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu de la joie. Il ne s’enquit même pas de ce qui se passait ; il était cramoisi de fureur et se mit à « partir » de tous côtés, comme un dément. Les hommes se précipitèrent dans l’huilerie et les femmes dans leur « fosse ». Écumant, M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komèl, avec un coup de gueule :

 

– Justin, si je t’attrape encore une fois à amuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque à la porte et tu ne remettras plus les pieds ici !

 

– Mais m’sieu, mais m’sieu ! Je viens rapporter cette barre de fer qui était à réparer, dit Justin déconfit et du coup dégrisé.

 

– Tu m’as compris, hein ? clama M. de Beule trépignant de rage.

 

– Mais oui, m’sieu, mais oui, répétait humblement Justin. Mais voilà, m’sieu, la réparation est faite.

 

Et, comme preuve, il désignait la barre de fer, que portait Komèl.

 

M. de Beule ne daigna point ajouter un mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, il disparut dans la « fosse aux huiliers ». On l’entendit hurler quelque chose dans le vacarme trépidant des pilons. Il en ressortit, les épaules gonflées, traversa la cour, fonça sur la porte de la « fosse aux femmes », où les malheureuses tremblaient, penchées sur leur ouvrage. L’une après l’autre il les regarda, les yeux flamboyants, prêt à éclater : mais pas moyen de trouver le motif. Elles en avaient la respiration presque coupée, comme anéanties. La vieille Natse était tellement bouleversée qu’elle ne pleurait même pas. Il souffla fort et repartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter à M. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard en éclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire. Kaboul et Muche s’entreflairèrent un instant comme des étrangers, puis chacun d’eux suivit son maître. Au bout de quelques instants s’éleva de la « fosse aux huiliers » un « Oooo… uuuu… iiiii » mugissant et prolongé ; M. Triphon comprit que son père était retourné à la maison.

 

D’un pas hésitant, il rentra dans l’huilerie. Il y régnait une atmosphère d’émeute. Les pilons dansaient, bondissaient et, dans l’infernal tumulte, les ouvriers échangeaient à tue-tête des colloques saccadés. Feelken « fikandoussait », Léo rugissait, Berzeel et Poeteken se tordaient à cause de Justin-la-Craque, qui malgré tout s’était risqué dans l’huilerie et fredonnait en mineur un O Pépita obstiné devant ce veau de Miel, immobile et bouche bée à l’écouter ; tandis que, par la porte entr’ouverte de la chambre des machines, Bruun, son père, était aux aguets. Il valait mieux ne pas trop s’attarder ici en ce moment, se dit M. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son père était tombé à zéro. Il soufflait un véritable esprit de révolte. Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria néanmoins en passant, d’une voix où tremblait la colère, que les ouvriers en avaient assez : ils étaient las de se voir insulter et mener comme un vil bétail.


Inconnu(e)

XXII


Ce qui intéressait aussi M. Triphon c’était de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on lui ferait, dans le village, à la suite de l’histoire. Depuis des semaines, et surtout depuis qu’il passait la plupart de ses soirées auprès de Sidonie, il n’avait plus revu ses camarades d’estaminet, ni remis les pieds à la Pomme d’Or.

 

Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, que jadis il aimait tant à embrasser en cachette, à l’occasion, trônait comme de coutume, appétissante et tout sourire derrière son comptoir ; une dizaine d’habitués s’éparpillaient en divers groupes autour des petites tables.

 

Le fils du notaire y était, le fils du receveur, d’autres fils de notables. L’entrée de M. Triphon fut saluée d’un concert de cris et d’exclamations ; Fietje, l’air d’une fleur entre les verres et les bouteilles de son comptoir, fut prise d’un rire roucoulant et inextinguible.

 

– Eh ! mon vieux, d’où viens-tu ? On te croyait mort et enterré ! Est-ce possible… c’est bien toi ? crièrent-ils tous ensemble.

 

Et l’un d’eux, le fils du brasseur, quitta sa chaise et se mit à tourner autour de M. Triphon en le considérant avec attention.

 

– Mais oui, c’est lui, s’écria-t-il. Parole d’honneur ! Aussi vrai que je suis ici !

 

M. Triphon était visiblement ennuyé. Il essayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riait jaune.

 

– On s’amuse, à ce que je vois, fit-il avec une grimace. Qu’est-ce qu’il y a donc ?

 

– Ce qu’il y a ! s’écrièrent-ils en chœur avec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir, parbleu ! Hé, Fietje, offre à monsieur Triphon une chope ou une goutte.

 

– Je n’ai pas besoin qu’on paye mes consommations, dit M. Triphon d’un ton plutôt acide.

 

Tout le monde le regarda, sans rien dire, de l’air le plus étonné.

 

– Quoi ! Tu n’acceptes pas un verre de nous ! s’exclama le fils du notaire au bout d’un instant.

 

– Pourquoi voulez-vous m’offrir un verre ? demanda M. Triphon, agressif.

 

– Pourquoi ?… mais pour rien ! Pour le plaisir de te revoir ! fut l’agaçante réponse.

 

– Très bien ; régalez-moi donc, dit M. Triphon. Et puisque vous voulez me régaler, permettez que je vous rende la politesse. Fietje, demande donc à ces messieurs ce qu’ils désirent.

 

Et il les regarda tous d’un air presque provocant. Fietje, debout derrière son comptoir, riait toujours. On l’eût dit chatouillée par quelque chose de follement amusant. Elle redressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux. M. Triphon la regardait avec une colère grandissante.

 

– Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-il brusquement d’une voix dure.

 

Elle cessa de rire, le regarda d’un air sérieux, distant et digne.

 

– J’ai pourtant bien le droit de rire, si ça me plaît, dit-elle.

 

– Je te demande si c’est de moi que tu ris ? insista M. Triphon d’une voix mordante.

 

Et, comme Fietje, pour toute réponse, se reprenait à rire et roucouler, il se leva d’un bond et, avec un juron, sortit de la salle de café.

 

Un vacarme sauvage salua son départ. Du dehors il l’entendit. « Sacré nom d’un tonnerre ! » ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serrés, il se jura d’en tirer vengeance.

 

Une autre rencontre, toute aussi déplaisante fut celle qu’il eut, quelque temps après, avec les trois demoiselles Dufour.

 

En promenade avec Kaboul dans les champs il s’en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, à un détour du sentier qu’il suivait entre les blés, il vit venir dans sa direction les trois vierges rêches.

 

Aucun moyen de les éviter ; il était forcé de les rencontrer, presque les frôler. Déjà, une rougeur aux joues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d’un mouvement identique, comme entraînées par une plaque tournante, toutes trois firent demi-tour et rebroussèrent chemin.

 

Ce fut un acte d’hostilité tellement inattendu et flagrant que M. Triphon d’abord en resta cloué et ne comprit qu’au bout d’un instant le sens de leur geste. « Nom de Dieu de bigotes ! Biques à bon Dieu ! » cria-t-il, si haut qu’elles durent certainement l’entendre. La fureur lui montait à la tête en un flot empourpré. Et il eut un geste machinal pour les suivre et leur demander des explications.

 

Il se contint, heureusement. Il tendit le poing derrière elles, qui s’empressaient, effarouchées, de rentrer au village. Mais l’affront l’avait blessé jusqu’au fond de l’âme, mille fois plus que l’avanie subie auprès de Fietje et des clients à la Pomme d’Or ; la vague de colère passée, il se sentait malheureux et humilié au point d’en pleurer. A présent il savait assez ce qu’on pensait de lui au village.

 

Il était perdu, irrémédiablement perdu dans l’estime de tout le monde.

 

« Perdu », gémissait-il plein d’amertume, « perdu, parce que, au fond, je suis resté honnête, parce que je n’ai pas commis la vilenie d’abandonner cette pauvre fille. »

 

Cette double aventure déposa au fond de son être un ferment d’exaspération et d’aigreur, qui désormais y demeura et de temps à autre remontait, gâtant sa vie. Il était un déclassé dans l’existence, c’était entendu ; alors il ne se gênerait plus. Peu importait, dès lors, ce qu’on dirait ou penserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents.

 

Il n’avait plus que Sidonie ; maintenant il y allait presque chaque jour, à leur pauvre maisonnette d’ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restât au monde. Il y trouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit son véritable chez lui. Il s’y installa comme au café, où il n’allait plus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares, conserves ; il y régalait toute la famille et leur voisin, le petit teilleur. Comme tout cela coûtait gros, bien plus qu’il ne lui était alloué à la maison, il fit des dettes par-ci par-là, qui seraient réglées plus tard, intérêts compris.

 

Il s’en fichait. Tout lui était devenu indifférent. A présent les choses étaient ainsi et n’allaient plus autrement. Advienne que pourra, était désormais sa devise. A la maison, le visage furieux de son père, les soupirs attristés de sa mère tyrannisée, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognée de Sefietje et l’inquiet coup de vent des jupes d’Eleken ; là, chez ces gens pauvres, de l’humanité cordiale, au moins, une franche et fraîche jeunesse qui vous réconfortait. Il y oubliait sa misère morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s’il se déciderait jamais à épouser Sidonie. Peut-être oui, peut-être non. Mais cela pouvait durer ainsi : il n’était pas le seul à vivre de cette manière et s’en accommodait. Aux choses à s’arranger d’elles-mêmes.

 

Du reste, Sidonie, ses parents, son frère et ses sœurs s’en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien. Seule, la mère continuait à exercer une surveillance vigilante et répétait à l’occasion : « Très bien, tout ça, mais qu’il n’en vienne pas un second ! » Et M. Triphon et Sidonie veillaient. Quant au « premier » il grandissait et se développait à souhait, au grand bonheur de la maman et des sœurs.

 

Mais, comme il commençait à devenir fort bruyant et gênant, ordinairement on le fourrait au lit avant l’arrivée de M. Triphon, afin de ne pas gâter sa bonne soirée.

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Troisième partie


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I


A la fabrique, pourtant, il y avait quelque chose de changé. On y sentait fermenter un sourd mécontentement, grandir comme une oppression.

 

Il était rare que Léo fît encore entendre son mugissant « Oooo… uuuuu… iiiii… » et Feelken son agaçant « Fikandouss-Fikandouss ». C’était un événement rare, quand Ollewaert demandait à M. Triphon une goutte aux puces de Kaboul, ou que le malicieux Free se payait la tête de cette espèce de veau qu’était Miel. Léo et Feelken montraient souvent des visages renfrognés et sombres ; de même que Berzeel qui n’oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, en reparaissant le lundi matin à la fabrique, montrait moins souvent un visage ensanglanté ou tuméfié. Les autres aussi étaient devenus plus silencieux et renfermés.

 

Et Justin-la-Craque avait bien moins de succès que jadis lorsqu’il venait maintenant, suivi de Komèl, débiter, avec une obstination d’ivrogne, son sinistre O Pépita.

 

Dans la « fosse aux femmes » le phénomène était à peu près analogue. On n’y entendait plus que rarement leurs voix nasillardes et traînantes égrener les airs mélancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heures interminables de leur fastidieux travail ; et c’était plutôt à voix basse qu’elles s’entretenaient, et de sujets qui paraissaient toujours sérieux et graves. On chuchotait, et même on soupirait beaucoup, depuis quelque temps dans la « fosse aux femmes » ; et lorsque Sefietje venait à dix heures et à six, avec sa bouteille de genièvre, il était bien rare qu’elle s’assît quelques instants pour bavarder, comme elle faisait jadis.

 

Sefietje et sa bouteille étaient pourtant le seul événement qui parvînt encore à tirer les ouvriers de leur humeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu’elle avait passé, les conversations se faisaient plus animées et il arrivait même qu’on entendît un bout de chanson ; mais cela durait bien peu. La tristesse renfrognée reprenait le dessus ; surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant pénétrait en larges barres d’or dans les ateliers sombres, l’accablement et la fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme une grande douleur silencieuse, désespérante.

 

La cause de ce changement, c’était Pierken, parmi les hommes ; et Victorine, sa fiancée, parmi les femmes.

 

Pierken, avec son petit journal socialiste qu’il lisait chaque jour, de la première ligne à la dernière, n’avait pas encore digéré ni oublié le meeting manqué de l’automne précédent devant la porte de La Belle Promenade. Cette réunion avait raté, parce que insuffisamment préparée ; mais elle pouvait réussir une seconde fois. D’ailleurs, même si on n’organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenter autre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriers de la fabrique. C’était à quoi pensait Pierken, jour et nuit ; et il estimait que le moment d’agir était venu.

 

A diverses reprises, à la suite du fameux meeting, il s’était rendu en ville et entretenu avec les chefs du parti. Il avait visité leurs grandioses installations ; il avait compris et admiré ce que peuvent l’union et la coopération. De plus en plus il était devenu un travailleur informé, conscient des droits, de la force, la dignité de la classe ouvrière. Un jour, il y avait rencontré le grand chef du Parti Ouvrier, qui s’était entretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l’avait questionné sur la situation du prolétariat des campagnes et avait prêté une attention soutenue à ses explications. C’était un petit homme au visage pâle et aux traits énergiques. Lorsqu’il parlait, il semblait mordre ses mots, durs comme acier ; et ses poings se crispaient machinalement, comme s’il pressait et pétrissait continuellement quelque chose.

 

– Ce sont des conditions telles qu’au moyen-âge ; il faut que ça change ! répondit-il d’un ton cassant aux renseignements fournis par Pierken.

 

Il se recueillit un instant, les poings serrés et les sourcils froncés ; puis il dit :

 

– Nous reviendrons l’un de ces jours dans votre village et nous dicterons nos conditions.

 

Pierken, hésitant, doutait du succès.

 

– Quelles conditions, monsieur ? demanda-t-il timidement.

 

– Pas de « monsieur » ! Nous sommes tous camarades ! reprit le chef avec rudesse.

 

Et, d’un ton catégorique :

 

– Journée de huit heures ; assurance contre les accidents ; retraites ouvrières ; et, d’abord et avant tout, sérieuse augmentation de salaire et participation aux bénéfices.

 

Pierken sentait la tête qui lui tournait. Il était ébloui. Tant de choses à la fois ! C’était trop. Ça n’irait pas.

 

– Ça doit aller et ça ira ! dit le chef en frappant du poing sur la table.

 

Mais il n’avait pas le temps aujourd’hui de traiter plus longuement ce sujet d’ordre secondaire ; et, en quelques mots hachés, il traça à Pierken sa ligne de conduite.

 

– Retournez à votre village. Convoquez tous les ouvriers de la fabrique. Arrêtez vos conditions. Communiquez-les à votre exploiteur et venez m’apporter sa réponse. Nous nous chargeons du reste.

 

Rapidement, il serra la main de Pierken et disparut, appelé ailleurs.


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II


Depuis ce jour, Pierken ne songeait plus à autre chose. Il y avait des semaines que les ouvriers se réunissaient en conciliabule deux fois par jour, aux repos de huit heures et de quatre heures, et ils n’avaient plus d’autre conversation.

 

Tous vibraient d’émotion passionnée devant l’image du bonheur entrevue, mais ils n’étaient nullement d’accord sur la possibilité et les moyens de l’atteindre. Une chose dont ils étaient tous convaincus, c’était l’impossibilité absolue de faire accepter les conditions telles que les avait posées pour eux le grand chef. Cela pouvait peut-être réussir dans les gros centres industriels avec leurs puissantes organisations de travailleurs ; ici, au village, où personne n’avait l’esprit préparé, il n’y fallait même pas songer. Mais on pourrait peut-être, c’était assez probable, obtenir « quelque chose ». La grande question était à présent de savoir et de décider en quoi cela consisterait.

 

Après bien des palabres, Pierken présenta un programme concret.

 

L’assurance contre les accidents, les retraites et la participation aux bénéfices, c’étaient des points du programme qu’il fallait mettre de côté, provisoirement. Le prolétariat rural n’était pas mûr pour ces conquêtes. Mais on pouvait exiger une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail. Pierken proposa qu’une députation composée de trois ouvriers, deux hommes et une femme, se rendît auprès de M. de Beule, afin d’obtenir que la journée de travail fût limitée à dix heures au lieu de douze, avec une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Si M. de Beule refusait, alors c’était la grève. Qu’est-ce que les camarades en pensaient ?

 

– Que nous ne l’obtiendrons pas, dit Free avec un petit sourire désenchanté.

 

– Évidemment, nous ne l’obtiendrons pas, dit à son tour Ollewaert.

 

Léo et Poeteken se montraient tout aussi pessimistes. Pee, le meunier, Bruun, le chauffeur, et les deux « cabris » ne disaient rien. Les femmes, pareillement, restaient muettes, hormis Victorine, qui protesta violemment : ce serait une honte si on n’obtenait pas ça. Feelken, qui était devenu très sombre et renfermé ces derniers temps, hocha la tête en soupirant. On ne savait quelle dépression, quelle tristesse semblait détruire leurs illusions.

 

– Des foutaises, tout ça ! De la m….. de chien ! Rien du tout ! lança brusquement Berzeel avec des yeux furieux.

 

– Et alors ? Quoi ? Tu es content de ton sort ! s’écria Pierken indigné.

 

– Contents ou non, nous n’avons pas le choix, dit Berzeel d’un ton indifférent. Tout ce que je demande, c’est du genièvre de meilleure qualité et des verres plus grands. Pour le reste, je m’en fous !

 

– Ivrogne ! lui jeta Pierken, trépignant de colère.

 

Mais les paroles de Berzeel avaient trouvé un écho chez plusieurs autres. Quelques visages s’animèrent, les yeux brillants.

 

– Haaa !… Si c’était possible ! dit Free, qui s’en pourléchait les lèvres avec gourmandise.

 

– Mais oui, nom de nom, dit à son tour Ollewaert. Oui ; demandons ça ! Miel, espèce de veau, qu’est-ce que tu en penses ?

 

– Ha !… je ne pense rien, répondit Miel ahuri.

 

Tous éclatèrent de rire, sauf Pierken, qui se leva, outré. Il se carra, en imitant sans le savoir le grand chef socialiste de la ville ; et, comme lui, il dit, en paroles brèves et mordantes, en promenant des regards étincelants autour de lui :

 

– Bon. Si c’est là tout ce que vous désirez, vous n’avez plus besoin de moi. Adieu. Arrangez-vous avec le patron. Moi, j’ai autre chose à faire.

 

Il voulait partir et tous eurent peur qu’il ne les laissât en plan.

 

Quelques mains se tendirent comme pour le retenir et à nouveau une ombre de mélancolie envahit les visages. « Attends une minute, Pierken ; pas si vite », dit Léo. Et il demanda encore une fois à Pierken ce qu’il voulait exactement.

 

– Comme j’ai dit, répéta Pierken d’un ton bref et décidé : envoyer une députation au patron ; moins d’heures de travail et salaire supérieur ; s’il refuse, la grève !

 

Les ouvriers redevinrent graves.

 

– Nous serons fichus à la porte. Il nous fera tous valser, dit Léo craintif.

 

– Bon. Alors tous en grève.

 

– Ça va de soi, s’il nous flanque tous à la porte. Il en trouvera d’autres, opposa Léo.

 

– Non pas ! Les socialistes de la ville interviendront, répliqua Pierken.

 

Les ouvriers hésitaient.

 

– Qui veut y aller avec moi ? demanda Pierken, pour trancher l’affaire.

 

– Moi ! répondit Fikandouss.

 

Ébahis, tous le regardèrent. Qu’est-ce qui se passait donc chez Fikandouss ? On ne le reconnaissait plus ! Son regard avait quelque chose de fixe, de fanatique, et toute sa figure montrait une expression de volonté violente et farouche.

 

– Oui ; moi… moi ! répéta-t-il avec une sorte d’énergie jalouse, parce que les autres montraient leur grand étonnement.

 

– Et moi pour les femmes ! s’écria à son tour Victorine, très animée.

 

Ollewaert eut un geste énergique comme pour protester au nom de l’autorité paternelle, mais le regard ferme et décidé de Pierken le retint. Il retourna sa chique et cracha de colère, sans dire mot.

 

Pierken se déclara satisfait. Il eût préféré un autre délégué que Feelken, mais il ne fit pas d’observation. Il était satisfait. C’était un jeudi. Il fut décidé qu’on attendrait jusqu’au samedi, au repos de quatre heures. Alors, à eux trois, ils iraient trouver M. de Beule chez lui.

 

Les ouvriers s’étaient levés pour retourner à leur travail. A ce moment apparut Justin-la-Craque suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était ivre. Il se planta en une attitude raidie devant les hommes et se mit à bourdonner d’une voix sombre : « Ooooooooooo… » Mais pas un ne prit garde à lui et tous lui tournèrent le dos avec mépris.

 

Des choses autrement sérieuses les occupaient à présent.


Inconnu(e)

III


A quatre heures tapant, sans avoir mangé leur tartine, Pierken, Fikandouss et Victorine se tenaient prêts. Cette question d’importance avait été débattue, s’ils ne feraient pas mieux de manger leur tartine d’abord, vu qu’après ils n’auraient peut-être plus le temps. Pierken, toutefois, l’avait déconseillé, disant que le cerveau était plus lucide avant le repas et, d’ailleurs, on pouvait bien s’imposer une légère privation pour la cause. Vérités qu’il tenait des chefs socialistes en ville. Les autres s’inclinèrent. Dans leur vêtement de travail, ils se firent aussi propres que possible, pour ne pas faire figure de mendiants devant ces capitalistes ; puis ils se dirigèrent à travers le jardin vers la maison. Pierken, malgré sa volonté farouche, se sentait tout de même un peu ému ; Fikandouss avait une face contractée et sombre ; Victorine riait nerveusement, par petites saccades, répétant sans cesse, avec une insistance superflue qui dénotait son trouble, qu’elle n’avait pas peur le moins du monde. Sefietje, du seuil de son arrière-cuisine, les vit venir de loin. Aussitôt elle disparut dans la maison ; mais, lorsque les sabots des trois ouvriers clapotèrent sur les dalles de la cour, elle reparut sur le seuil et demanda, surprise et méfiante :

 

– Qu’est-ce qu’il y a ?

 

– Nous voudrions parler à monsieur, répondit Pierken d’un ton aussi calme que possible.

 

– Parler à monsieur ! répéta Sefietje machinalement, les yeux épouvantés, comme en présence d’une chose inouïe. Pourquoi voulez-vous parler à monsieur ?

 

– Peu importe, dit Pierken, légèrement, impatienté. Est-ce que monsieur est chez lui ?

 

– Je vais aller voir, répondit Sefietje.

 

Et, les pommettes rouges, elle disparut en hâte.

 

– Est-ce moi qu’il vous faut ? demanda tout à coup une voix dure derrière les ouvriers qui attendaient.

 

C’était M. de Beule, qui revenait de faire un tour dans son jardin.

 

Un instant, tous trois perdirent contenance devant ce brusque face à face inattendu. Mais Pierken se remit bien vite et dit :

 

– Oui, monsieur, nous voudrions vous parler un moment.

 

– Pourquoi ? demanda-t-il, méfiant, comme Sefietje.

 

– Nous vous le dirons, monsieur. Pourrions-nous avoir quelques minutes d’entretien chez vous ?

 

– Vous pouvez parler ici, répondit sèchement M. de Beule.

 

– Ça n’est pas bien facile, monsieur, dit Pierken hésitant et déçu.

 

Brusquement, M. de Beule se fâcha.

 

– Vous ne prétendez pourtant pas me dicter la loi dans ma maison ! s’écria-t-il.

 

– Il n’est pas question de dicter la loi ; il ne s’agit que de causer un peu sérieusement, répondit Pierken qui se contenait.

 

– Je n’ai pas à causer avec vous, absolument pas ! Mais pas du tout ! cria M. de Beule s’empourprant de colère.

 

– Eh bien, monsieur, répondit Pierken, perdant patience à son tour et enflant la voix, si vous n’avez pas à causer avec nous, nous avons à causer avec vous ! Nous venons vous demander, au nom de tous les ouvriers et de toutes les ouvrières de la fabrique, si vous êtes d’accord avec nous pour ramener notre journée de travail de douze heures à dix, et augmenter nos salaires de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Voilà, monsieur, ce que nous avions à vous dire !

 

Et, sans peur, les bras croisés, Pierken regarda son terrible patron en plein dans les yeux.

 

M. de Beule sursauta, puis regarda de tous côtés, comme s’il cherchait un objet, une arme quelconque qui lui eût permis d’assommer l’audacieux trio. Il eut un geste de fureur désespérée et presque comique ; puis, relevant la tête, il aperçut sur le seuil de l’arrière-cuisine sa femme et son fils, accourus au bruit des éclats de voix, visages inquiets.

 

– As-tu entendu ce qu’ils viennent d’exiger ? cria-t-il à sa femme. Deux heures de travail en moins et cinquante centimes d’augmentation par jour !

 

– Pour les hommes… et vingt-cinq centimes pour les femmes, corrigea Pierken d’une voix posée mais résolue.

 

– Seigneur Dieu ! s’écria Mme de Beule en levant les mains au ciel.

 

M. Triphon ne disait rien. Le regard à terre, il tortillait sa courte moustache. Kaboul et Muche, qui s’étaient rencontrés il n’y avait pas cinq minutes, se flairaient, tournaient, procédaient à un minutieux examen l’un de l’autre, comme s’ils se voyaient pour la première fois.

 

Derrière un des carreaux de la cuisine, on apercevait confusément les figures consternées de Sefietje et d’Eleken.

 

– Seigneur Dieu, répéta Mme de Beule au comble de l’angoisse.

 

Brusquement, M. de Beule fut pris comme d’une attaque de folie furieuse.

 

– Voyous ! Mendiants ! Canailles ! hurlait-il hors de lui, en toisant les trois ouvriers à tour de rôle de ses yeux flamboyants. « Crève-la-faim ! » rugit-il comme suprême insulte, les poings serrés. « Hors d’ici, nom de Dieu ! sinon…. »

 

Il n’acheva pas, bondit vers eux, comme s’il allait les assommer.

 

– Prenez garde, monsieur ! dit Pierken extraordinairement calme. « Prenez garde, vous pourriez le regretter ! » Mais tout à coup, s’animant, la voix stridente et des deux poings se frappant la poitrine : « Des crève-la-faim ! Oui, nous sommes des crève-la-faim. Et c’est parce que nous ne voulons pas rester des crève-la-faim, que nous venons réclamer un sort meilleur. Nous voulons devenir des êtres humains, monsieur, non plus des bêtes de somme. Oui, des êtres humains, madame ! » jeta Pierken en se tournant vers Mme de Beule… « des êtres humains, M. Triphon, vous qui savez comme nous peinons, du matin au soir, pour vous et vos parents ! Dites-nous donc, M. Triphon, ce que vous pensez de nos revendications ! Dites-nous ce que vous feriez si…. »

 

– Hors d’ici, propre-à-rien ! Vagabond ! hurla soudain M. de Beule, au paroxysme de la fureur, en se tournant vers son fils, comme si celui-ci eût été la cause de tout.

 

– Qu’est-ce que ça veut dire, nom de Dieu ! s’écria M. Triphon colère et ahuri, pendant que sa mère avait une crise de larmes.

 

– Je le tuerai… je le tuerai…, gueulait M. de Beule se démenant comme un fou.

 

Et, ne sachant plus ce qu’il faisait, il alla donner des coups de pied contre un tronc d’arbre.

 

Un brusque silence tomba. Les ouvriers, stupéfaits, ne comprenaient plus. Ils se regardaient entre eux, absolument déconcertés. M. Triphon était parti, en grommelant et jurant, humilié jusqu’au fond de l’âme de cet affront subi devant leurs ouvriers. Mme de Beule n’était que gémissements, pleurs et supplications. Sefietje et Eleken avaient complètement disparu derrière les carreaux de la cuisine.

 

– Donc, monsieur, vous refusez ? conclut, au bout d’un instant, Pierken redevenu très calme.

 

– Je fermerais plutôt boutique mille fois ! clama M. de Beule avec un juron retentissant.

 

– Vous n’en aurez pas la peine ; nous nous en chargeons, répondit Pierken en regardant son maître bien en face. « Venez les amis », dit-il en se tournant vers ses camarades. « Nous n’avons plus rien à faire ici. Allons manger notre tartine ».

 

Sans un mot, ils s’en retournèrent tous les trois, à travers le jardin, comme ils étaient venus.


Inconnu(e)

IV


Vive et amère fut l’impression sur les ouvriers de l’affront brutal fait à leurs délégués. Ils le ressentaient chacun comme une insulte personnelle. Longtemps ils avaient hésité avant de demander la moindre chose ; mais à présent, ils étaient armés de volonté, ils exigeaient.

 

Jusqu’aux plus serviles d’entre eux, ils se révoltaient à la fin, prêts à une farouche résistance. L’injustice subie pendant toute leur existence remontait et bouillonnait en eux. Pierken, dont ils s’étaient tant de fois moqués, était maintenant leur plus ferme soutien, leur guide incontesté, leur grand homme, celui qu’ils voulaient suivre et dont ils attendaient le salut. Ils ne demandaient qu’à obéir à ses ordres. Plus personne – les femmes pas plus que les hommes – ne craignait les fureurs du patron. Et lorsque Pierken eût décrété que la grève commencerait le lundi suivant, pas une seule voix d’opposition ne se fit entendre. Au contraire : ce fut une sensation de délivrance ; un poids qu’on leur enlevait du cœur, une joie de l’acte enfin accompli. Ils se concertèrent un moment sur la question de savoir si on communiquerait la décision au patron. Oui, disait Pierken. Il trouvait cela mieux, plus digne, plus fort ; il fallait y mettre des formes. Mais tous les autres, du coup plus agressifs et plus intolérants que leur chef, estimaient que ce serait politesse absolument superflue. Il (il, c’était M. de Beule) s’apercevrait bien qu’il y avait grève, lorsqu’il ne verrait aucun de ses ouvriers à la fabrique, le lundi matin. Pierken n’insista point. Au fond, cela lui était bien égal. L’important, c’était que l’on fît grève.

 

Le dimanche, au cours de l’après-midi, le village offrit un spectacle insolite. Sefietje, par hasard, fut la première à le remarquer. Attachée aux de Beule par plus de quarante années de servage, Sefietje considérait les intérêts de cette famille comme les siens. De plus elle possédait un instinct spécial, qui lui faisait pressentir les dangers menaçant ses maîtres. Donc Sefietje, qui regardait machinalement par la fenêtre donnant sur la rue, vit avec la plus grande stupéfaction passer Berzeel. Elle n’en revenait pas. Jamais Berzeel ne passait son dimanche au village où il travaillait : il le consacrait invariablement à se saouler et se battre dans son village à lui. Aujourd’hui, du reste, il était aussi saoul que les autres dimanches ; en plus de sa patte folle, il titubait et parlait fort et faisait de grands gestes en compagnie d’Ollewaert, le petit bossu, qui semblait également fort éméché. A eux deux, le bossu et le bancal, ils formaient un couple peu ordinaire.

 

– Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria Sefietje s’adressant à Eleken.

 

L’anormal n’était pas que Berzeel fût saoul, mais qu’il se fût saoulé ici, et non là-bas, dans son village. Une lueur de fièvre colora brusquement ses pommettes osseuses. Eleken non plus n’y comprenait rien.

 

Mais Eleken ne disait jamais grand’chose ; elle préférait ne pas être mêlée à ces histoires. Servante en second, elle se trouvait, vis-à-vis de la servante en chef, dans la même situation que celle-ci ; Sefietje vivait sous la férule de la famille de Beule, personnifiée surtout en monsieur, tandis qu’Eleken subissait la tyrannie de Sefietje, parfois fort acariâtre.

 

– Il y a peut-être quelque chose qui les retient par ici : un concours de joueurs de cartes ou de boules, risqua-t-elle avec prudence.

 

– Plus souvent ! trancha Sefietje, en secouant la tête. Il ne viendrait pas de si loin pour ça.

 

Et elle se mit à radoter et se torturer l’esprit en creusant ce sujet passionnant.

 

Un peu avant huit heures, au crépuscule, une autre scène anormale, inquiétante, se déroula sous les yeux de Sefietje, qui l’observait.

 

C’était toujours Berzeel, encore plus saoul, mais non plus accompagné du seul petit bossu : c’était Berzeel à la tête de toute une bande, parmi lesquels Léo, Free, Poeteken et le « Poulet Froid », accompagnés de Justin-la-Craque et de Komèl, que suivaient de quelques pas Fikandouss et Pierken, ayant Victorine à son bras. Berzeel conduisait la troupe au cabaret du Petit Sabot, où ils entrèrent tous, en défilant devant Justin-la-Craque qui, planté près de l’entrée, dans l’attitude raide d’un factionnaire rendant les honneurs, « opépitait » d’une voix sombre en roulant de gros yeux.

 

– Mais que se passe-t-il aujourd’hui ? Qu’est-ce qui leur prend, aux ouvriers de la fabrique ! s’exclama Sefietje dans les transes.

 

Les maîtres avaient fini de souper ; Eleken alla desservir. Sefietje, qui, pour quelques instants, n’avait plus rien à faire, jeta un fichu sur ses épaules et courut à travers le jardin, vers la fabrique. Elle était prise d’un pressentiment sinistre. Il entrait dans les attributions de « Poulet Froid », chaque dimanche, de donner à manger aux chevaux ; puis il devait coucher dans le petit grenier au-dessus de l’écurie. Elle venait de le voir passer dans la rue avec la bande de saoulards. N’aurait-il pas négligé de soigner ses chevaux ?

 

Sefietje alla par derrière à l’écurie et en ouvrit la porte. Les quatre chevaux y occupaient leur place habituelle et tournèrent la tête lorsqu’elle entra. Sefietje vit leurs beaux grands yeux qui avaient des reflets verdâtres. Ils ne mangeaient pas et elle constata que leurs auges étaient vides. Ils étaient là comme en attente d’une chose qui va venir. Sefietje avait de la tendresse pour les bêtes. « Avez-vous eu à manger, mes bonnes bêtes ? » dit-elle à mi-voix, comme à des êtres humains. Le feu de l’inquiétude colorait ses joues et elle était très perplexe. Les chevaux n’étaient pas en train de manger, mais cela voulait-il dire qu’ils n’avaient pas eu leur ration ? C’était vers six heures, ordinairement, que le « Poulet Froid » venait la leur apporter ; il était maintenant plus de huit heures. Rien d’étonnant à ce que les auges fussent vides. Tout de même, Sefietje n’était nullement rassurée. Si elle n’avait pas vu le « Poulet Froid » avec les autres bambocheurs, elle n’aurait eu aucun soupçon. Mais, à présent….

 

Immobiles, les chevaux continuaient à regarder Sefietje et il y avait comme une prière muette dans leurs yeux. Machinalement, Sefietje se dirigea vers le coffre à avoine et en souleva le couvercle. Aussitôt les quatre chevaux se mirent à hennir en piétinant nerveusement leur litière, dans le bruit de chaîne des anneaux de licol.

 

Elle remplit à moitié une mesure d’avoine et s’approcha du premier cheval. La bête y alla si vivement qu’elle faillit renverser Sefietje.

 

Les autres s’agitaient d’impatience ; et la vieille servante leur donna à chacun un picotin. Elle hésitait pourtant, inquiète et angoissée.

 

Était-ce bien, ce qu’elle faisait là ? Évidemment, des chevaux bien portants ne refusaient jamais l’avoine. Ils en dévoreraient des boisseaux, si on ne les retenait pas. « Ah ! si vous pouviez parler, mes bonnes bêtes ! » soupirait Sefietje. Elle aurait bien voulu aussi leur donner une botte de foin, mais elle n’osait. Ce serait peut-être trop.

 

Que dirait M. de Beule si le lendemain ses quatre chevaux étaient malades ? Toute perplexe et attendrie dans sa pitié pour les bêtes, elle quitta l’écurie, après leur avoir parlé encore comme à des êtres humains.

 

Un peu avant neuf heures, lorsque les volets furent fermés et les lampes allumées, des chants braillards tout à coup éclatèrent dans la rue.

 

Sefietje, occupée à laver la vaisselle avec Eleken, quitta aussitôt son ouvrage. Les chants s’élevaient en une clameur sauvage. On eût dit un bruit d’émeute.

 

– Les revoilà ! Ils sortent du Petit Sabot, dit Sefietje.

 

Et elle colla l’oreille contre le volet fermé. « Tu entends ? » murmura-t-elle alarmée. « C’est la voix de cet ivrogne de Berzeel. Écoute donc ; il jure comme un païen ! »

 

La porte de la salle à manger s’ouvrit et M. de Beule parut sur le seuil de la cuisine.

 

– Qu’est-ce qui se passe dans la rue ? demanda-t-il d’un air rogue.

 

– Mais je ne sais pas, monsieur, mentit Sefietje tremblante.

 

Eleken, quittant précipitamment la cuisine, monta l’escalier quatre à quatre, comme si quelque besogne urgente l’appelait en haut. M. de Beule la suivit d’un regard irrité, traversa le vestibule, le couloir et ouvrit la porte d’entrée. La clameur des chants entra en coup de vent dans la maison. Par-ci par-là des portes s’ouvraient dans la rue sombre.

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda à son tour Mme de Beule, sortant de la salle à manger.

 

– Je ne distingue pas bien, mais je crois qu’il y a de nos gens parmi eux, répondit M. de Beule.

 

– Seigneur Jésus ! s’exclama Mme de Beule.

 

– Qu’il y en ait un seul à se présenter saoul demain matin à la fabrique et je le mets dehors sur-le-champ ! cria M. de Beule dans un brusque accès de fureur.

 

– Ce n’est pas sûr qu’il y en ait des nôtres, risqua Mme de Beule pour le radoucir.

 

M. de Beule grommela encore quelques vagues menaces et les époux rentrèrent dans la salle à manger. Selon son habitude, M. Triphon était sorti. Les clameurs sauvages se perdirent dans le lointain.

 

Cependant Sefietje n’avait pas de repos. Elle ne cessait de guetter l’heure à la pendule ; et, lorsqu’il fut dix heures moins un quart, elle dit à Eleken, redescendue à la cuisine après le départ de M. de Beule :

 

– Il faut quand même que je retourne voir à l’écurie.

 

– Mais tu n’as donc pas peur, comme ça toute seule dans l’obscurité ! objecta la timide Eleken.

 

– Je ne m’y fie pas ; ces pauvres bêtes n’ont pas eu à manger, pour sûr, gémit Sefietje, presque en larmes.

 

Elle alluma une petite lanterne à huile et disparut dans le noir du jardin. En approchant de l’écurie elle entendit les chevaux s’agiter et le bruit de chaîne de leur licol ; et dès qu’elle eût ouvert la porte, hennissements et piaffements l’accueillirent. Ils bouleversaient leur litière et leurs beaux grands yeux anxieux étaient tous tournés vers la lumière que Sefietje portait à la main.

 

– Guust, es-tu là ! cria-t-elle, s’avançant vers l’échelle de la soupente.

 

Pas de réponse.

 

Guust – autrement dit le « Poulet Froid » – avait l’ordre d’être rentré au plus tard à neuf heures et demie. C’était une consigne formelle donnée par M. de Beule et que le « Poulet Froid » ne se serait jamais risqué à enfreindre. A présent il était dix heures – Sefietje les entendit avec horreur, ces dix coups, tomber, lents et lugubres, du clocher de l’église – et le « Poulet Froid » n’avait pas rejoint son poste. « Guust, es-tu là ? » demanda-t-elle encore une fois. Mais, de réponse, pas d’avantage. Sefietje, grimpant à l’échelle et passant la tête par la trappe, put constater que le galetas était vide et le lit point défait.

 

Le « Poulet Froid » n’avait donc pas paru, plus aucun doute ; et il n’était pas venu donner l’avoine aux chevaux. Aux yeux de Sefietje, ce manquement renversait tout ; au point qu’elle se mit à sangloter, comme brisée de douleur, en descendant avec sa lanterne l’échelle de la soupente.

 

Elle alla au coffre à avoine et, cette fois, remplit bien la mesure.

 

Elle n’hésita pas non plus à donner toute une botte de foin à chacun des chevaux. Les bêtes mangeaient : on entendait un bruit sourd et continu, comme de meules qui broient. Et Sefietje hésitait, avec un gros soupir.

 

Elle craignait de mal faire. Tout de même, elle remplit un seau à la pompe et le hissa jusqu’aux auges. C’était presque au-dessus de ses forces. L’eau ruisselait et lui mouillait les pieds. Deux des chevaux burent avec avidité ; les autres ne s’arrêtèrent pas de manger. En buvant ils aspiraient le liquide comme une pompe : on voyait le niveau baisser.

 

Les autres n’y trempaient qu’un moment le naseau, comme si cette eau les dégoûtait. Inconsolée, Sefietje ferma la porte de l’écurie et retourna à la maison.


Inconnu(e)

V


De toute la nuit, elle ne put dormir. La tragédie des chevaux la hantait ainsi qu’un cauchemar. Que s’était-il passé ? Qu’allait-il se passer demain ? A cinq heures du matin Sefietje était sur pieds. C’était l’heure où le « Poulet Froid » devait donner aux chevaux leur ration du matin. Qui sait ? Il était peut-être rentré tard dans la nuit. Frissonnante dans l’air froid, un fichu jeté en hâte sur la tête et les épaules, Sefietje retourna vers l’écurie.

 

Rien ! Pas l’ombre de « Poulet Froid » ! Sefietje courut à la chambre des machines ; Bruun devait déjà s’y trouver, pour mettre ses chaudières sous pression. Pas plus de Bruun que de « Poulet Froid ». Elle ouvrit la porte de fer du fourneau. Le feu était éteint, noir, et la chaudière n’avait qu’un faible sifflement, telle une chose qui est en train de rendre l’âme. Alors Sefietje fut prise d’épouvante. Elle retourna en courant à la maison, d’une voix entrecoupée y raconta ses aventures à Eleken, qui venait de descendre, puis elle se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards et les mains jointes, à bout de forces. La deuxième servante, avec de sourdes exclamations, se mit aussitôt à courir de-ci de-là d’un air effaré.

 

A six heures, au moment où la besogne quotidienne aurait dû commencer, la fabrique gardait un silence de tombe. Sefietje n’osait même plus y aller voir ; on eût dit qu’il y allait de sa vie. Mais elle dépêcha Eleken vers la « fosse aux femmes ». Au bout de trois minutes, celle-ci revint avec la nouvelle consternante que ni dans la « fosse aux femmes », ni dans la « fosse aux huiliers », ni nulle part dans toute la fabrique, il n’y avait âme qui vive.

 

– C’est la grève, soupira Sefietje d’une voix blanche.

 

A six heures et demie, son heure habituelle, M. de Beule descendit.

 

Avant d’avoir quitté sa chambre, il avait été frappé par le silence insolite qui régnait dans la fabrique et, tout de suite, il demanda à Sefietje :

 

– D’où vient que ça ne tourne pas ?

 

– Monsieur, dit Sefietje, hoquetante, la respiration coupée, il n’y a personne à la fabrique !

 

– Comment ça ! s’écria M. de Beule.

 

Et il se précipita dans le jardin. Sefietje courut en toute hâte à l’étage pour avertir Mme de Beule et M. Triphon. Ils descendaient au moment même où M. de Beule, fou de rage, revenait de la fabrique.

 

– Veux-tu savoir maintenant ce qu’il en est de ces voyous ?… hurla-t-il du plus loin qu’il vit sa femme.

 

Mme de Beule ne devait rien savoir. Elle n’en savait que trop. Mains jointes, elle soupira :

 

– Quelle affaire, mon Dieu ! Quelle affaire !

 

– Ces voyous ! Ces saligauds ! Ces vauriens ! Ces mendiants ! rugit M. de Beule. Plus un seul d’entre eux ne remettra les pieds à la fabrique. D’autres ouvriers ! Tout de suite !

 

– Où les prendre ? demanda anxieusement Mme de Beule.

 

Cette simple question partit surexciter au plus haut point M. de Beule.

 

– Tu ne t’imagines pourtant pas que ça m’embarrasse ? dit-il.

 

Se tournant vers Sefietje il ordonna :

 

– Va d’abord et avant tout demander à Justin-la-Craque s’il veut soigner les chevaux.

 

La fureur s’étranglait dans sa gorge. Il tonna :

 

– Les sales individus ! Ils ont laissé ces pauvres bêtes sans nourriture !

 

– Pardon, monsieur, moi je leur ai donné hier soir du foin et de l’avoine, dit Sefietje d’une voix qu’on entendait à peine.

 

Et elle s’empressa de courir chez Justin. Ce qu’il fallait avant tout, c’était un chauffeur. Qui prendrait-on pour remplacer Bruun ? Ils cherchèrent, sans trouver personne qui eût les aptitudes requises.

 

– Doorke Pruime, peut-être, risqua timidement Mme de Beule.

 

Agacé, M. de Beule haussa rageusement les épaules.

 

– Soyons sérieux, hein ! grommela-t-il.

 

Mme de Beule se tint coite.

 

– Moi, je puis le faire, dit brusquement M. Triphon sans regarder son père.

 

– Oh ! oui, mon garçon, fais-le ! s’écria Mme de Beule en regardant son fils avec une admiration attendrie.

 

Par rancune invétérée, M. de Beule ne souffla mot, mais son silence même voulait dire qu’il acceptait l’offre.

 

Comme « huiliers », poursuivit-il quelque peu radouci, nous pourrions prendre Doorke Pruime, Sies van Lierde et Vloaksken. Comme « cabris », Peetse Fnieze ; comme meunier, Soarlewie Soarels.

 

Mme de Beule approuvait tout d’un hochement de tête. M. Triphon, conscient de la responsabilité qu’il allait assumer, prenait un air sérieux, concentré, énergique. Il estima rapidement que son travail comme chauffeur ne l’empêcherait pas d’aller parfois chez Sidonie. Et puis, il avait le dimanche. L’affaire, en somme, ne se présentait pas trop mal ; ils se remettaient de leur émotion. Ils avaient presque une lueur de triomphe et même de provocation dans le regard.

 

– Et les femmes ? demanda Mme de Beule.

 

A ce seul mot, M. de Beule rebondit au paroxysme de la fureur.

 

– Plus de femmes… nom de nom ! tonna-t-il. Plus de ces roulures ici !

 

Et ses yeux lançaient des éclairs vers M. Triphon comme pour l’anéantir.

 

Mme de Beule n’insista pas. Elle se replia peureusement sur elle-même ; et, de son côté, M. Triphon fit semblant de ne pas saisir l’allusion haineuse. Il alluma sa pipe et s’intéressa un instant à Kaboul et Muche, qui s’entr’étudiaient avec le soin le plus minutieux, comme s’ils ne s’étaient pas vus depuis des années. La porte s’ouvrit et Sefietje reparut. Elle était rouge et suait d’avoir tant couru.

 

– Justin soignera les chevaux. Il leur a déjà donné l’avoine, et il est en train de les étriller, dit-elle.

 

Il y eut un murmure de satisfaction. M. de Beule témoigna son contentement par un geste approbatif, et dit :

 

– Parfait. Déjeune maintenant, Sefietje ; puis tu iras chez Doorke Pruime, chez Sies van Lierde et chez Vloaksken, pour leur demander de venir travailler à l’huilerie. Après, tu iras chez Peetse Fnieze et chez Soarlewie Soarels, pour les engager comme « cabris » et meunier.

 

– J’ai déjà déjeuné ; j’y vais tout de suite, répondit Sefietje d’un air soumis.

 

Et, aussitôt, elle repartit. Alors M. et Mme de Beule allèrent aussi prendre leur petit déjeuner que leur servit Eleken, avec de la fièvre dans ses mouvements et les jupes battantes.

 

– Pourquoi cette fille est-elle toujours si agitée ? demanda M. de Beule agacé.

 

Mme de Beule tâcha de lui faire comprendre qu’elle avait double besogne, pendant que Sefietje était en course. Kaboul et Muche, selon leur habitude, allaient de l’un à l’autre, quêtant avec des yeux de convoitise, leur part du déjeuner.

 

Les maîtres ne s’étaient pas encore levés de table que Sefietje était déjà de retour. Essoufflée, le visage moite, son visage osseux aux pommettes avivées d’une flamme, elle avait un air presque tragique ; elle rapportait des nouvelles désolantes.

 

– Monsieur, dit-elle de sa voix éteinte et angoissée, tous ces gens ont du travail. Seul Vloaksken pourrait venir.

 

– Sacré tonnerre de… ! jura M. de Beule en assénant sur la table un coup de poing qui fit sauter les tasses dans les soucoupes.

 

Sefietje avait les yeux pleins de larmes. Mme de Beule semblait épouvantée. M. Triphon sentait vaciller en lui sa force de résolution.

 

– Est-ce que l’on ne pourrait pas en trouver d’autres ? glissa Mme de Beule.

 

– Je n’en veux plus, sacré tonnerre de nom… je ne veux plus personne ! hurla M. de Beule avec un nouveau coup de poing sur la table. Je ferme la boîte, j’arrête tout le tremblement et nous verrons un peu qui, d’eux ou de moi, tiendra le plus longtemps !

 

Il se leva d’un bond, sortit, pour courir, gonflé de fureur, vers la fabrique.

 

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Que va-t-il se passer ? gémit Mme de Beule en joignant les mains.

 

Accablée, comme si elle eût reçu le coup de grâce, Sefietje rentra en larmoyant dans sa cuisine.


Inconnu(e)

VI


M. de Beule tint parole avec un entêtement farouche. Il alla lui-même fermer à clef toutes les portes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et son aide Komèl s’occupaient des chevaux ; et lorsque Vloaksken, le seul ouvrier qui eût consenti à venir travailler à la fabrique, se présenta au cours de la matinée, il le renvoya sans façons, en lui déclarant d’une voix rageuse qu’il fermait boutique et n’avait pas l’intention de la rouvrir de sitôt.

 

Quelques jours se passèrent. M. de Beule, avec sa colère froide et concentrée, allait et venait, sans but. M. Triphon, qui à présent n’avait plus rien du tout à faire, déambulait de même, mettant tous ses soins à éviter le nez à nez avec son père ; et Mme de Beule ne cessait de gémir, se lamenter, cependant qu’à la cuisine régnait un silence de mort. Seule, Eleken persistait à courir en tous sens, l’air affairé.

 

Cela agaçait M. de Beule à tel point qu’un jour il l’arrêta et lui demanda avec véhémence :

 

– Mais, sacredieu ! qu’est-ce que tu as à toujours courir ainsi ?

 

– Mais… pour mon ouvrage… monsieur, répondit la servante, blême d’effroi.

 

– Fais donc ton ouvrage un peu plus tranquillement, nom d’un tonnerre, ragea M. de Beule.

 

Eleken ne dit plus rien et partit dans un envol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de la journée, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir, Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer à Mme de Beule que, très probablement, Eleken quitterait son service à la fin du mois.

 

Des bruits divers circulaient touchant les ouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils étaient fermement décidés à maintenir leurs revendications jusqu’au bout. Selon d’autres, les femmes des grévistes se montraient beaucoup moins enthousiastes qu’eux ; elles commençaient à récriminer et insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail.

 

On les voyait assez souvent, la pipe au bec, les mains dans les poches, par les rues du village, et passer volontiers, comme en manière de protestation et de provocation, devant la demeure des de Beule. Certains d’entre eux tenaient à la main le petit journal socialiste et le lisaient ostensiblement : on pouvait les voir de la maison du patron. Il y avait déjà eu un ou deux articles sur la grève de la fabrique de Beule ; naturellement, on y prenait parti pour les ouvriers, et M. de Beule, dont le nom prêtait aux allusions faciles par le son qu’il avait en flamand, M. le Bourreau, y était traité de négrier. Régulièrement, le patron trouvait ces numéros du journal dans sa boîte aux lettres.

 

C’était Pierken qui menait la bande et, parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution brève et violente, Victorine marchait à son côté, le plus souvent la seule femme dans le groupe, parfois accompagnée de Lotje ou de Zulma, Free, Poeteken, Léo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur, Pol et le « Poulet Froid », Pee, le meunier et Miel, cette espèce de veau, suivaient, tous l’air plus ou moins perdu et ahuri ; ils trouvaient le temps long, déconcertés par ces journées à ne rien faire, auxquels ils n’étaient pas habitués, dans l’attente continuelle d’une solution qu’ils avaient escomptée très rapide et qui semblait s’éterniser. Quant à Berzeel, il demeurait invisible. On le disait retourné à son village, mais personne ne savait au juste. Les gens, au passage des grévistes, venaient regarder curieusement sur le seuil de leur porte ; et tout le village était soudain retombé à un calme et un silence extraordinaires, depuis qu’on n’y voyait plus fumer la haute cheminée de la fabrique, et n’entendait plus le tonnerre incessant des pilons.

 

Parfois Justin-la-Craque et Komèl faisaient un bout de conduite aux chômeurs. La première fois que M. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureur et voulut incontinent leur interdire l’accès de l’écurie. Les supplications de sa femme, et surtout l’idée assez peu réjouissante d’avoir à soigner lui-même les chevaux, modérèrent sa fougue. Il résolut d’avoir une explication avec les deux forgerons. Il se rendit à l’écurie vers l’heure où il était sûr de les y trouver, et, maîtrisant à grand peine la colère et l’indignation qui bouillonnaient en lui :

 

– Justin, je t’ai vu ce matin en compagnie des gouapes !

 

– Oui, m’sieu, dit Justin comprenant aussitôt de quoi s’agissait et admettant l’ignominieuse épithète ; oui, m’sieu, j’ai été avec eux et je voudrais bien que ça finisse, cette blague-là.

 

– Pour moi ça peut durer dix ans ! fanfaronna M de Beule avec hauteur.

 

– Pour moi pas, m’sieu, pour moi pas ! répondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moi non plus je n’ai pas grand’chose à faire. Je voudrais que vous vous entendiez avec eux, m’sieu.

 

Justin-la-Craque, avec ses bêtises quand il avait bu un verre de trop et qu’il « opépitait », faisait parfois preuve, à jeun, d’un jugement assez sensé, de même qu’il était un excellent ouvrier quand il voulait bien s’en donner la peine. En outre aucune timidité ne le retenait et, lorsque sa conviction était faite, nulle crainte ne l’arrêtait de l’exprimer avec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien en face et poursuivit :

 

– J’ai causé avec tous, m’sieu, et il y en a des bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c’est lui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son côté et Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mâché la vérité. Je leur ai dit qu’ils demandaient trop et qu’ils avaient tort. Mais les autres, m’sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, si peu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient le travail.

 

– Rien ; pas un centime ! cracha M. de Beule.

 

– Vous avez tort, m’sieu. Vous avez grandement tort, dit posément Justin.

 

– Le « Poulet Froid » a laissé mes chevaux sans manger ni boire ! cria M. de Beule, rouge de colère.

 

– Il le regrette, m’sieu, il ne le ferait plus, affirma Justin.

 

Et Komèl répéta d’un ton convaincu :

 

– Non… non… il ne le ferait plus.

 

– Si vous leur accordiez quelque chose, insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieu d’une ; et le soir, s’ils pouvaient finir à sept heures et demie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou à peu près, seraient contents. Je réponds de Free, de Pee, d’Ollewaert et de Berzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient.

 

– Oui… oui…, deux gouttes au lieu d’une, répéta Komèl en écho.

 

Et son grand nez bougea dans sa face de suie, comme s’il dégustait déjà le royal cadeau.

 

– Rien, rien ! réitéra durement M. de Beule.

 

Et il quitta l’écurie pour en rester là.


Inconnu(e)

VII


C’était chose curieuse, et personne ne savait ni ne comprenait comment cette rumeur s’était propagée ; mais elle courait avec persistance, par tout le village. Les ouvriers, disait-on, se montreraient satisfaits et la grève prendrait fin, si M. de Beule consentait à diminuer la journée de travail d’une demi-heure et à doubler la ration de genièvre.

 

Sefietje en avait entendu parler, ainsi qu’Eleken, qui, après tout, ne quitterait pas son service à la fin du mois. Mme de Beule et son fils étaient également au courant. Cela flottait dans l’air, et on avait parfois l’impression, à voir les gens sur le pas de leur porte ou par groupes, le nez au vent, aux coins des rues, qu’ils humaient les émanations volatilisées de l’alcool réconciliateur. On était vers la fin de la première semaine de grève et on sentait venir le dimanche comme un jour de crise décisive, où, de deux choses l’une : le conflit serait résolu, ou bien prendrait des proportions inquiétantes.

 

Ce dimanche-là, de fort bonne heure dans la matinée, on put voir Pierken, l’air soucieux et affairé, passer et repasser dans la rue ; et à dix heures, après la grand’messe, des camelots distribuer la petite feuille socialiste. Elle contenait un article où l’on disait violemment leur fait aux faux frères qui oseraient trahir la cause commune et vendre leurs droits les plus sacrés, leur dignité d’hommes libres, pour un immonde verre d’alcool empoisonneur.

 

A onze heures Justin-la-Craque vint sonner à la porte de M. de Beule. Il était légèrement éméché, avec des yeux aqueux et fixes, prêt à fredonner l’O Pépita. Il n’en fit rien pourtant, mais insista pour avoir un moment d’entretien avec M. de Beule ; et lorsque celui-ci, averti par Sefietje, parut enfin, non sans une répugnance marquée :

 

– Puis-je, monsieur ? Puis-je ? demanda Justin, sans plus de précision.

 

– Quoi ? dit M. de Beule, bourru et méfiant.

 

– Leur dire qu’ils auront double ration et pourront finir à sept heures et demie ?…

 

– Pour l’amour de Dieu, accepte ! supplia Mme de Beule, intervenant dans la conversation.

 

– Mais ne te mêle donc pas de ces affaires-là ! dit M. de Beule, se retournant agacé.

 

Avec un soupir Mme de Beule s’éloigna. Fixement, de ses yeux vitreux d’alcoolique Justin regardait M. de Beule. Il crut sentir qu’il hésitait, fléchissait.

 

– Je vais le leur dire ! Je vais le leur dire ! s’écria-t-il brusquement dans un transport d’enthousiasme, en faisant un mouvement vers la porte.

 

– A tes risques et périls, Justin ! Ça vient de toi ! cria M. de Beule d’un ton sévère.

 

– Oui… oui… ça vient de moi ! cria Justin.

 

Et d’un saut il fut dans la rue.

 

– Ils vont revenir ! jubila Mme de Beule avec un soupir de soulagement.

 

Mais M. de Beule la toisa d’un regard courroucé et répliqua :

 

– Qu’en sais-tu ? Et d’ailleurs, qui te dit que je les laisserai rentrer ?

 

Mme de Beule préféra ne rien répondre. Et elle se rendit à la cuisine auprès de Sefietje, pour parler du dîner.


Inconnu(e)

VIII


Le dimanche s’écoula, exceptionnellement tranquille. Ce calme absolu donnait au village un air morne ; on l’eût dit abandonné. M. Triphon, en rentrant vers cinq heures, apporta cette étrange nouvelle : il avait rencontré Berzeel dans la rue, et il n’était pas ivre.

 

– Il n’était pas ivre ! s’écria Sefietje, stupéfaite et presque alarmée.

 

– Non ; absolument pas ! Aussi frais que je suis ! affirma M. Triphon.

 

Sefietje n’en revenait pas. Ses pommettes se colorèrent du rouge des grandes agitations intérieures.

 

– Est-ce qu’il y a du nouveau ? demanda Mme de Beule en s’approchant, l’air inquiet.

 

– Non, maman, sauf que Berzeel se promène dans le village et qu’il n’est pas ivre, répéta M. Triphon.

 

– Oh ! ça, c’est bien ! dit Mme de Beule satisfaite.

 

M. de Beule, occupé à écrire dans son bureau, parut également au bruit des voix et, d’un air rogue, demanda ce qui se passait. Mme de Beule lui communiqua l’étonnante nouvelle, ajoutant que cela lui semblait de très bon augure.

 

– Était-il seul ? demanda M. de Beule à sa femme, évitant, selon sa hargneuse habitude, d’adresser directement la parole à son fils.

 

– Tout seul, répondit M. Triphon d’un ton mat, affectant, de son côté, de ne pas regarder son père.

 

– Ça peut encore venir. Il n’est pas trop tard pour se saouler, ricana M. de Beule.

 

Tout de même, il n’était pas de trop méchante humeur, ce jour-là. Au contraire. On aurait presque pu lui trouver un soupçon d’air enjoué, si le mot n’eût juré avec son caractère. Il ralluma un bout de cigare, ce qui était généralement bon signe, et rentra dans son bureau. Kaboul et Muche, qui s’étaient un instant flairés comme deux étrangers, suivirent chacun leur maître.

 

Lorsque six heures eurent sonné à l’église, M. de Beule ressortit de son bureau et s’en alla, par vieille habitude, faire un tour à la fabrique, suivi de Muche. Arrivé non loin de l’écurie, il vit, à peu de distance, trois hommes en conversation animée. Il reconnut Justin-la-Craque, son aide Komèl et… non sans une vive émotion… le « Poulet Froid » ! M. de Beule eut un sursaut violent et un mouvement instinctif pour se précipiter sur l’individu qui avait si odieusement négligé ses chevaux.

 

Une seconde impulsion, tout aussi spontanée et machinale, le retint. Le trio lui tournait le dos et on ne l’avait pas vu venir. Il rappela Muche, revint en arrière et se tint caché, derrière un pan de mur. Il lui venait un bruit de voix sans qu’il lui fût possible de comprendre ce qui se disait. Mais il vit le « Poulet Froid » sortir de l’écurie avec le crible pour l’avoine et l’entendit qui secouait le grain, d’où s’envolait dans la cour un petit nuage de fine poussière. Le « Poulet Froid » avait donc repris le travail, sans rien dire. Le « Poulet Froid » ne se considérait plus comme étant en grève.

 

M. de Beule se retira en douceur et rentra tout droit à la maison. Mme de Beule, qui l’avait vu traverser le jardin d’un pas agité, lui demanda anxieusement ce qu’il y avait.

 

– Ce qu’il y a ! dit M. de Beule haletant. Il y a que je me retiens pour ne pas flanquer des coups de pied à un voyou là-bas !

 

– Qui donc, mon Dieu ! dit Mme de Beule, prise de peur.

 

– Le « Poulet Froid » ! Il est auprès des chevaux !

 

– Oh ! non, non ! fit Mme de Beule suppliante.

 

– Ne l’aurait-il pas mérité, peut-être ? ragea M. de Beule.

 

– Si… si… mais pourtant tu ne peux pas !

 

– Oh !… si je ne me retenais !… gronda M. de Beule menaçant.

 

– Oh ! je t’en conjure ! Je t’en conjure ! gémit Mme de Beule, les mains jointes.

 

M. de Beule fit comme si ce n’était pas chose facile de le fléchir, et finit tout de même par acquiescer à contre-cœur. Mais il jura qu’il assommerait le « Poulet Froid » au moindre reproche qu’il aurait à lui faire dans son service à l’avenir.

 

– Rien ne clochera plus ; il a eu une rude leçon ; tous ont eu une rude leçon, dit Mme de Beule conciliante.

 

Et elle l’entraîna doucement vers la salle à manger, Eleken venait de servir le repas. Il y avait du poulet avec de la salade, un plat que M. de Beule aimait beaucoup. Il en mangea goulûment et avec abondance, comme s’il se repaissait de la chair d’un ennemi.

 

Après le souper M. Triphon se retira discrètement et se rendit chez Sidonie.

 

– Mon Dieu ! dit en soupirant Mme de Beule à Sefietje, il aurait bien pu rester à la maison un soir comme celui-ci.

 

– Ah ! oui, madame, mais quand on est entre les mains d’une pareille créature !… répondit Sefietje d’un air entendu et peu encourageant.

 

Sans insister, Mme de Beule rentra dans la salle à manger où elle tâcha de distraire son mari.

 

Heureusement M. Triphon ne fut pas longtemps absent. A neuf heures et demie, il était de retour avec un renseignement curieux, qui les étonna tous très fort : Pierken, à cette heure-ci, déambulait en état d’ivresse par le village. Parfaitement, Pierken ; lui, qui autrement ne buvait jamais, courait maintenant en compagnie de Fikandouss, d’un cabaret à l’autre, en faisant du boucan et cherchant querelle à tout le monde.

 

Berzeel ne le quittait pas d’une semelle. Oui, Berzeel, parfaitement à jeun, absolument maître de lui, veillait sur Pierken comme un père sur son enfant, en faisant tous ses efforts pour le calmer et le ramener à leur logement commun. Ils venaient de quitter la Bonne Espérance et se dirigeaient vers le Petit Sabot.

 

– Mais, mais, mais ! s’exclama Mme de Beule en joignant les mains de stupéfaction.

 

M. de Beule eut un petit rire haineux et bref.

 

– Le monde renversé, quoi ! ricana-t-il.

 

M. Triphon, l’air satisfait de lui-même, se dirigea vers la cuisine. Il y trouva Sefietje inquiète, rouge, et Eleken qui allait et venait, les jupes battantes.

 

– Bruun, le chauffeur, est venu ici, murmura Sefietje.

 

– Bruun, le chauffeur ! Pour quoi faire ? demanda M. Triphon ébahi.

 

– Pour prendre les clefs.

 

– Les clefs de la fabrique ?

 

Sefietje fit signe que oui.

 

– Et tu les lui as données ?

 

– Il les a prises, dit Sefietje.

 

– Est-ce que tu l’as dit à papa ?

 

– Mais non !

 

M. Triphon prit sa casquette et se hâta, dans l’obscurité, vers la fabrique. Il secoua toutes les portes, qu’il trouva fermées. Dans la chambre au-dessus de l’écurie, il aperçut un mince filet de lumière : le « Poulet Froid » était à son poste. M. Triphon se retira sur la pointe du pied. Avec un sentiment d’espoir mêlé d’incertitude, il retourna à la maison, où il ne dit mot.


Inconnu(e)

IX


Quatre heures du matin : Sefietje était déjà éveillée. Il lui sembla, dans son sommeil léger, avoir entendu des pas feutrés sous sa fenêtre.

 

Les yeux ouverts et fixes dans le crépuscule de l’aube à peine naissante, elle resta immobile sur le dos à écouter et n’entendit plus rien. Mais l’inquiétude couvait en elle ; elle se leva, écarta le petit rideau de sa lucarne, regarda dans le jardin, tâchant d’en sonder les profondeurs vagues.

 

Une exclamation sourde lui échappa. Au-dessus des frondaisons grises et brouillées, la haute cheminée de la fabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mince filet de fumée fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel. Alors Bruun était déjà à ses chaudières, la grève était finie et, tout à l’heure, le travail allait reprendre à la fabrique. Une joie immense emplit son âme ingénue d’esclave ayant fait siens les intérêts de la famille qui l’exploitait depuis près d’un demi-siècle. Elle se précipita vers le lit où dormait Eleken et la secoua.

 

– Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? sursauta la jeune servante apeurée.

 

– Pscht ! La cheminée de la fabrique qui fume ! Elle fume ! Elle fume ! répétait Sefietje jubilante.

 

– Ah !… dit Eleken, dont la tête lourde de sommeil retomba sur l’oreiller.

 

A six heures très exactement, Sefietje, qui attendait depuis trois quarts d’heure, en une agitation croissante, dans sa cuisine déserte, entendit un bourdonnement bien connu sortir de la fabrique. Quelques instants après, les pilons se mirent à rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. Aussitôt M. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon, quittèrent leurs chambres et descendirent. La joie du triomphe illuminait leur visage et M. de Beule s’exclama :

 

– Haha !… Ils reconnaissent donc qu’ils ne sont pas les plus forts, les petits bonshommes !

 

– Les femmes sont-elles aussi rentrées ? demanda Mme de Beule.

 

Eleken fut dépêchée à la fabrique. Elle revint au bout de trois minutes et dit :

 

– Toutes les femmes sont à leur ouvrage, excepté Victorine.

 

– Celle-là n’a pas à revenir… Je ne veux plus la voir à la fabrique ! cria M. de Beule en un accès de colère subite.

 

Pendant le déjeuner on tint conseil sur l’attitude à prendre.

 

– Il faudrait d’abord y aller voir, opina M. Triphon.

 

M. de Beule eut un geste d’impatience. Il persistait hargneusement à ne pas vouloir adresser la parole à son fils. Se tournant vers sa femme il dit :

 

– Si j’y vais, je les flanquerai tous dehors à coups de pied. Il vaudrait peut-être mieux que tu….

 

– J’irai, j’irai ! s’empressa d’approuver Mme de Beule.

 

– Mais dis-leur surtout, insista M. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s’ils recommencent jamais ou si j’ai à me plaindre d’eux le moindrement à l’avenir, c’est la porte, immédiatement.

 

Mme de Beule ne dit mot. Elle se hâta de finir son déjeuner et, se levant :

 

– Est-ce que tu m’accompagnes ? demanda-t-elle, hésitante, à son fils.

 

Elle craignait que son mari ne s’y opposât : mais il ne dit rien. Bien que M. Triphon n’existât plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu’il se chargeât à sa place de cette corvée. La mère et le fils quittèrent la salle à manger et gagnèrent le jardin en fleurs. La matinée d’été était merveilleuse. L’herbe se couvrait comme d’un transparent argenté et l’air semblait une chose qu’on pouvait boire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grands arbres achevaient leur calme rêve de la nuit. Leurs cimes vaporeuses fumaient, à peine traversées par les flèches d’or du soleil levant. On croyait humer du bonheur.

 

Ils arrivèrent devant la chambre des machines et ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de la fournaise était toute large ouverte et Bruun y jetait à grandes pelletées du menu charbon mouillé. Son visage en sueur se cuivrait aux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noire semblaient du fil métallique incandescent. Il se rangea très vite lorsqu’il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua, poliment, à la façon habituelle, comme si rien d’extraordinaire n’était arrivé :

 

– Bonjour, madame. Bonjour, Monsieur Triphon.

 

– Bonjour, Bruun, répondirent-ils tous deux.

 

Un bref silence. Bruun s’était remis à activer ses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l’on ne pouvait en rester là et qu’il fallait dire quelque chose, rassembla tout son courage.

 

– Alors, Bruun, commença-t-elle, qu’est-ce qui vous a donc pris à tous de nous laisser en plan comme ça ?

 

Bruun toussa. Il cherchait à répondre, semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore et regarda dans son feu avec une attention extrême, comme si la réponse, vraiment, devait sortir de là.

 

– Il ne faudrait pas que ça se répète, poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-ci monsieur ferme les yeux, mais à la prochaine occasion, il n’en serait plus de même, soyez sûr.

 

Bruun cessa d’activer son foyer et regarda un instant Mme de Beule bien en face. Décidément, il voulait dire quelque chose et commençait déjà à émettre des sons. Mais ça ne sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beule n’insista point. Elle lui avait dit ce qu’elle voulait lui dire et, accompagnée de M. Triphon, passa dans la « fosse aux huiliers » où les pilons menaient leur danse infernale.

 

Il y avait deux places vides aux établis. M. Triphon le remarqua du premier coup d’œil : celle de Pierken et celle de Fikandouss. Il s’empressa de le glisser à l’oreille de sa mère, avant qu’elle et lui passent lentement devant la rangée des ouvriers, en répondant d’un mouvement de tête à leur salut silencieux. Tous les autres étaient à leur poste. Berzeel y était, parfaitement de sang-froid, sérieux et même grave, comme s’il sentait peser sur lui une responsabilité inhabituelle.

 

Léo y était, Free y était, Poeteken y était, et Ollewaert aussi, tous à l’envi posés et graves, absorbés dans leur travail, comme s’il n’existait nul autre intérêt au monde. Pee était déjà tout blanc, tel un bonhomme de neige, à côté de ses moulins rageurs, et Miel, cette espèce de veau, avec l’autre « cabri » se démenait autour des énormes meules verticales. Miel resta une minute bouche bée lorsqu’il vit paraître Mme de Beule avec M. Triphon et ses épais sourcils rejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaître le doigt de front qu’il possédait.

 

Visiblement, il n’avait rien compris à tout ce qui s’était passé et attendait encore la solution de l’énigme.

 

Les hommes semblaient de plus en plus absorbés dans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie que Mme de Beule et son fils se sentaient dans l’impossibilité matérielle d’entamer le moindre colloque.

 

D’ailleurs, il n’y avait rien d’autre à dire que ce qu’ils venaient de signifier à Bruun, qui, certes, ne manquerait pas de leur en faire part ; mais ils auraient bien voulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n’étaient pas revenus et ce qu’ils avaient l’intention de faire. M. Triphon, profitant d’une brève accalmie dans l’ouragan des pilons, s’approcha de Berzeel et lui demanda :

 

– Est-ce que Pierken ne revient plus ?

 

– Mais si, mais si, m’sieu ; seulement il est un peu malade ; il a un fort mal de tête, répondit Berzeel.

 

– Et Fikandouss ?

 

– Ça, je ne sais pas, m’sieu, dit Berzeel de son air grave et absorbé.

 

Les pilons recommençaient à bondir, les hommes s’affairaient autour des presses. Sans s’attarder d’avantage, Mme de Beule et M. Triphon quittèrent la « fosse aux huiliers » pour se diriger vers la « fosse aux femmes ». Au moment de sortir de l’huilerie, comme ils se retournaient sans penser à mal, ils aperçurent de loin Bruun, le chauffeur, qui épiait leur départ, par la porte entr’ouverte de la chambre des machines.

 

Dans la « fosse aux femmes », plus rien qui les empêchât de dire tout ce qu’ils voulaient. Là aussi tout le monde était à son poste, hormis Victorine. Dès que Mme de Beule et son fils eurent fait leur entrée, Mietje, Lotje et « La Blanche » firent une sortie violente contre Pierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraîné à la grève tous les autres, contre leur gré. La vieille Natse pleurait comme une Madeleine ; et elles étaient unanimes à jurer leurs grands dieux que jamais plus pareille chose n’arriverait et qu’elles chasseraient Victorine à coups de pied quelque part, si elle osait reparaître dans leur atelier.

 

– Mais comment avez-vous pu vous laisser monter la tête ainsi ? s’exclama Mme de Beule, levant les bras d’indignation.

 

– Eh oui, bien notre bêtise, notre folie ! s’écria Lotje.

 

Et, à son tour, brusquement elle éclata en larmes.

 

– Ah ! mon Dieu, madame, quelle affaire ! Quelle terrible affaire ! geignit Natse, les mains jointes.

 

– Qu’ils essayent donc d’y revenir ! Je mordrais, je grifferais ! glapit « La Blanche » hors d’elle.

 

Cette violence unanime des femmes rendait les reproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle à leur donner de bons conseils pour l’avenir, en les avertissant une fois pour toutes qu’une récidive équivaudrait au renvoi général et sans rémission.

 

– N’ayez pas peur, madame ! firent-elles à l’unisson.

 

Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse, ajouta :

 

– S’il fallait me traîner à genoux d’ici jusqu’à l’église, je le ferais volontiers pour que ça ne soit pas arrivé.

 

Mme de Beule et son fils s’en allèrent. Dans la « fosse aux femmes » il n’avait pas prononcé un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant, fielleux, ricanait d’aise en écoutant sa femme narrer la lamentable histoire.


Inconnu(e)

X


A dix heures, le moment venu de faire sa tournée avec la bouteille de genièvre, une agitation violente s’empara de Sefietje. Que faire ? Verser deux gouttes ou seulement une ? Le rouge aux pommettes, elle vint demander à Mme de Beule quels étaient les ordres.

 

Mme de Beule n’en savait rien. Il n’y avait pas eu d’accord positif.

 

Tout s’était manigancé par l’entremise de Justin-la-Craque, qui avait pris la responsabilité sur lui. Elle alla consulter son mari.

 

– Ils ne le méritent pas du tout, répondit M. de Beule sur un ton chagrin.

 

Comme il arrivait souvent chez lui, son humeur, l’instant d’avant victorieuse et fanfaronne, était brusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose et sombre. Écarlate, gonflé de colère et de rancune, il était assis au milieu des paperasses à son bureau.

 

– Si on leur en donnait tout de même deux pour avoir la paix, proposa timidement Mme de Beule.

 

Il refusa de se prononcer.

 

– Tu vois comme je suis surchargé de besogne… On ne peut donc pas me laisser une minute tranquille ! grommela-t-il.

 

Mme de Beule s’en retourna auprès de Sefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras.

 

– Il ne veut pas se prononcer ! soupira-t-elle.

 

– Mais que dois-je faire ? soupira Sefietje à son tour.

 

– Donnez-leur en deux, dit Mme de Beule après une brève hésitation.

 

Sefietje partit, commença par la chambre des machines, s’approcha de Bruun. Ils échangèrent un salut banal, comme si rien ne s’était passé et Sefietje remplit le verre. Bruun le lampa d’un trait, garda le verre à la main, regarda Sefietje.

 

– Encore ? demanda-t-elle d’une voix blanche.

 

Sur un signe que oui, elle remplit à nouveau le verre qu’il vida comme si c’était de l’eau, et le rendit à la servante. Sans un mot, elle passa dans la « fosse aux huiliers ».

 

Berzeel était le premier à servir. Avec la figure toujours grave de quelqu’un qui sent tout le poids de sa responsabilité, il regarda vivement et à la dérobée la bouteille, comme s’il en jaugeait d’un seul coup d’œil le contenu. Sefietje remplit le petit verre. Il le vida d’un trait, comme Bruun. Alors il hésita. Ses doigts tremblaient légèrement ; il semblait vouloir donner et prendre à la fois. Sefietje ne comprit pas très bien ; elle crut d’abord qu’il n’en désirait pas d’avantage. Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui et non, d’abord l’un vers l’autre puis en sens inverse, jusqu’à ce que Sefietje eût enfin compris très clairement et versât une seconde rasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire de ses petits yeux vifs.

 

« Merci », dit-il en rendant le verre vide.

 

Tous les autres avaient suivi la petite scène avec une curiosité tendue à l’extrême, arrêtant une minute leurs pilons pour n’en pas perdre un détail. Free et Léo sourirent comme Berzeel et se pourléchèrent machinalement les lèvres. Le petit Poeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides, pareil à un ange qui assiste à une révélation.

 

Ollewaert eut un grand soupir de soulagement, comme brusquement délivré d’un poids énorme. Il enleva sa chique et la posa sur l’établi, pour la reprendre après qu’il aurait bu. Pee, tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel, cette espèce de veau, s’épanouit en un large rire muet et figé. Il semblait enfin comprendre quelque chose à tout ce qui s’était passé et ce quelque chose le bouleversait de joie.

 

Ils burent avec des grognements de plaisir et, du coup, Léo lança, sur un ton encore un peu timide, son « Ooooo… uuuu… iiii… » qu’on n’avait plus entendu depuis des semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot, s’acquittait machinalement de sa tâche, le visage renfrogné, murée dans une hostilité sourde. Elle y mettait toute la diligence possible ; dès qu’elle en eut fini avec les « huiliers », elle se hâta vers l’atelier des femmes. Mais avant qu’elle eût eu le temps de disparaître Justin-la-Craque vint se planter devant elle, suivi de Komèl qui portait une barre de fer, et lui demanda d’un air triomphant ce qu’elle pensait de la façon dont il avait mis fin à la grève.

 

– Ce que j’en pense ?… Que vous êtes tous de fameux ivrognes ! s’écria Sefietje indignée.

 

– Mais, Sefie ! Mais, Sefie ! Comment peux-tu dire !… protesta Justin avec force.

 

A vrai dire, il avait déjà une jolie pointe ; ses yeux étaient vitreux et fixes ; et il se mit à fredonner en mode mineur : « Ooooooooooo… »

 

– Va-t’en ! Laisse-moi passer ! gronda Sefietje.

 

– Pépita… – peeeeee… pepepepépita… pépita-pépita ! poursuivit Justin avec un entêtement d’ivrogne.

 

Mais, brusquement, changeant de ton : « Sefie, donne-nous aussi une goutte. »

 

– Il me semble que vous en avez déjà assez, grommela Sefietje.

 

– Nous ! s’exclama Justin, feignant l’indignation la plus profonde. Rien qu’un bol de café froid ; pas vrai, Komèl ?

 

Komèl affirma que pas une goutte d’alcool n’avait encore humecté leurs lèvres ; et, malgré elle, Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcée de leur remplir deux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique.

 

Dans la « fosse aux femmes », lorsque Sefietje y entra, régnait encore la plus vive effervescence. Aussitôt qu’elle aperçut la servante, Natse eut une nouvelle crise de larmes ; Lotje et « La Blanche », d’habitude si douces et si timides, ne décoléraient pas, en calculant âprement ce que cette grève idiote leur faisait perdre d’argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles éclatèrent violemment sur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d’après leurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltation était telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte.

 

– Eh bien, Sefie, et la ration, qu’est-ce que ça devient ? demanda enfin la noire Mietje avec un drôle de sourire mystérieux.

 

– Deux gouttes au lieu d’une, répondit Sefietje.

 

Et elle se mit en devoir de verser. Tout de suite, une transformation s’opéra dans l’atelier.

 

– On a tout de même obtenu quelque chose, dit Lotje en sirotant son petit verre.

 

Elle le vida à menus coups brefs, mais le deuxième ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petits frissons et fit la grimace.

 

– L’un sur l’autre comme ça, c’est un peu court, mais bon tout de même, dit-elle, en passant le verre à « La Blanche ».

 

Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leurs deux petits verres, moins parce qu’elles en avaient envie que parce qu’elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquet devant le deuxième verre et fit mine de le refuser. Les autres trouvèrent cela très mal. M. de Beule pourrait en déduire que pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcèrent la vieille à boire et celle-ci se reprit aussitôt à gémir et pleurer : toutes ces révolutions lui coûteraient la vie, geignait-elle d’un air tragique.

 

Alors il y eut une bonne petite heure de joie et d’entrain dans la fabrique. L’alcool faisait son effet, effaçait les tristesses, suscitait les pensées joyeuses et amusantes. Des quolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la « fosse aux femmes », on chanta des romances avec des voix aiguës et nasillardes, comme au bon vieux temps.

 

Vers onze heures, un silence retomba, mélancolique, morose. Les nerfs se détendaient et l’alcool creusait son trou, où s’installait la faim. Au dehors le splendide soleil d’été illuminait la terre. Lorsqu’on venait du beau jardin fleuri, pour entrer dans une des « fosses » sombres, on avait l’impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers ne chantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogne d’automates avec des yeux las et ternes. Il y régnait une atmosphère de désenchantement, de leurre, de duperie. C’était peut-être parce que le trou creusait si fort, vous rongeait l’estomac. Il aurait fallu un brin à manger avec ce deuxième verre. Enfin tintait dans la chambre des machines la méchante petite sonnette de délivrance ; tous se précipitaient au dehors, dans un claquement de sabots, prenant à peine le temps de rabattre sur les poignets leurs manches retroussées.

 

Beaucoup de monde était aux portes pour les voir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec un mauvais : « Eh bien, c’est vite fini, leur grève ! » Les ouvriers faisaient semblant de ne pas entendre. Ils allaient vers le repas et, à une heure, ils seraient de retour à la fabrique. De une à quatre, ils redevenaient des automates, des nerfs et des muscles sans âme. Ils peinaient dans une vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois les poires dorées et les pommes rouges qui mûrissaient par-delà l’enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ils contemplaient de loin, à travers les baies de la chambre des machines, les frondaisons majestueuses dans le jardin de M. de Beule.

 

Au repos de quatre heures, ils allèrent tous casser la croûte en plein air, accroupis en ligne contre le mur de la cour intérieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bon temps jadis où des rêves irréalisables ne les tourmentaient pas et où ils étaient contents de leur sort. Somme toute, ils ne regrettaient pas le départ de Pierken et de Fikandouss.

 

Ils n’en voulaient pas à Pierken ; mais à quoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu’il leur avait fait entrevoir ? Quant à Victorine et aux autres femmes, elles avaient leur mépris. Ils ricanaient en haussant les épaules parce qu’elles leur tournaient le dos avec une hostilité hargneuse, affectant de laisser un espace vide entre elles et les « huiliers ». Elles étaient stupides, ces femmes. Elles ne savaient que récriminer et pleurnicher. Il valait mieux, à l’avenir, n’avoir plus rien de commun avec elles.

 

De tout le jour, ils n’avaient pas encore vu M. de Beule et en éprouvaient un vague malaise. Est-ce que l’accord était fait ou faudrait-il encore causer ? Soudain, comme ils étaient retournés à l’ouvrage, ils virent passer la queue de Muche, devant la porte d’entrée. M. de Beule suivait, rouge et gros, les épaules gonflées.

 

Allait-il entrer en coup de vent et « partir » ? Non ; il passa, se dirigeant vers l’écurie. Quelques minutes s’écoulèrent avant qu’il revînt. Muche s’arrêta sur le seuil et regarda son maître d’un air interrogateur. Les ouvriers, plongés dans leur besogne, se sentaient devenir petits. Mais, pour la deuxième fois, rouge et gros, M. de Beule passa sans s’arrêter et Muche le rattrapa. Les hommes respirèrent.

 

Décidément leur maître et tyran, tout en bouillonnant de rage intérieure, acceptait le nouvel état de choses. Et ils se sentirent soulagés d’un grand poids.

 

A six heures, Sefietje revint pour la tournée du soir. Muette et renfrognée, elle versa à chacun les deux gouttes. Les « huiliers » ne firent aucune remarque, mais dès qu’elle fut partie des chants éclatèrent et on échangea des quolibets. Les yeux étaient rieurs et des pipes brasillaient. Ollewaert se bourra le bec d’une chique énorme. On eût dit qu’un gros abcès lui gonflait la joue droite. Miel en était ébahi et bayait au petit bossu comme il eût considéré un phénomène.

 

Ollewaert s’en aperçut. Il regarda le « cabri » avec un sourire narquois et lui lança à la face un sonore « espèce de veau ! » Léo fit entendre un rugissant « Ooooooo… uuuuu… iiiii… » et, par une fente de porte, Bruun, de son œil de mouchard, observait la scène. A distance nasillaient les voix aiguës des femmes dans leur « fosse ». C’était tout à fait comme au bon temps jadis.

 

Mais, vers la fin de la longue journée de labeur, revint l’accablante dépression. Il en était toujours ainsi ; la lourde fatigue les matait.

 

Les yeux devenaient torves ; les mouvements se ralentissaient, s’ankylosaient. C’était le soir qui tombait sous les poutres sombres et s’appesantissait sur eux comme un fardeau. Dehors, la radieuse soirée d’été resplendissait ; les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient se dilater, s’amplifier, devenir des fruits fantastiques de terre promise ; les frondaisons imposantes dans le jardin de M. de Beule s’ourlaient et se teintaient de pourpre et d’or ; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdâtres des troupes d’hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient en poussant de longs cris perçants d’allégresse.

 

Quelques minutes avant la demie de sept heures, Bruun s’approcha des « huiliers » et leur demanda ce qu’il fallait faire : continuer de « tourner » jusqu’à huit heures comme jadis, ou arrêter à la demie ?

 

– Arrêter !… Arrêter ! firent-ils tous.

 

Bruun rentra dans la chambre des machines et arrêta. En un souffle dernier, pareil à un profond soupir, la machine expira. Aussitôt Bruun sortit et, caché derrière un pan de mur, épia ce qui se passait du côté de la maison. Il vit la porte du jardin s’ouvrir et M. et Mme de Beule paraître sur le seuil. Ils restèrent là un moment, immobiles, les yeux tournés vers la fabrique, humant l’air du soir. Lentement, ils firent demi-tour et rentrèrent. Bruun comprit qu’ils acceptaient tacitement.

 

Tout le monde à la fabrique, hommes et femmes, était déjà parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur les pavés sonores. Sur l’or du couchant on voyait leurs silhouettes qui se détachaient en noir. Les femmes marchaient à part, avec leur rancune. Il n’y avait plus que quelques rares curieux sur le pas des portes pour les voir passer.


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XI


Ce fut le troisième jour seulement que Pierken et Fikandouss revinrent à la fabrique. Victorine ne reparut pas. Ollewaert, furieux et brouillé à mort avec sa fille, l’avait chassée de la maison. Elle s’était réfugiée chez des voisins et travaillait à faire de la dentelle.

 

Les deux hommes avaient la mine sombre et renfrognée. Pierken dit bonjour aux camarades, sans plus ; puis, de toute la journée, ne desserra pas les dents. Fikandouss ne dit même pas bonjour. Les autres aussi, d’ailleurs, demeuraient silencieux. Le tonnerre des pilons avait seul la parole.

 

A dix heures, lorsque Sefietje parut avec la bouteille, Pierken refusa sa goutte. Les autres le regardaient, stupéfaits. Quoi ! Pas même un seul petit verre ! « Non, pas même un », répondit Pierken, buté. Chez Fikandouss, même jeu. D’un geste décisif, il écarta la bouteille.

 

– Est-ce qu’on peut les boire, vos gouttes ? demanda Ollewaert en retournant dans la bouche son énorme chique.

 

– Non ! répondit Pierken d’un ton cassant et net.

 

Et Fikandouss répéta comme un écho :

 

– Non !

 

Les autres les regardaient de travers. L’irritation était vive surtout chez Berzeel et Léo.

 

– Mais, nom de nom, qui en profite alors ! grogna Berzeel en toisant son frère avec indignation.

 

– Vous tous, qui êtes déjà assez abrutis par l’alcool, répondit Pierken d’un ton acerbe.

 

Les autres ne dirent plus rien, renfermés dans leur silence vindicatif.

 

Les pilons rebondissaient et tonnaient.

 

L’après-midi, au repos de quatre heures, Pierken et Fikandouss allèrent se mettre à l’écart des autres. Pierken sortit son petit journal de sa poche et en lut un passage à mi-voix, pour Fikandouss. C’était un article sur l’échec de la grève. On y tançait la population ouvrière rurale, esclave de la boisson, qui avait perdu tout sentiment de dignité, et assez abjecte pour troquer ses droits les plus sacrés contre un verre d’alcool. Heureusement il existait encore quelques hommes parmi ce vil troupeau ; et l’on citait par leur nom Pierken et Fikandouss, et on les offrait en exemple comme les futurs sauveurs de leurs frères dégénérés et malheureux. Fikandouss était tout oreille, approuvait de la tête. Oui, oui, c’était bien ça, exactement comme c’était imprimé dans le petit journal.

 

Voilà que s’avançait Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Dès qu’il aperçut Pierken il vint à lui en jubilant :

 

– Eh bien ! Qu’est-ce que tu en dis ? Est-ce que je n’ai pas bien arrangé ça ?

 

Pierken lui jeta un coup d’œil glacial et ne dit mot.

 

– Quoi ? Tu n’es pas content ? insista Justin.

 

– Je dis…, répondit enfin Pierken avec un regard coupant, je dis que tu es un foutu ivrogne et une sale crapule.

 

– Hein ! glapit Justin, les poings serrés.

 

– Que tu es un ivrogne et une crapule, répéta froidement Pierken.

 

– Berzeel ! Léo ! Free ! vous avez entendu ça ! hurla Justin hors de lui.

 

Berzeel, qui pendant deux dimanches consécutifs ne s’était ni saoulé ni battu, se précipita comme un fou furieux sur son frère.

 

– Canaille, qui nous fous dans le malheur ! hurla-t-il.

 

Pierken évita le coup et Fikandouss, qui s’était élancé à son secours, sauta à la gorge de Berzeel avec une violence inouïe et le terrassa.

 

D’une main il le tenait empoigné par la peau du cou, de l’autre il lui martelait la figure à coups de poing. Berzeel, surpris par la brusquerie de l’attaque et incapable de se défendre, râlait. Komèl se précipita à son secours, tapant à tour de bras avec sa barre de fer sur le dos de Fikandouss. Et la bataille devenait générale, quand tout à coup la queue de Muche pointa à courte distance, suivi presque immédiatement de son maître. D’une secousse, M. de Beule s’arrêta, comme cloué au sol, puis il bondit vers Justin et Komèl et hurla :

 

– Qu’est-ce que vous avez à vous battre ici, tous deux, sacré nom de !…

 

Comme par enchantement, la rixe cessa.

 

– C’est la faute de Pier, m’sieu ! glapit Justin, les yeux flamboyants.

 

– Je vous défends de venir à la fabrique quand vous n’y avez rien à faire ! « partit » furieusement M. de Beule.

 

– Mais m’sieu ! protesta Justin avec véhémence.

 

– Foutez le camp ! beugla M. de Beule sans vouloir rien entendre. Foutez le camp ou je fais appeler les gendarmes !

 

D’un mouvement brusque, Justin fit demi-tour. Outré, dégoûté, de rage les bras battant l’air, comme une image de l’innocence injustement persécutée, il déguerpit, suivi de Komèl, qui grognait comme un ours noir. Muche aboyait à leurs trousses et M. de Beule les suivait à pas pressés et colères, pour les chasser plus vite. Frémissantes de peur, les femmes s’étaient hâtées de rentrer dans leur « fosse » et les hommes s’empressèrent d’en faire autant, sentant très bien que toute cette fureur exagérée était dirigée contre eux plutôt que contre le forgeron et son aide.

 

Pour le reste du jour, de nouveau la parole fut exclusivement aux lourds pilons rebondissants. Les hommes étaient silencieux et boudeurs. A six heures, de même que le matin, Pierken et Fikandouss refusèrent obstinément leur goutte, mais personne, cette fois, ne fit mine de la leur demander. Tous regardaient avec des yeux de profond mépris les deux abstinents.

 

Un peu avant la fin de la journée une ombre noire parut dans l’embrasure de la porte d’entrée et Justin-la-Craque, qui représentait cette ombre, s’y tint tout un temps immobile comme pour une inspection sévère des lieux. Brusquement, il quitta le seuil et s’avança dans la « fosse », se dirigeant tout droit vers Fikandouss et Pierken, qu’il regardait de ses yeux fixes. Les deux copains faisaient semblant de ne pas le voir ; les autres, secrètement amusés, ricanaient en silence.

 

– Y a quelque chose, Justin ? demanda Free d’un ton badin.

 

Comme un fantoche mû par un ressort, Justin-la-Craque se retourna vers Free. Ses yeux étaient vitreux et fixes ; il était ivre. « Ooooooooooo… » commença-t-il en un long trémolo sombre. Tout à coup, un sac à tourteau imbibé d’huile, parti on ne savait d’où, vint le frapper en plein visage, pendant que Fikandouss se précipitait vers lui en hurlant :

 

– Fous-moi le camp, sacré nom, ou je t’assomme !

 

Justin ne se le fit pas dire deux fois. Sursautant de peur, il repassa le seuil de l’huilerie en s’essuyant avec sa manche, qui lui barbouillait la joue en noir. Les autres se mirent à rire, mais du bout des lèvres, ne voulant pas faire un succès à Fikandouss. Ils le regardaient à la dérobée, méfiants, déroutés par cet énorme changement qui s’était opéré en lui, les derniers temps. Il n’avait jamais été tout à fait d’aplomb. Qui sait s’il n’était pas en train de devenir complètement toctoc ?


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XII


Quelques jours se passèrent. La situation à la fabrique ne se modifiait pas. Pierken et Fikandouss restaient absolument à l’écart des autres ouvriers. Ils continuaient de refuser obstinément leurs gouttes et persistaient dans leur attitude distante et hostile. Ils semblaient plongés en des réflexions profondes. On eût dit que Pierken méditait l’exécution d’un plan secret, que Fikandouss n’était pas encore tout à fait disposé à suivre. Parfois ils tenaient de longs et mystérieux conciliabules, où Fikandouss disait à peine quelques mots. Il avait mauvaise mine et maigrissait à vue d’œil. Sauf le moment où il s’entretenait avec Pierken, il n’échangeait mot avec qui que ce fût et passait des journées entières sombrement absorbé dans ses pensées : « Ça y est ; il est maboul ! » disaient les autres. De toute son excitation fébrile, et souvent exagérée, de jadis, il ne restait plus rien. Il ne riait plus, ne criait plus, n’effarouchait plus les ouvrières, et jamais plus on n’entendait son obsédant et agaçant « Fikandouss-Fikandouss ! » Du reste, sur toute la fabrique semblait peser une lourde et accablante tristesse. Seules, les tournées de Sefietje avec sa bouteille amenaient une passagère détente.


Inconnu(e)

XIII


Ce jour-là, un peu avant une heure, au moment où son père allait mettre la machine en marche, Miel grimpa au grenier, au-dessus de l’huilerie, pour remplir, comme d’habitude, les réservoirs à grains des meules verticales. Il était à peine en haut de l’escalier, qu’en trois bonds il redégringola, criant, affolé, les yeux écarquillés :

 

– Vite ! Vite ! Là-haut ! Fikandouss !

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? s’exclamèrent les hommes.

 

– Là-haut ! Fikandouss ! clama Miel, comme un fou, incapable d’articuler un autre son.

 

Léo et Pierken se précipitèrent en haut de l’escalier et, tout de suite, dans la pénombre, ils aperçurent Fikandouss pendu à une poutre, la corde au cou. Une petite échelle, qu’il avait escaladée, se trouvait encore à côté de lui ; et sa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu’il avait l’air de vomir.

 

– Un couteau ! Un couteau ! hurla Pierken fouillant dans ses poches et grimpant à l’échelle avec l’agilité d’un chat.

 

Léo lui passa un couteau. Rapidement Pierken trancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruit sourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l’échelle, desserra le nœud coulant, s’effondra en sanglotant sur le corps de son camarade. Fikandouss était mort, déjà froid.

 

Instantanément, tous les ouvriers de la fabrique, avec des lamentations, entourèrent le mort. Il y avait de l’horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l’un d’eux touchait le corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur. Pierken, agenouillé près du cadavre, pleurait à chaudes larmes. Et, en paroles heurtées, il disait ce qui, selon lui, avait dû se passer. Fikandouss, trop faible d’esprit, n’avait pu surmonter la déception de la grève manquée. Lui, Pierken, avait vainement essayé, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral : le coup avait été trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avait proposé d’aller ensemble chercher de l’ouvrage en ville, où leur sort serait moins triste ; il ne voulait pas. Il était, malgré tout, trop attaché à son village ; c’était là et pas ailleurs qu’il voulait vivre… et mourir.

 

Avec une rapidité incroyable, l’atroce nouvelle s’était déjà partout répandue ; et, en un rien de temps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi que M. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Les femmes n’osaient pas aller voir au grenier et se tenaient, angoissées, au pied de l’escalier. Mais M. de Beule s’avança tout de suite avec autorité et décréta que M. le bourgmestre et M. le curé devaient être immédiatement avertis. Léo, qui avait de bonnes jambes, fat expédié au château et Lotje alla quérir le curé. En attendant, défense formelle, par ordre de M. de Beule, de toucher au cadavre.

 

Le bourgmestre fut le premier sur les lieux. Il monta péniblement l’escalier, en évitant avec soin de se salir. M. de Beule, avec son respect inné de tout ce qui était fortune et titre, adressa la parole en français à « Monsieur le baron ». M. Triphon, fort impressionné, par cette auguste présence, salua avec une gaucherie timide et se tint à l’écart, à distance respectueuse. M. le bourgmestre examina vaguement le cadavre et constata sobrement :

 

– Il est mort.

 

– Oui, monsieur le baron ; on l’a trouvé pendu à cette poutre, répondit M. de Beule.

 

Le bourgmestre regarda la poutre, où pendait encore le bout de la corde tranchée par Pierken, et M. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard.

 

Sans faire attention à l’important et officiel personnage, Pierken s’abandonnait à toute sa douleur sur le corps de son pauvre ami.

 

– Il faudra dresser procès-verbal, dit enfin le bourgmestre. Est-ce que M. le curé est prévenu ? Il faudra aussi faire constater le décès par le médecin.

 

– Oui, monsieur le baron ; j’attends M. le curé d’un moment à l’autre, mais je n’ai pas encore fait appeler le docteur, répondit M. de Beule.

 

Au bas de l’escalier, un mouvement se fit et des pas accélérés montèrent les degrés. C’était M. le curé. Sans égard pour sa soutane, déjà tachée de poussière, il sauta sur le plancher du grenier, serra lestement la main du baron et de M. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dont il toucha de ses mains blanches la face violacée.

 

– Le corps est déjà froid, murmura-t-il en regardant les autres d’un air grave.

 

Il lançait des coups d’œil autour de lui, comme si la présence de tout ce monde le gênait.

 

– Voulez-vous être seul, M. le curé ? demanda M. de Beule prévenant.

 

– Cela vaudrait mieux, avoua l’ecclésiastique.

 

M. de Beule se tourna vers les ouvriers :

 

– Allons, les gars, tout le monde en bas ! ordonna-t-il.

 

Les hommes se pressèrent vers la trappe. Seul, Pierken manifesta quelque hésitation, mais il s’en alla tout de même.

 

– Vous pouvez rester, dit le curé à ces messieurs.

 

– Bah !… nous n’avons plus rien à faire ici, opina le bourgmestre.

 

Il tendit la main au prêtre et se dirigea avec précaution, les jambes raides, vers l’escalier.

 

– Attention, M. le baron, ne vous faites pas de mal, s’empressa M. de Beule, plein d’attentions.

 

– C’est que… je ne suis pas… habitué… à un escalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant les degrés avec des précautions infinies.

 

– Est-ce que vous n’avez besoin de rien, M. le curé ? demanda encore M. de Beule.

 

– Merci, j’ai tout ce qu’il me faut.

 

A leur tour, M. de Beule et M. Triphon quittèrent le grenier et le prêtre resta seul avec le suicidé.

 

En bas, les ouvriers se tenaient en un petit groupe compact, pâles, les yeux anxieux. Les femmes restaient à distance ; elles pleuraient, apeurées.

 

– Faut-il mettre en marche, m’sieu ? vint demander Bruun à voix basse à M. de Beule.

 

– Attendez que M. le curé soit parti, répondit du même ton M. de Beule.

 

Il donna un pas de conduite au bourgmestre à travers le jardin.

 

– Quelle est la raison de ce suicide ? demanda ce dernier.

 

– Ça, M. le baron, c’est l’esprit du temps, l’infiltration du venin socialiste, grommela M. de Beule d’une voix qui tremblait d’indignation.

 

– Il faudra des mesures énergiques, très très énergiques, pour combattre ce fléau. Le gouvernement se montre bien trop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre.

 

Il tendit la main à M. de Beule et s’en fut en tirant la jambe vers son château.


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XIV


Le bruit courait, – et les bonnes gens craignaient bien que ce ne fût vrai : Fikandouss, suicidé, mort en état de péché mortel, allait être enterré, avec les réprouvés, dans le coin du cimetière qu’on appelait le « trou aux chiens ».

 

Heureusement, il n’en fut rien. On raconta ensuite que M. le curé, seul au grenier en présence du cadavre, y avait encore surpris un atome de vie et avait pu lui donner l’absolution. Pierken eut un ricanement de mépris devant une aussi flagrante imposture ; mais, tout de même, Fikandouss fut enseveli comme un bon chrétien, en terre consacrée.

 

Tous les ouvriers de la fabrique assistèrent aux obsèques. M. de Beule et M. Triphon se montrèrent un instant à l’église et, le cierge à la main, firent le tour du catafalque. Sidonie était également présente.

 

Elle se tenait discrètement derrière un pilier, non loin des autres ouvrières. Dans un coin se trouvaient Justin-la-Craque et Komèl. Le service fut rapidement bâclé. La cloche se dépêcha de sonner le glas ; et les porteurs, Pierken, Léo, Free, Berzeel s’avancèrent lentement avec la bière devant la tombe, où déjà attendaient le curé et ses acolytes, avec la croix et les bannières.

 

En un petit groupe serré, les camarades entouraient la fosse. Ils étaient pâles et, dans leurs habits du dimanche, ils paraissaient plus hâves, plus minables que dans leur tenue de travail. Le cercueil était recouvert d’un drap de velours noir avec une grande croix jaune. Ce drap décoloré avait pris un ton roussâtre qui semblait la nuance assortie à la mort des pauvres. Le sacristain l’enleva et apparut le simple bois blanc. Le prêtre psalmodiait ; les gens s’agenouillèrent. Lentement, avec un son creux sur les cordes, le cercueil descendait. Les hommes regardaient fixement, la face contractée. On aurait dit qu’ils se voyaient eux-mêmes descendre dans la fosse. Dans les yeux vitreux de Justin il y avait des larmes. Komèl avait l’air de mâchonner quelque chose. Les sœurs du défunt et quelques-unes des ouvrières pleuraient doucement, la tête cachée sous le lourd capuchon de leur longue mante noire. M. le curé aspergea d’eau bénite les fidèles agenouillés et rentra dans l’église avec ses aides. En chocs sourds les premières mottes de terre tombèrent sur les planches sonores. On eût dit de brefs coups de tambour voilés. Ou des pilons qui s’enfoncent. Très vite le bois fut recouvert en entier. Il ne restait plus qu’un tout petit coin qui s’obstinait à apparaître, comme un bout de papier blanc qu’on aurait jeté là.

 

Alors, les camarades partirent…. C’était une douce et radieuse matinée de septembre, avec des parfums dans l’air. Les maisons du village reluisaient et riaient, comme lavées et repeintes à neuf au tiède soleil. Le coq de cuivre au haut du clocher semblait d’or. Tout doucement, les derniers oiseaux de l’été chantaient….


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XV


Pendant la matinée, la fabrique n’avait pas « tourné ». A une heure, la machine fut remise en marche et les pilons tonnèrent. Deux établis manquaient de servants : celui de Fikandouss et celui de Pierken.

 

A quatre heures, Pierken parut dans la fabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait gardé ses habits du dimanche mis pour l’enterrement, et venait dire adieu à ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit de retour, afin d’aller en ville se refaire une existence neuve. Les chefs socialistes lui avaient trouvé de l’ouvrage.

 

Victorine, qu’il allait bientôt épouser, l’accompagnait.

 

Les camarades ne disaient pas grand’chose. Ils considéraient Pierken avec des regards fixes et étonnés. A son égard, il n’y avait plus chez eux aucune animosité. On eût dit qu’il était déjà devenu un étranger à leurs yeux et ne faisait plus partie de leur entourage. Tout de même, ils regrettaient son départ.

 

– Plus tard, vous ferez tous comme moi, dit Pierken.

 

Ils ne savaient. Ils étaient tristes, mornes, abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas les mots. Il leur serra la main à tous. Berzeel était assez ému et dans ses quelques mots d’adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinça une larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, planté comme un piquet à côté de ses énormes meules qui lui frôlaient presque la tête, semblait ne pas comprendre. Alors se présentèrent Justin-la-Craque et son aide Komèl. Sans rancune, Pierken leur tendit la main. Justin n’en revenait pas ; ce départ soudain et définitif de Pierken…. Il se frappait les cuisses et ouvrait de grands yeux blancs dans sa face noire. Komèl ne dit rien, mais son long nez rouge parlait pour lui.

 

Pierken partit…. Il y avait dans son attitude et son allure on ne savait quelle fierté d’homme qui se connaît soi-même. Il semblait déjà appartenir à une autre sphère, plus élevée. Les camarades sentirent cette sorte de supériorité. Ils le suivirent du regard aussi loin qu’ils purent, le virent traverser la cour, entrer dans la « fosse aux femmes », pour faire, là aussi, ses adieux.

 

Les pilons s’étaient remis à bondir après le repos de quatre heures et les hommes, avares de paroles, accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait déjà être loin ; peut-être apercevait-il à l’horizon, par-dessus la verte campagne, les hautes tours grises de la ville.

 

A six heures vint Sefietje avec sa bouteille. Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu. Mais il n’y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ils demeuraient pensifs et graves. Ils songeaient à Fikandouss, à Pierken, à tout ce qui était passé….

 

Au dehors, le jour était devenu lourd et terne, et le crépuscule tendit, plus tôt que de coutume, des ombres grises dans la « fosse » lugubre. Les pilons y rebondissaient comme des monstres captifs dans un antre ; les silhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomes tourmentés. Bientôt la pluie tomba, douce, égale, monotone. L’été splendide touchait à sa fin ; on sentait le premier frôlement du frileux automne.

 

Un peu avant l’heure de la fermeture, M. de Beule passa, comme toujours précédé de son fidèle Muche. Il était gros et rouge et avait l’air furieux, mais il s’en alla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s’inquiétaient plus du tout de ce qu’il leur pouvait dire. Ils le voyaient avec indifférence. La crainte était morte. Après M. de Beule vint M. Triphon, accompagné de Kaboul. Ils n’avaient aucun ressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils le virent passer.

 

La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes. La terre buvait ; les arbres ruisselaient et les hommes pensaient à Pierken, qui cheminait à présent solitaire vers son avenir, et à Fikandouss, descendu pour toujours dans la fosse humide et sombre où tous devaient finir. Et dans l’incertitude de leur propre existence désormais, dans l’immense et vague tristesse qui emplissait leur âme, le peu qu’ils avaient obtenu comme amélioration à leur sort avait maintenant un goût si dur, si amer.

 

En un long soupir d’épuisement, la machine rendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans la grisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de ses masures…

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Table des matières


Première partie

I
II
III
IV
V
VI
VII


Deuxième partie


I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
XIII
XIV
XV
XVI
XVII
XVIII
XIX
XX
XXI
XXII


Troisième partie


I
II
III
IV
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VII
VIII
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XI
XII
XIII
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Inconnu(e)

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27 janvier 2004

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Inconnu(e)

eBook Info

 

Identifier:
ENNRJOFCVK

 

Title:
C'ÉTAIT AINSI...

 

Creator:
Cyriel Buysse

 

Date:
28/01/2004

 

Copyrights:
Groupe "Ebooks libres et gratuits" Cf "A propos"

 

Publisher:
Groupe "Ebooks libres et gratuits" http://www.ebooksgratuits.com