Dialogue d’ombres

et autres nouvelles

 

Édition de référence : Œuvres romanesques, La Pléïade.

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

 

 

 

Madame Dargent[1]

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

 

 

Un poète, connu, compris, classé, catalogué, qui gît imprimé aux rayons de cette stérile bibliothèque de l’École normale, et qui ne serait point quelque autre part, qui ne serait point couvé dans quelque cœur, est un poète mort.

Péguy.

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

– Elle ne se rend pas compte, dit-il, elle ne « se verra » pas mourir. .

Ainsi parla l’illustre écrivain, mon maître, sur le seuil de la porte. Pour qui le connaît, cette courte phrase, d’une vulgarité si décisive, exprime à merveille la déception d’un cœur sensible devant un dénouement sans grandeur. Après avoir remué, retourné, flairé tant de belles mortes pour livrer les plus touchantes à notre curiosité passionnée, le célèbre romancier ne pouvait se faire aucune illusion : sa propre femme ne se « voyait » pas mourir, probablement parce qu’elle ne s’était jamais sentie vivre, ayant toujours donné au monde l’exemple de la plus silencieuse vertu. Des trahisons notoires, consommées avec un élégant génie, des scandales sans nombre, enfin mille blessures, n’avaient pas plus entamé un système nerveux si compact que les investigations, plus savantes et plus profondes encore, de l’agonie. En un mot, elle mourait sottement. Aussi curieux qu’on le suppose, l’observateur se lasse de retourner du pied un demi-cadavre, et qui se détruit sans souffrir.

L’éminent maître referma la porte derrière moi, me donnant sans doute à tous les diables. Comme il tirait sa montre, il entendit sonner minuit à Saint-Thomas-d’Aquin. Alors il fit un pas vers sa chambre à coucher, et deux pas vers la chambre de l’agonisante... Ces deux pas le portèrent, d’un coup, bien plus loin qu’il n’avait jamais rêvé d’aller. Un seul petit détour décide ainsi d’un long avenir.

Mon Dieu ! chacun pourrait, dès à présent, rêver cette histoire et l’embellir à son gré, à proportion de l’activité de son démon intérieur, car elle n’est pas de celles qu’on raconte avec une affligeante précision ! Voyez : le lit de Mme Dargent a été dressé dans le bureau du maître, plus vaste, et dont les fenêtres s’ouvrent sur un calme jardin. Contre la bibliothèque, dans son fauteuil de cuir, la sœur garde-malade s’endort, au ronron du foyer. Tout repose alentour, sauf un petit cœur tendu qui veille, et ne veut pas mourir.

L’illustre visiteur a préparé son compliment du soir, mais il s’arrête net, cloué sur place par deux yeux immobiles, et qui fixent sur lui, du fond de l’immense oreiller, un regard trop vivant. Alors, il sent son bras droit happé par une petite main farouche, tandis que l’autre, saisissant au vol le collet du veston, l’attire tout près, plus près, jusqu’à la bouche entrouverte. La buée de la fièvre, où subsiste encore étrangement le parfum jadis familier, le frappe au visage, pendant qu’il écoute cette phrase surprenante, plutôt épelée que parlée :

– Charles ! Je ne « peux » pas mourir !

– On lui a fait sa piqûre, souffle la sœur, debout derrière lui, et elle va se fatiguer à parler. Dieu sait !... Ne l’écoutez pas trop longtemps.

Ayant dit, elle disparut, d’un pas feutré, en soupirant, les mains croisées, irréprochable et compatissante. La porte se referma sur ce dernier témoin, et le plus beau ténor de la littérature contemporaine se sentit vraiment seul pour la première fois de sa vie.

– Je ne peux pas mourir, reprit la mourante sur le même ton... Oh ! Charles, c’est bien plus affreux que je ne croyais ! On espère que cela va finir... on est arraché hors de soi comme par une vague de fond... mes pauvres os sont creux, légers comme des plumesau-dedans et au-dehors il n’y a que du videoui ! tout est vide et flottant, hors de cette affreuse tête de plomb. J’essaie de me tromper moi-même, de rêver que je m’endors, que j’oublie, que je glisse... à quoi bon ! Jamais ma pensée n’a été plus lucide, ma mémoire plus nette, merveilleusement active, dans une lumière crue, aveuglante, implacable... Oh ! Charles ! je n’en finirai jamais de mourir.

Il a écouté ces étranges paroles avec une surprise croissante, mais la dernière plainte, si naïve, réveille en lui quelque chose de plus fort que la pitié. Un certain accent de la faiblesse, un cri d’appel à la conscience virile déchire n’importe quel homme.

Elle s’est retournée vers la ruelle, et il ose maintenant la regarder à travers de vraies larmes. Qu’elle est jeune encoreà quarante anset blonde ! Comment ! il l’a aimée un an, peut-être deux, ils ont vécu côte à côte, ô stupeur ! et pour la première fois il s’aperçoit qu’elle a été, sous le même toit, une étrangère, une mystérieuse étrangère. D’où revient-elle, à présent, la vagabonde ? Quelle trame inconnue a-t-elle achevé de tisser, la petite main de cire, qui frémit à peine sur le drap, inoffensive, sa tâche accomplie ?...

– Reste là, dit-elle, reste là toute la nuit. Je ne te vois plus. Il y a d’ailleurs une grande étendue d’eau, poursuit-elle avec beaucoup de gravité, ce doit être un lac. Impossible d’aller plus loin pour aujourd’hui. Attends... Attends que je me penche... Tiens-moi ferme !... Oh ! Oh ! Oh !

Elle se penche en effet, puis elle se rejette en arrière, avec un gémissement contenu, profond, plus terrible que le cri.

– Mon Dieu ! Mon Dieu ! Hélène... bredouille naïvement l’éminent maître... Allons ! Allons ! calmez- vous !

Elle pose sur lui un regard indéchiffrable, étrangement attentif et limpide, mais où passent et repassent les grandes ombres de la catastrophe intérieure.

– C’est que je me suis vue, dit-elle, dans l’eau.

Elle se tait, s’apaise, sa petite main moite et légère dans celle de son mari. Il la guette, à la dérobée. De longues minutes s’écoulent. Littéralement, il s’assoupit d’inquiétude, de pitié, d’un lourd et indéfinissable ennui.

À présent, l’air du dehors glisse avec lenteur dans l’atmosphère compacte et fade de la chambre. Le vieux jardin rôde et flotte autour de la fenêtre entrouverte... Et même l’odeur des œillets, plus agile, au bout de sa trajectoire invisible, vient mourir auprès du lit.

L’horloge sonne une heure du matin.

Il se dresse, lentement, lentement. Lentement, il a dégagé ses mains à demi. Le voilà debout, retenant son souffle, les yeux fixés vers la porte... Trop tôt ! Déjà les doigts de la mourante sont liés aux siens, et il voit sur lui ce même regard vivant, sérieux, imperturbable.

– Reste encore, dit-elle... Reste toujours... Me croyais-tu déjà morte ? Je réfléchissais seulement... Est-ce que ça peut s’appeler réfléchir ? Il y a dans ma tête un vide effrayant : toute ma vie se reforme là, murmure-t-elle en se frappant le front, ligne par ligne. À chaque seconde, un nouveau souvenir, le plus secret, le plus ancien, le mieux dissous dans le passé, remonte comme une bulle d’air et vient crever à la surface... Peut-être suis-je morte ? Seulement à mesure que je me détruis, un autre être se reforme plus haut, et j’ai vu tout à l’heure son vrai visage, et c’est comme si je devais le voir toujours !

– C’est la fièvre, ma pauvre amie, dit-il, c’est la fièvre de minuit. Demain matin...

– Ah ! non ! s’écrie-t-elle. Demain matin ! Je ne reverrai pas, je ne veux pas voir un autre matin. La grande affaire se fera cette nuit... Tu peux bien tout de même me donner une heure de ton temps, poursuit-elle avec une rage croissante, tu ne vas pas me laisser là, à la minute décisive... Oh ! je sais, va ! Tu ne m’as jamais aimée. M’as-tu seulement regardée ? S’il y avait un autre monde, tu m’y reconnaîtrais pourtant, parce que je suis toi-même, entends-tu, toi-même !

Et elle ajoute gravement ce mot profond dont un prochain avenir allait révéler au malheureux la trop parfaite justesse, la diabolique simplicité.

– Ce que tu as rêvé, je l’ai vécu.

– Ce que j’ai rêvé, dit-il. Qu’est-ce que j’ai rêvé ?...

– Oh ! ne fais pas l’ignorant, s’écrie-t-elle dans un sinistre éclat de rire. Tu le sais bien ! Je t’ai tellement aimé. C’est comme si insensiblement tu m’avais repoussée hors de moi-même, doucement, sans violence... Et tu ne m’aimais déjà plus ! Je me suis tue d’abord, et puis j’ai senti que je me tairais toujours. Je ne pouvais plus : l’humiliation la plus étrange ne m’aurait pas arraché un cri sincère... Va ! c’est une habitude comme une autre... J’étais scellée vive, dans un béton inexorable... Mais j’ai encore autre chose à dire... Donne-moi de l’eau !...

Elle boit d’un trait, le verre roule sur le drap, tombe et se brise.

– Te rappelles-tu notre voyage à Tolède, et l’allée des jasmins, derrière le cimetière du Novio. Un soir, c’était un soir comme celui-ci, presque trop beau, d’une beauté aussi déchirante, lorsqu’on retient son souffle pour entendre sonner une heure parfaite, irréparable... Je lisais un de tes livres : cette phrase de Mme de Rouget me sauta aux yeux :

« Je passerai dans ta vie, dédaignée, silencieuse, invisible, que m’importe ? Tu ne m’as aimée qu’un instant, mais tu ne saurais l’effacer du passé. Tu ne rattraperas pas ton mensonge : le mal que tu m’as fait, c’est ton enfant, c’est notre enfant, le fruit affreux de la trahison, le petit monstre tout vivant, gonflé du sang de mon cœur. Voilà ce qui va grandir à tes côtés. Voilà ce que je nourris pour toi. D’autres vont camper dans ta vie : moi j’y demeure. Tu pourras bien en descendre le cours jusqu’au bout, tu ne m’échapperas pas, parce que j’en ai empoisonné la source... »

– « Oh ! Charles ! un seul mot révèle beaucoup de choses, s’il pénètre assez avant... Alors... Alors, je compris vers quelle part je pouvais étendre la main, du fond de la bassesse et du silence. Il n’y a pas d’amour malheureux ! Il n’y a que l’amour qui renonce, et je n’ai pas renoncé !

La fière petite main s’élève et retombe, trace en l’air le signe du commandement. Puis elle penche vers lui la tête, d’un geste lugubrement mutin. Du drap soulevé monte l’haleine du sépulcre.

– Hé ! Hé !... si je pouvais te dire... Oh ! je ne suis pas une femme comme les autres... Plus d’un coup j’ai écarté l’obstacle... à moi seule.

Elle répète plusieurs fois « à moi seule » en baissant le ton, jusqu’au silence. Puis elle reprend, d’une voix changée, au débit égal et rapide, uniforme, extrêmement douce, de rêve...

– Laisse-moi prendre le bout du sentier : que le soleil est lourd ! De Nice à la côte africaine, on pourrait rouler de vague en vague, sur une écume d’argent. Regarde-moi bien. Ils diront que je suis folle, mais tu ne le croiras pas... Tu ne l’oseras point ! Réponds-moi donc ! Sais-tu qui je suis ? Toutes celles, toutes celles que tu as rêvées, plus chères que des vivantes, Mme Guebla, Monique, Mlle de Sergy, la petite-fille du vieux Gambier, les héroïnes de ton théâtre et de tes romans, voilà mon partage, voilà ce que je fus ! J’avais lu tes livres, moi ! Je les ai poursuivies dans tes livres, avec quelle curiosité dévorante ! Tu ne leur avais donné, avec tout ton génie, qu’une existence douteuse, une forme impalpable et légèreje leur ai donné mieux : un corps, de vrais muscles, une volonté, un bras ! Pouvais-je t’aimer mieux ? Pouvais-je me glisser en toi plus profondément, par un détour plus fin ? Je me suis donnée à elles comme Mme de Brinvilliers s’est jadis donnée au diable... C’est Sergine de Préville qui me prêtait ses aiguilles et sa morphine, c’est Mlle de Noles... Tiens ! de ta danseuse hindoue, un soir, j’ai pris le cœur calme et féroce, et c’est Louise de Trailles, ou moije ne sais plus qui versais le poison, lorsque... Mais !... Mais j’ai été bonne et patiente avec Louise Geslin, chaste avec Henriette de Lastigues, même dévote avec la Nueva. Oh ! j’étais entre leurs mains comme dans les doigts du modeleur ! Quel vertige ! Quelle amère ivresse ! On ne me regardait même pas. On disait avec pitié : cette bonne Mme Dargent ! Je me taisais, je passais... Ah ! si on avait su ! Ils n’avaient de ton œuvre que le reflet, mais ils l’auraient vu en moi resplendir et se consumer !

Elle se renverse sur l’oreiller, avec un rire déchirant. Certes, ces confidences, écrites pour le lecteur, en noir sur du papier blanc, ne peuvent pas paraître autre chose que les folles imaginations d’une maniaque agonisante... Mais l’éminent maître, lui, connaît certains faits encore mystérieux, de troublantes coïncidences, et, pour la première fois, il les relie entre eux. Les grandes lignes d’une lugubre synthèse apparaissent tout à coup, comme la première ébauche d’une substance chimique encore informe, qui se rapproche lentement de sa condition d’équilibre. L’évidence se lève dans son cœur.

– Resplendir et se consumer... répète-t-elle encore, les yeux clos. S’il y avait une autre vie, je voudrais la vivre avec elles, tes filles tragiques, sans autre dieu que la forte sève de leurs veines, insatiables, âpres, hardies, libres comme des bêtes ! Comme tu les as fournies d’audace ! Que tu leur as prêté de vices ! Combien de crimes ingénieux dont vous avez ensemble caressé la pensée ! Et qu’elles m’ont été fidèles ! Car il est dur de marcher seule, dans la route aride et maudite ! Mais, à chaque obstacle, c’était l’une d’elles qui se levait en silence, droite, impérieuse, et me fixant d’un regard animal... Rien ne pouvait plus m’arrêter... Leur audace et mon audace croissaient avec le danger... Quelquefois je faiblissais, je tremblais, dans leurs mains si fermes... Alors, elles entraient en moi, elles agissaient pour moi... Oh ! Oh ! sans Louise de Trailles, crois-tu que j’aurais vu mourir sans remords le petit homme blond, le bébé si calme, si pensif, buvant l’affreuse chose dans son bol de faïence, et qui me souriait encore en s’essuyant la bouche de son petit poing fermé ?...

Cette fois, elle a frappé juste : au choc de l’horrible image, il réagit, de toutes les forces de l’instinct. Son cerveau peut lui fournir encore de belles raisons de ne pas croirede douter, au moins – mais il ne les connaît plus. Il ne songe pas qu’il parle à une folle, qui ne peut discuter ni répondre, qu’elle emportera son secret... Non ! au plus profond de lui-même, il a senti qu’elle disait vrai.

– Qu’est-ce que tu racontes là ? s’écrie-t-il. Quel enfant ?

– Le tien, dit-elle.

– Folle !

C’est tout ce qu’il trouve à dire. Sa bouche tremble et il a devant les yeux une grande flamme verticale, éblouissante. Il serre dans ses doigts, tant qu’il peut, quelque chose d’inerte et de tiède... le bras de Mme Dargent.

– Oh ! tu vas me tuer, dit-elle avec douceur... Tu vas me tuer comme M. de Plemour tue sa femme, dans Nora. Frappe fort ! Est-ce ma faute ? C’était ton enfant, ce n’était pas le mien !

Il a la sensation de descendre au creux de la vague, au milieu d’une rumeur immense. Il dit encore :

– Ce n’est pas possible ! Tu mens !

– Pas possible ! Je mens ! s’écrie-t-elle, en s’exaltant par degrés, jusqu’au délire furieux... Ah ! tu me prends pour une bête ! Ah ! je serai bafouée jusqu’au bout ! Pensais-tu que j’allais bénévolement élever le fils de ta maîtresse ? Crois-tu que j’aie jamais été dupe de cette histoire d’adoption ? Tout Paris riait de moi, et je laissais rire. J’étais si crédule ! si inoffensive !... L’enfant naturel d’un problématique ami, mort à Tunis... quoi de plus simple ? de plus vraisemblable ? C’est une histoire bien bonne pour moi ! Et je devais encore t’admirer pour ta rare obligeance et ta bonne action... Va ! Va ! mon bonhomme... Je savais tout, depuis la première minute.

– Tu ne vas pas me faire croire que tu aurais attendu trois ans... pour... pour...

– Je n’osais pas... Et puis je me souviens aussi de sa mère...

– Sa mère ! s’écrie-t-il. Sa mère ! Tu ne l’as jamais connue !

– Il dit que je ne la connais pas, répond-elle, en éclatant d’un affreux rire. La belle Musidora, assassinée dans son hôtel de la rue de Lille, par un cambrioleur inconnu... Et le collier de perles à son cou, un million de perles !... Ah ! je ne sais pas !

« ... Certes, ce n’était pas un soir comme celui-ci, non. Il y a un pied de neige dans la rue. Qu’il fait froid sur le pont Royal, quelle bise ! Je me souviens du quai désert et des grands arbres blancs, de l’autre côté de l’eau... La rue des Saints-Pères, l’amical autobus, illuminé comme un manège de chevaux de bois, et qui grince et fume dans une espèce de poussière glacée... Écoute-moi bien. Tu tournes à droite... Voici l’hôtel discret, la haute porte qu’on pousse, la loge claire, le couvert mis, sous la lampe... Et puis c’est la sable qui grince, le perron, la chaude haleine du nid... Elle m’attend... J’ai rendez-vous... Il est dix heures. Regarde-la bien. Ho ! Ho ! par terre ! sur le dos ! Regarde-la bien maintenant : les hauts talons jouent du tambour sur le tapis, ses beaux yeux obscurs fixent quelque chose, au-dessus de la porte, et, chaque fois qu’elle essaye de soulever le bras, il sort de sa poitrine crevée de l’air et du sang. Ah ! Ah ! Ah ! c’et fini maintenant, vois-tu ! Comme au troisième acte de l’Énigme... Mais je suis plus forte que Mme Giraldi et je ne tremble pas, moi. »

Il l’écoute, sans un geste, en silence, et on lit dans son regard, en même temps que l’horreur, une indéfinissable curiosité. Puis, d’une voix qui défie :

– Tu perds ton temps. Je ne suis pas dupe ! Il n’y a de vrai dans tout ceci qu’une chosepeu de chose – ta perfide et secrète pensée. Ta vanité, ton envie, ta haineoui ! une haine de vingt annéescrève à présent comme un abcès... J’ai eu des torts, bien sûr, ajoute-t-il avec ingénuité. Oui, c’était mon fils, je ne le nie pas. Il est mort, cela est passé. Tu n’as tout de même pas la prétention de me laisser, en partant, tes fantômes, ton mauvais rêve, ton cauchemar ! Je suis un homme sensé, moi ! Je suis un homme sain ! Quelle horreur ! Comment pouvais-je m’attendre ? Pourquoi veux-tu empoisonner ta dernière heure et t’outrager toi-même ?

Et il ajoute, baissant le ton, presque tendre :

– Repose-toi, voyons. Oublie tout ceci. J’ai peut- être parlé trop durement. Mais je ne songeais plus à ta maladie, à tes souffrances, à rien... C’est idiot... Tu ne sais pas le mal que tu m’as fait !

– Je n’ai pas menti, dit-elle, méfiante. Tu ne comprends pas...

– Ne recommence pas ces folies !

– Des folies ! Il ne veut pas me croire ! Il ne me croira plus ! Il est trop tard maintenant... Oh ! lâche ! laisse-moi mourir, au moins ! s’écrie-t-elle d’une voix tonnante. Prends ta part de mon fardeau. C’est le secret, c’est ce « secret » qui me tient en vie ! Il faut que je parle, que j’avoue, que je crie, que je l’expulse, que je me vide de ceci !

– Je n’ai pas menti, dit-elle après un silence.

Une deuxième fois, l’accent de sincérité absolue, décisive, la voix posée, ferme, implacable, après un orage de cris, le touche aux entrailles.

– Tu mens ! jette-t-il, hors de lui.

Ô miracle ! il a vu à peine le flot des draps et des linges soulevés, tirés au pied du lit, d’un seul coup, et elle est déjà devant lui, à sa hauteur, effroyable. Son corps maigre flotte dans la chemise et à travers la batiste apparaît sur sa poitrine et jusqu’à ses flancs la répugnante morsure des ventouses. Une minute, elle plonge son regard dans le sien, un regard que rien ne soutient plus, pareil à une cruelle bête lâchée, libre. Puis elle fait jusqu’à un secrétaire, dans l’angle de la fenêtre, trois pas saccadés... Sa main plonge dans un tiroir... L’a-t-elle pris et lancé, ou bien s’est-il échappé tout seul, a-t-il fait seul ce bond dans l’espace, jusqu’aux pieds de l’éminent maître, l’étrange objet, luisant comme une flamme, et qui fait en tombant un curieux bruit, vite étouffé ?...

Il regarde à ses pieds ; il regarde de toute son âme. Le collier mystérieux, les trente-deux perles du duc de Roscovitch, les perles célèbres, vues jadis tant de fois sur les épaules de son amie, sont là, dans une buée de sang. Mais cette buée est dans ses yeux, à lui. Il voit, à travers cette buée, la folle, impassible, impassible, assise sur son lit, les deux jambes nues pendantes... C’est elle, c’est elle, le mauvais ange, la diabolique Providence, son destin, son destin tragique ! Une seconde, il n’en doute plus : elle a tué la mère et le fils, silencieuse, implacable, secrète et sûre... La colère, une colère d’enfant ou de demi-dieu, une explosion de l’instinct... La chambre du crime et de l’agonie lui paraît tout à coup immense, infinie, déserte, pareille à une steppe de cauchemar. Une âcre fumée l’étrangle, il jette ses mains en avant.

La folle cherche à fuir, se cramponne aux rideaux du lit, de ses deux griffes. À quoi bon ? Il pèse sur elle de tout son corps, de tout le poids du corps et de l’élan. Il ne voit plus, mais ses doigts voient pour lui. À peine garde-t-il le souvenir d’une tête renversée en arrière, d’un cou qui se brise et d’un plaintif gémissement... Le geste fatal, plus rapide qu’une pensée, a tué d’un seul coup, et si vite, que dans le visage déjà rigide, la bouche amère tremble encore...

... On a su depuis que Mme Dargent était morte dans une crise de délire furieux, entre les bras de son mari. Depuis, l’éminent maître a repris sa course aux honneurs et à la gloire, avec un vigoureux optimisme. Que craindrait-il, en effet ? Un auteur ne se trouve pas deux fois dans sa vie face à face avec une créature de chair et de sang qui ressemble comme une sœur à ces rêves dont s’amuse, avec le lecteur complice, une élégante perversité... Qui sait, pourtant ? Plus d’une image meurtrière, dont l’écrivain se délivre, dix siècles après remue encore dans un livre...

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

 

 

 

Une nuit[2]

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

D’un coup de sa longue cravache de cuir, il frappa furieusement, follement, la douce bête cabrée, toute blanche d’écume. Elle se dressa plus encore, secouant à droite et à gauche sa sotte petite tête obstinée, avec un gémissement presque humain. Les rênes filèrent entre les doigts, puis claquèrent d’un seul coup sec, les quatre fers grincèrent à la fois, le taillis grêle s’ouvrit et se referma sur la croupe... Et il regardait stupidement sa main sanglante, l’oreille encore occupée du bruissement sauvage des feuilles, tandis qu’une pluie de grosses fleurs blanches tombait sur son cou et ses épaules, lourdes comme des fruits.

Le tonnerre du galop roula quelques instants encore à travers l’immense désert d’arbres, puis se confondit par degrés avec la respiration plus vaste du soir. De l’est à l’ouest, toutes les cimes frémirent à la fois, et sans qu’un seul brin d’herbe remuât sur le sol exténué, il entendit peiner et craquer les puissantes membrures à cinquante pieds au-dessus de sa tête.

– Zut ! dit-il simplement, avec un calme qui le surprit. Pas la peine de chercher la sale bête ce soir. Quelle sottise !

Il ramassa par terre une des fleurs étranges et machinalement épongea sa paume et ses doigts poissés de sang. Le pétale, mou comme une pulpe, s’écrasait à mesure sur la plaie gonflée, avec une odeur de poivre et de cannelle, et sitôt touché le sol, ainsi qu’un petit tas de boue grise, il semblait qu’il commençât d’y pourrir. Il cracha dessus, par dégoût.

D’ailleurs, la rumeur d’en haut s’enflait peu à peu, déferlant d’un horizon à l’autre, sur des centaines de lieues de feuillage peut-être ; puis le vent faiblit tout à coup, après une dernière et plus longue plainte, aiguë, déchirante, surnaturelle, et pourtant si vivante qu’une bête inconnue y répondit, au loin, d’un cri pareil. De l’humus noir et vénéneux, gonflé de toutes les fécondités de la corruption, crevé çà et là, ainsi qu’une pâte qui fermente, de grosses bulles livides, d’énormes champignons phalliques, sortait une espèce de buée pesante, à hauteur d’homme. Tournant la tête, il vit noircir la pente du ravin qu’il avait eu tant de mal à descendre, et l’ombre courir entre les troncs à la vitesse d’un cheval au galop. Il ne semblait pas que la nuit tombât du ciel, mais plutôt que le jour remontât lentement, de bas en haut, comme pompé par cet autre abîme qu’on devinait sans voir, au-delà du vaste murmure des feuilles. Le crépuscule insidieux s’évanouit lui-même comme il était venu, au point que le voyageur solitaire ne perçut d’abord des ténèbres qu’une odeur plus violente et plus âcre, parfois doucement miellée, de la forêt endormie. La chaleur était égale, assidue, atroce, irrésistible. Il éclata d’un rire nerveux, qu’il soutint longtemps, ainsi qu’une injure au silence et à sa propre angoisse. Et, se laissant enfin glisser à terre, il tâcha de se recueillir, en fermant les yeux.

Le talus sur lequel il appuyait ses épaules cédait sous lui par petites secousses insensibles. Du sol éboulé dont il entendait l’imperceptible glissement souterrain, jaillit d’abord une patte écailleuse, grise de poussière, de la grosseur d’un demi-doigt, tâtant prudemment l’air, d’un moignon circonspect. Puis l’insecte fabuleux parut, couleur de cendre, dressé sur deux cuisses velues, offrant son ventre bombé et luisant, avec une solennelle lenteur. Après lui un autre, et un autre, et un autre encore, à la file, traçant le même sillon, leurs hideuses petites têtes hérissées d’antennes s’agitant gravement toutes ensemble au rythme de leur marche oblique. Furieux, il en écrasa un au hasard, de sa semelle ferrée. Ils disparurent aussitôt, comme bus par la terre grouillante, sous son hypocrite manteau de feuilles mortes.

– Sacrée, sacrée forêt de malheur ! dit-il, en se mettant debout.

 

Son jeune visage trop tendu marquait une fatigue extrême et aussi une curiosité presque sensuelle que six mois d’une vie d’aventures n’avaient pas encore assouvie. Bien plus : presque à son insu, la surprise émerveillée des premiers jours, aussi libre et fraîche qu’un rêve enfantin, lorsqu’il s’enorgueillissait naïvement dans son cœur d’être allé d’un coup si loin au-delà du pays natal, de l’autre côté de la terre, faisait place à un autre sentiment plus fort, dont nulle déception, nul dégoût n’épuiserait désormais l’essence secrète, empoisonnée. Ce Français de vingt-cinq ans, trop tôt riche et orphelin, qui, sur la foi des manuels de colonisation ou des renseignements techniques fournis par les consulats, une lettre de crédit dans sa poche, était venu d’un trait des bords de la Seine à ceux du Guadarrama pour d’illusoires exploitations forestières, avait vécu longtemps d’un petit nombre de mots et d’images, choisis avec soin, faits à sa mesure, grâce auxquels il avait franchi sans péril – c’est-à-dire sans rien hasarder d’indispensable – le dangereux passage de l’enfance à l’adolescence. Et maintenant, cette provision épuisée, dissipée en quelques semaines, sous ce ciel terrible, le jeune avare non moins net et froid que ses yeux pâles, né pour faire une carrière et non pas une vie, d’ailleurs impuissant à reformer d’autres images protectrices, subissait désarmé l’assaut de la nature barbare, toujours hostile, faite pour l’ivresse ou l’ennui. L’embrasement du ciel, la vaste fécondité de la terre, le torrent de vie trouble qui charriait vers le Pacifique, dans le même flot bourbeux, la naissance et la mort lugubrement conjointes, l’avaient d’abord rassasié jusqu’à l’écœurement. Mais il commençait de s’y dissoudre.

 

Pour le moment, il cherchait des yeux les bêtes disparues comme par miracle, la pointe de la botte tâtant l’ombre, sa bouche pincée d’une moue puérile. Au ras du sol, se glissait encore une espèce de jour sale et flétri, qui rôderait çà et là, il le savait, d’une clairière à l’autre, jusqu’à la pointe de l’aube, jusqu’au rajeunissement du matin. Le sillon creusé par les fortes pattes brunes était toujours visible, brusquement interrompu à la place même où la troupe ténébreuse avait disparu par enchantement. Il s’était jeté à plat ventre, les coudes repliés, le visage si près de la terre qu’il croyait en sentir la profonde haleine, courte et brûlante, ainsi que d’une bête en amour. Le sang battait sous son front, ses yeux distinguaient à peine le mince filet de terreau brun, qu’il faisait couler entre ses doigts, et il s’entêtait absurdement dans sa recherche, avec une hâte et une maladresse fébriles, grognant d’impatience, comme si déjà l’avait mis hors de lui cette caresse sauvage sur sa face. Enfin, tirant son couteau, à grands coups furieux, il frappa le petit tertre, dont la couche de boue durcie s’effondra aussitôt, dans un nuage de poussière, à l’odeur intolérable. Une masse grisâtre, agitée d’un mouvement frénétique, d’un ondulement de pattes et d’antennes, disparut, laissant à découvert une forme vague, une lueur étrangement douce, où l’homme porta la main qu’il retira presque aussitôt, avec un gémissement de dégoût. Une poignée d’épais cheveux noirs restait prise entre son pouce et sa paume. Il reconnut qu’il avait touché un cadavre.

 

Cette trouvaille le surprit un peu sans beaucoup l’émouvoir, car il n’est pas rare de rencontrer en plein bois la tombe d’un de ces pionniers que les grandes compagnies emploient pour la récolte du maté. De l’extrémité de sa botte, il écartait doucement les brindilles et les feuilles, dégageait l’humble tête bizarrement pelée et ridée, à peine entamée par les tenailles et les mandibules des petits fossoyeurs, sans doute à cause de l’enduit d’argile rouge que les ensevelisseuses indigènes modèlent de leurs mains de singe sur la face des morts. Évidemment celui-ci était un homme blanc, à en juger du moins par la couleur et le grain plus tendre de sa peau, encore visible au sillon des fortes mâchoires, là où l’attache le muscle délicat de l’oreille. Mais comment se trouvait-il ici, sans un peu de terre, sans un nom, sans une croix ?... Un crime peut-être ?

Il en était là de ses réflexions, lorsqu’il crut entendre le frôlement d’un corps à travers le taillis, deux bonds amples et légers, un grand soupir. Puis tout se tut de nouveau.

Son premier mouvement fut de se jeter à plat ventre derrière la tombe. Il n’eut que le temps de tourner autour du tronc d’un chêne. Une forme humaine, une ombre menue venait d’apparaître à la lisière des broussailles, à peine plus grise que le fond sombre des feuillages. Un moment elle resta immobile, dans la suspension de l’attente. Puis elle glissa sans bruit vers le bord de la fosse, s’accroupit..., se releva d’un bond, surgit tout à coup immense, doublée par son ombre, avec un sifflement de terreur. Il l’avait saisie comme au vol, entourée de ses deux bras, et déjà il roulait à terre, une morsure à sa main blessée, pressant plus fort contre sa poitrine le corps souple et nu, à chaque détente des reins sauvages. Deux fois la douleur faillit lui faire lâcher prise, et il sentait couler le sang et la sueur sur son visage labouré par dix petits doigts, aussi durs que la corne. Enfin, perdant patience, il la frappa cruellement de son poing fermé, à la jointure des côtes, un peu au-dessous des seins puérils. Elle reçut le coup en silence, cessa de combattre et dit doucement :

– Laisse-moi aller. Lâche-moi. Qu’ai-je fait de mal ?

Autant qu’il en put juger dans l’ombre, c’était une fille guarani, et elle parlait le plus vieil idiome, avec l’accent des tribus libres de l’Ouest. Il noua autour des minces poignets, par prudence, la longue lanière de son fouet. Puis, choisissant péniblement ses mots, car il ne savait du dialecte millénaire que ce qu’il est convenu d’en apprendre dans la grammaire du jésuite Lallemonde :

– Le mort, fit-il. Le mort ici... Qu’est-ce que c’est ? Hein ?

Elle le fixa un moment de son regard calme, sans prêter la moindre attention à ses liens.

– Couvre-moi, dit-elle, cette fois en espagnol. J’ai honte.

Elle montrait des yeux l’étoffe de coton, souillée de terre, à ses pieds. Il la lui jeta sur la tête, et les bras toujours tendus, immobile, par un simple mouvement des épaules et des hanches, elle entra dedans, avec une souplesse barbare.

Il se tenait si près, qu’il sentait sur sa joue le souffle de la bouche barbouillée de cannelle, dont on voyait l’écorce aller et venir à la pointe de ses petites dents. La tombe ouverte était entre eux. La tête corrompue luisait toujours, au fond du trou béant. Elle posa dessus son pied nu.

– Mon maître, dit-elle.

(Il n’y a qu’un mot dans sa langue pour désigner le maître ou l’amant.)

– Pourquoi l’as-tu déterré ? reprit-elle en espagnol. Les bêtes le prendront. C’est moi qui l’ai mis là. Il n’y a pas beaucoup de terre là-dessus. Je suis trop petite. Tu ris. Je ne mens pas... Une mule l’a porté jusqu’ici (elle frappait du talon avec colère), mais c’est moi qui ai creusé sa fosse, une vraie tombe, la tombe des hommes de mon pays. Sur sa poitrine, tu verras, j’ai mis un bison d’argile. Oh ! c’était un homme beau et fort ! Délie-moi les mains. Je poserai une grosse pierre sur sa pauvre tête, et tu pourras tasser la terre autour, avec tes bottes.

– Tiens-toi tranquille, vilain singe ! fit-il durement. Je ferai bien l’affaire sans toi. Et puis je saurai si tu m’as dit la vérité. À qui es-tu maintenant ?

– Au seigneur Alahowigh, répondit-elle. Je te conduirai quand tu voudras : sa chambre est à un demi-mille, là-bas... Au jour, tu la verrais rien qu’en grimpant jusqu’à la première branche de ce pin. Ah ! tu peux te fier à moi ! Je ne mens jamais...

– Et qu’est-ce qu’il fait, ton seigneur Alahowigh ?

– Il est venu d’Ascagna, de très loin, à la dernière saison, avec cet homme mort, pour récolter le maté. À présent, il ne fait rien : il va mourir aussi.

– Quelle histoire ! dit-il. Avant de te délier, je vais toujours mettre un peu d’ordre ici. Sois sage. Si tu bouges, je te tordrai le cou. Regarde : tu m’as mordu jusqu’à l’os.

Il tendit vers elle sa main déchirée, sans qu’elle daignât lever les yeux. Alors il lui mit sous le nez la plaie fraîche, et comme elle rejetait la tête en arrière, il appuya sa paume brutalement sur sa bouche frémissante. En un éclair, il vit tout le maigre petit visage se creuser d’angoisse, et elle fit en même temps, pour échapper, un saut si brusque, qu’elle roula deux fois sur elle-même, avec une plainte étouffée. Elle se releva aussitôt.

– Je vais t’attacher plus solidement, dit-il. La précaution sera bonne.

Il passa l’autre extrémité du fouet dans sa ceinture, et en hâte, fit retomber la terre dans la tombe. Puis ils se mirent en route tous les deux. Elle le précédait d’un pas tranquille.

 

La lune était déjà haut dans le ciel lorsqu’ils atteignirent la cabane. C’était une maison de bois solidement construite, au centre d’un défrichement sans doute abandonné depuis des années, bien qu’on y rencontrât encore çà et là, entre les jeunes arbres forts et drus, les vieux troncs noirs brûlés par la flamme, ou des souches pourrissantes. Sur le seuil, à côté d’une grande jarre vide, hors d’usage, énorme dans la lumière blonde, une roue de bicyclette, rongée de rouille. La patte traversée d’un clou de fer, et balancé par la faible brise nocturne, un chat sauvage pendait au-dessus de la porte, à demi dépouillé de sa peau.

Elle s’écarta pour le laisser passer, le suivit docilement, de son pas toujours muet... Mais si promptement qu’elle eût porté ses deux poings liés à la bouche, il vit l’éclair de l’acier, et tira violemment à lui la laisse de cuir. La fille tomba sur les genoux. Le couteau rebondit et sonna deux fois contre la pierre. Il pensa qu’elle l’avait sans doute adroitement happé des dents sur la table, en entrant.

– Holà ! dit une voix dans la nuit. Qui va là ? Est-ce toi, Mendoze ?

– Je vous demande pardon, fit-il poliment. J’arrive en ami, monsieur. J’ai trouvé par hasard une jolie bête d’une espèce très particulière. Je pense que vous ne serez peut-être pas fâché de savoir ce qu’elle faisait, si loin de son maître, en pleine brousse, le soleil couché, sur la tombe d’un camarade. Êtes-vous réellement souffrant, monsieur ?

Nulle réponse. Seule l’ombre démesurée du chat sauvage allait et venait sur le seuil. La prisonnière, toujours à genoux, ne bougeait pas plus qu’une pierre. Bien qu’elle retînt sûrement son souffle, le sifflement léger de la poitrine haletante devint perceptible dans le silence.

– Bisbillitta ! s’écria soudain l’inconnu, d’un accent extraordinaire.

Il essaya sans doute de se mettre debout, car on l’entendit un moment geindre et jurer.

– Monsieur... camarade... n’importe ! reprit-il d’une voix épuisée. Fermez la porte derrière vous. Fermez la porte. Elle vous échappera, camarade ! Bonté de Dieu ! Elle est rusée comme une couleuvre.

– Comptez sur moi, répondit l’autre dans la nuit. Inutile de vous tourmenter. J’ai trop bonne envie de savoir le dernier mot de cette histoire, monsieur. Pauvre fille ! La voilà tenue en laisse, pour le moment... Mais je n’y vois pas plus que dans un four...

– Allume, Bisbillitta, commanda le malade très doucement. La lanterne est toujours pendue au même clou, je pense. J’aurais préféré crever en paix. Mais il faut à présent que je revoie tes yeux, femme.

Elle se releva silencieusement, et les bras tendus vers son gardien :

– Ferme la porte, dit-elle, et encore, si tu veux, entrave-moi les jambes. Délie-moi seulement les poignets, ils me font mal.

Puis elle battit le briquet, suspendit la lanterne au clou d’une solive.

– Le diable vous brûle, si vous en croyez un mot ! cria le mourant. Vous auriez dû la tirer par ici, tout près, camarade, à portée de mes deux mains pourries, là contre, et plus près encore, le plus près possible, car je n’y vois guère – j’ai le feu de Dieu dans la tête – je la vois à peine, camarade, mais j’entends tout, absolument tout, j’entends chaque petit battement de son cœur.

La lumière éclairait à demi le buste nu, encore robuste, ruisselant de sueur, tandis qu’il se retournait gémissant sur le tas de chiffons bariolés qui lui servait de lit. De ses doigts écartés, il tâtait l’ombre en aveugle, mais l’Indienne, se glissant adroitement le long du mur, gagna l’autre coin de la pièce de son pas silencieux et s’y tint debout, impassible, mouillant de la pointe de sa langue ses poignets meurtris.

Peut-être alors le jeune Français eût-il cédé la place aux singuliers adversaires, si une certaine pitié ne l’avait emporté à ce moment sur le dégoût. Il aperçut, en effet, le ventre et la poitrine du malheureux marqués de larges taches d’un rouge sombre. Et il pouvait voir aussi le visage défiguré par une horrible enflure, telle que d’un homme piqué par l’ammonic au triple dard.

– Je désirerais vous être utile à quelque chose, dit-il. Je m’appelle Carlos Darnetal. Je viens de Rasami. Je croyais pousser ce soir jusqu’au-delà de Rio del Tinto, à l’Hacienda de Camarón. Ma jument a pris peur et s’est échappée (elle ne s’écarte jamais beaucoup, mais je ne la retrouverai qu’au jour). J’ai découvert par hasard, à deux milles d’ici environ, une tombe fraîche et cette Birletta ou Birbilletta – qu’importe le nom ! – qui venait rôder autour du mort, Dieu sait pourquoi ! et m’a paru diablement louche. D’ailleurs je vous l’aurais ramenée avec plus d’égards, mais elle est aussi difficile à tenir qu’une belette. Et maintenant disposez de moi. Je ne croyais pas qu’à trente lieues d’Assunción, on pût risquer de mourir sans aide et sans témoin, comme en plein désert de l’Ouest.

– Écoutez-le, écoutez-le, interrompit le moribond à voix basse, écoutez bien ! Vous l’entendrez remuer et gratter... on dirait le nid d’une musaraigne.

– Qui donc ?

– Son cœur. Vois-tu, elle fait la fière et la rusée, je suis plus rusé encore. Elle tremble. Elle tremble jusqu’au fond de son misérable petit cœur de traître. Sûrement, elle va mourir aussi.

Dans sa surprise, le Français interrogea la fille des yeux, mais elle soutint son regard avec insolence.

– Ami, dit-il, laissez cette Bisbillitta tranquille. Tâchez de raisonner, vous êtes un homme... Demain matin, j’irai chercher du secours à Camarón, ou même à Noroni... En attendant, je ne dois pas vous laisser seul avec l’Indienne, si je comprends bien votre désir. Et il ne faudrait pas non plus qu’elle restât liée toute la nuit, car est-elle coupable ou non ? Dieu le sait ! Avec votre permission je fermerai solidement la porte, et passerai la nuit sur votre seuil, dans mon manteau. Vous m’appellerez rien qu’en frappant du poing au mur. Avez-vous été piqué par une mouche charbonneuse, camarade ?

L’homme le regarda sans répondre. Le Français posa la main sur l’épaule, avec prudence, à une place encore saine, et sentit le froid de l’agonie à travers le cuir léger de son gant.

– Donne-moi à boire, Bisbillitta, dit enfin le mourant. J’ai souillé la cruche, comme un enfant, dans mon délire. Vide-la sur les cendres, et remplis-la de bonne eau-de-vie. Je mâche une écume diablement amère, ma jolie.

Elle obéit de nouveau docilement. Mais la cruche pleine, elle l’offrit à Carlos, et sans daigner baisser la voix :

– Fais-le boire toi-même, seigneur, fit-elle. Il est encore plein de vie, bien que ses longues jambes ne le porteront plus nulle part : le poison a mangé ses reins. Toute sa vie est à présent dans sa tête, et je ne puis m’en approcher. Qu’il me morde, et je suis morte.

– Elle a dit le poison... elle l’a dit... j’entends tout... geignit le malade. Oh ! petite chienne ! Camarade, je m’appelle Alahowigh, qui est un nom païen. Je m’appelle aussi Lelandais, du nom de feu mon père. Et pour l’homme que tu as vu là-bas dans la terre, il s’appelait Picard. Et voilà que celle-ci nous a empoisonnés tous les deux.

– N’en crois rien, seigneur, fit-elle en souriant. Ils ont fait cuire de mauvais champignons et les ont mangés, c’est la vérité.

Le Français vérifia d’un regard la fermeture de la porte, dont il avait abaissé l’énorme loquet de chêne que Bisbillitta n’eût soulevé qu’à grand-peine ; puis il prit sur la table une sorte de timbale de fer, l’emplit, et la tendit au malheureux qui s’en saisit en grognant de plaisir. Alors seulement il revint vers la fille. Elle jouait tranquillement avec une patate douce, tombée à terre, du bout de son orteil nu.

– Ne mens pas, dit-il. L’autre est mort depuis longtemps, dix jours peut-être ? Je l’ai vu, je le sais. Ils n’ont pas mangé les mêmes champignons, c’est sûr. Réponds-moi franchement. Je te croirai, car le seigneur est ivre sans doute, ou son mal le fait délirer. Veux-tu répondre ?

Elle se balançait sur les hanches, la tête penchée sur l’épaule droite, et son profond regard suivait imperceptiblement chaque mouvement de son corps ingénu. Tout à coup, sa voix jaillit dans le silence.

– Demande-lui d’abord ce qu’il a fait de l’homme blanc, son compagnon. Pour lui, je te dirai, c’est un métis. Sa mère était une femme de ma tribu, une mendiante, une esclave, rien. Quel chien aurait seulement léché sa main noire ?

Elle se tut et gémit, car le gobelet de fer, lancé à toute volée, venait de l’atteindre au-dessus des sourcils.

– Ne l’écoutez pas, monsieur ! Ai-je l’air d’un sauvage ? Faites-la taire, camarade. J’aime mieux mille poisons sous ma peau que ce filet de voix douce dans ma tête... Bisbillitta !

Il s’était traîné hors de son grabat, et gisait maintenant au milieu de la pièce, parmi les chiffons éparpillés, roulant terriblement les épaules, et tâchant de tirer après lui ses cuisses mortes, en pleurant. Camarade, son père, à elle, était un voleur guarani, un pillard, un chef d’assassins aux longues oreilles. Dieu nous punisse pour avoir amené avec nous l’orpheline, en croupe, à travers tout le Chaco ! Je vais encore te dire : elle fait la sauvage ainsi, mais elle a été instruite, elle qui te parle, oui. Elle sait lire et compter, je le jure ! Elle a été un an chez les Pères de la Merci, camarade !

– Malheur sur toi ! répliquait la fille, livide. Tu ravaleras en mourant toute cette écume. Seigneur, il a voulu de moi, telle est la vérité. Je le méprise, bien que je sois sa servante. Il était jaloux de l’homme blanc. Ils se sont enivrés ensemble, puis il l’a tué. Et moi, à présent, je le fais mourir. Le poison l’a déjà tout consumé : aucun dieu ne le sauverait.

– Tu avoues donc, sacrée petite vermine ! cria le Français exaspéré. Cette fois, je m’en vais te ficeler comme un jambon.

Elle fit aussitôt un bond immense, mais Darnetal s’était déjà rué vers la porte. Une longue minute ils restèrent immobiles, face à face, d’une extrémité à l’autre de la vaste pièce vide, respirant avidement, mêlée aux vapeurs de l’alcool, l’haleine terrible de la nuit. Alors, le Français saisit son fouet par un bout et brandissant la lourde poignée de cuivre, la fit tourner comme une fronde.

– Attention ! Prends garde ! geignait le moribond d’une voix suppliante, ne lui fais pas de mal ! Ne brise pas sa tête chérie ! Doucement. Doucement ! Rends-toi, Bisbillitta, il n’y a pas de honte, il est fort. Rends-toi, ma fille. Aie pitié, camarade ! ce n’est pas une femme comme les autres. Une seule goutte de sa chère salive sucrée me rendrait la vie, et elle était entre nous deux jadis comme une branche de pommier fleuri.

Il avait refermé sur la botte du Français, en gémissant, sa large main de coureur de bois. L’Indienne coula son regard vers la terre, vit tout en un clin d’œil, s’enleva comme un oiseau, et vint se poser si près de son ennemi qu’il fit pour l’atteindre un pas rapide. La boule de cuivre lui échappa en sifflant, et alla sonner sur les poutres, tandis qu’il s’écroulait sur le sol, la face écrasée contre l’argile. Tout se passa dans un éclair. Il reçut le petit corps, lancé à toute vitesse au travers des reins. De ses deux cuisses, elle pressait étroitement la jambe libre, et glissant son bras nu autour du cou, elle posa l’autre main sur la nuque, en se roidissant. L’air manqua aux poumons du Français, et il sentait craquer ses vertèbres.

– Donne ton couteau, disait-elle tout bas en guarani. Je le veux. Donne ! Donne !

L’attaque avait été trop précise et trop prompte, calculée avec tant d’art, pour qu’il pût lui opposer sans péril une résistance brutale. Au contraire, il mollit ses muscles, s’abandonna, roula doucement sur lui-même, jusqu’à ce qu’il eût dégagé sa hanche droite. D’ailleurs la frénésie de la lutte, l’étreinte silencieuse du corps bondissant, et aussi l’odeur de l’alcool l’avaient comme enivré. Presque à son insu, sa propre main se serra autour de la poignée de l’arme avec une violence inouïe. Et il frappa de bas en haut, si fort qu’il ne sentit aucune résistance, et crut d’abord avoir manqué son coup.

Elle s’était relevée en même temps. Le regard qu’elle lui donna avait une espèce de sérénité triste, une majesté barbare, et quelque chose encore, qui ressemblait à une incompréhensible tendresse. C’était la nuit, la nuit, même, l’immense nuit de la terre sauvage, son appel impérieux, sa soumission désespérée, la chaleur femelle de ses flancs d’ombre. Tel quel, il n’osait affronter ce regard, sans pouvoir néanmoins baisser le sien. Et comme dans la lutte la lanterne s’était détachée de la poutre et brûlait à terre, il la ramassa sans mot dire, honteusement.

La fille était toujours devant lui, immobile, mais la tête à présent penchée vers le sol. Elle eut un mouvement des épaules d’une lassitude et d’une dignité incomparables, et s’éloigna lentement, d’un pas un peu inégal, les deux mains croisées sur son ventre, jusqu’au coin le plus ténébreux, où elle s’assit, ramenant sur ses genoux sa pauvre robe de coton en silence.

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– Monsieur... Hé ! monsieur, disait l’homme étendu (ce vague murmure s’élevait à peine au-dessus du, sol), monsieur... fais-lui rendre le couteau, camarade. Méfie-toi. Elle l’a pris à ma ceinture, la rusée.

– Foutez-moi la paix, vous ! cria Darnetal, furieux. Vous avez failli me faire tuer, imbécile ! Encore un mot, et je flanque le feu à votre baraque. Il y a de quoi devenir fou, ma parole ! Que m’importe son couteau ! Je l’ai arraché de ses mains tout à l’heure. Il faut qu’elle l’ait escamoté de nouveau, satanée petite sorcière.

Il éleva la voix sur cette dernière injure, par défi, et aussi dans l’espoir qu’elle allait répondre, tenir tête, qu’il entendrait de nouveau sa voix bien vivante. Car déjà, au fond de lui-même, il ne doutait plus de l’avoir sérieusement blessée.

– Une sorcière, vous l’avez dit, monsieur. Toute baptisée qu’elle est, je la crois plus noire que l’enfer. Ahi ! Ahi !... Ho !... vous ne connaissez pas le pays au-delà de Gourmian ? Non ?... Des diables, de vilains sauvages. Les hommes blancs, les vrais hommes blancs comme nous, monsieur, à vivre là-bas, est-ce qu’ils ne gâtent pas leur sang, ne croyez-vous pas, camarade ?

Mais le Français ne se sentait plus d’humeur à poursuivre une aventure incompréhensible, et d’ailleurs, il craignait d’être dupe.

– Assez de discours ! fit-il. J’ai agi comme un nigaud en me mêlant de ce qui ne me regardait pas. Bien malin celui qui saurait, d’elle ou de vous, qui est le menteur, car peut-être étiez-vous d’accord pour me tuer et me voler, hein ?... Oui ! Oui !... Et qui donc a tenu ma botte quand je sautais sur la petite gueuse, tout à l’heure ? Dès demain je vous flanque la police d’Assunción au derrière : on saura si vous tombez ou non de la lune. Car je donnerais ma tête à couper que la bicoque n’est pas à vous. Néanmoins il se peut que vous soyez sérieusement malade, et je ne suis pas un type à laisser par terre, sur le dos, comme une tortue, un homme qui va mourir. Si vous en êtes capable, liez-moi les mains autour du cou ; je vais tâcher de vous porter jusqu’à votre lit.

Mais il ne put retenir une grimace de compassion lorsque le moribond tendit ses bras, avec la docilité d’un enfant. Le regard aveugle exprimait la résignation, la honte, une soumission presque abjecte. Maintenant toujours l’homme pressé contre sa poitrine, il rassembla du pied les chiffons, en fit un tas, et le coucha dessus. Puis il se mit à marcher de long en large pour calmer ses nerfs et rêver à la décision qu’il allait prendre.

Si absorbé qu’il fût, ou peut-être en raison même de son exaltation, il entendait nettement chacun des bruits légers qui troublaient un à un le silence. Au bout d’un instant, il crut s’apercevoir que le râle du malade à peine distinct, mais lent et régulier, s’interrompait dès qu’il avait tourné le dos, pour reprendre sitôt qu’il marchait de nouveau vers le grabat. Il s’arrêta, prêta l’oreille. L’inconnu appelait en effet, à voix très basse, humblement, comme s’il désirait et redoutait à la fois d’être entendu :

– Camarade... s’il vous plaît... hé ! camarade ?

Le Français s’approcha brusquement et dit :

– Que me voulez-vous ?

– La fille... Oui, hein ? L’avez-vous tuée ? Elle ne fait pas plus de bruit qu’une mouche.

– Laisse la fille tranquille, tu m’embêtes ! Elle est là-bas dans son coin, sage comme une image. Je m’occuperai d’elle tout à l’heure. Et que te fait à présent une fille ou dix filles, puisque tu seras mort demain ?

– Oh ! fit l’homme, elle s’étonne de me voir encore en vie, voilà tout. Elle connaît son poison. L’autre nuit, je vais te dire, je l’ai entendue s’asseoir tout près de moi une heure, deux heures, qui sait ? Je n’ai pas ouvert les yeux ni bougé un poil de moustache. Quand elle se penchait pour mieux voir, je sentais son souffle sur ma joue. J’étais encore vigoureux, j’aurais pu... Mais alors le sang blanc a parlé, camarade... tu ne crois pas ? mon vrai sang blanc, je le jure ! Ainsi je l’ai épargnée. Un Espagnol, tu penses, un de ces singes au poil noir, dis-moi, ne l’aurait-il pas étranglée ? Car il est sûr qu’elle m’a fait mourir, je le sais... Excuse-moi encore, camarade ; tu n’as ni le teint, ni l’accent des hommes de ce pays : il faut que tu sois Russe ou Allemand ?

– L’alcool te travaille, fit sèchement Darnetal. Tu ferais mieux de dormir. Qui sait ? Le médecin viendra peut-être, et te sauvera.

– Ahi ! Ahi ! celle-ci en sait plus long que le médecin, sois sûr... Il n’y a pas de salut pour moi. Que m’importe ? Je l’ai voulu. La police montée d’Assunción mettra-t-elle le nez dans mes affaires ? Je n’ai de compte à rendre à personne, sinon peut-être à ce mort, que tu as vu dans la terre. Et pour l’alcool, sache qu’il m’empêche de souffrir : voilà mon ventre gros déjà comme une outre, et je n’ai encore presque rien senti... Un dernier mot encore, camarade. Tu parles espagnol avec un certain accent... Es-tu Français ?

– Je suis Français, en effet, fit Darnetal. Et il ajouta par moquerie, cruellement : Et toi ?

– Nous sommes du même sang, dit l’homme tout à coup dans son prétentieux jargon, mais aussi d’une voix si lente, si profonde, que le rire du jeune homme sécha littéralement sur ses lèvres. Mon père était un seigneur français, vieux et sage. Il avait combattu et tué jadis, à ce que je sais, un de ces soldats qui portent de l’or dans une sacoche, et il a été condamné par les juges de ce pays, car il y était craint et redouté. Puis il s’est échappé sur un radeau, à travers un fleuve immense, là-bas, à des centaines et des centaines de milles vers le nord. Et il est venu vivre en homme libre, au-delà du Rio Colorado, loin de ses ennemis, hors de leur portée... Pour moi, je l’accompagnais sans cesse, je ne l’ai quitté non plus que son ombre, et il m’a fait tel que je suis. Depuis ma jeunesse jusqu’à ces derniers mois, le croirais-tu ? je n’ai connu d’autre homme véritablement blanc, sinon celui-là dont tu as ouvert la tombe – et il n’était pas des nôtres, je le jure ! (Qu’importe un chien de plus ou de moins !) Sans doute, je ne sais ni lire ni écrire, bien que je puisse compter sans me tromper, à la manière des sauvages, et cependant je n’ignore pas que notre peuple est un grand peuple, supérieur à tous les autres, qui a vaincu les Anglais et coupé la tête même à son roi Napolion... Quelle ville peut être comparée à Parisse, je te demande, et mon père était né dans une autre belle cité qui se nomme San Tropez. Je sais encore que nos femmes sont les plus belles du monde, redoutées même de la police, indomptables, et pourtant généreuses et magnifiques envers leurs amants... Voilà longtemps que je remue ces idées dans ma tête, car le poison m’est sorti sous la peau il y a un jour et une nuit, et alors j’ai connu que la chasse était finie... Donne-moi à boire, laisse-moi boire tout mon soûl, hardiment ! Heureux sois-tu dans ta jeunesse, pour être venu de si loin vers moi, à une telle heure ! Il convient désormais, camarade, que je m’applique à mourir selon les coutumes de notre nation.

– Es-tu fou ? dit sottement Darnetal, penchant vers le grabat son visage sans rides. Rêves-tu ? Je te donnerai autant d’alcool que tu voudras, pourvu que tu me laisses en paix, avec ces sombres histoires. Il n’est pas temps de mourir, mon vieux, mais de te reposer. Je filerai vers Camarón dès l’aube.

– Ahi ! Ahi ! gémit l’homme. Je vois que tu me méprises.

Il laissa retomber ses épaules sur les chiffons sordides. Sa pauvre bouche écumeuse remuait terriblement, sans qu’il parvînt d’abord à proférer aucun son. Puis il glissa son bras droit sous ses reins, en grinçant des dents, soit d’impatience, soit de douleur, car il semblait que son torse ne fût plus qu’une masse pesante. Le Français avait lui-même dégagé sa propre épaule, par prudence, et il suivait tous ses mouvements d’un œil agile, le poing fermé. Le clair de lune, tournant autour de la hutte, projetait maintenant jusqu’à eux l’ombre immobile de l’Indienne.

Enfin la main du malheureux reparut, tenant bien serré un petit sac de cuir brut, au poil usé, qu’il tâta longtemps des doigts.

– Mets-toi devant, fit-il. Cache-moi un moment. Elle est si attentive et si rusée ! Vois ce sac : reconnais-le. Tu le prendras sous moi dès que je serai mort... Dès que je serai mort, tu le prendras... Il y a de quoi s’amuser plus d’une semaine, à Noroni ou à Tuihto, pour un garçon de ton âge. Cela est à toi, camarade, cela t’appartiendra (je n’ai rien d’autre !) si tu daignes enseigner à un homme de ton pays ce que tes pères, là-bas, t’ont appris. Hélas ! le mien reçut son coup au lever de l’aube, et mourut le soir même, la tête fracassée, loin de moi, son fils, entre les mains de vieilles femmes aux dents noires, qui font la médecine des sauvages, lui... un Français... Quoi donc, ami ! Une mauvaise nuit est tôt passée, tu verras encore bien des saisons ! Je t’offre un prix raisonnable pour cette affaire, je ne veux pas te mentir. Oui, nous ferons cette affaire ensemble, commodément. Le froid m’a saisi, je me sens déjà tout vide et bourdonnant comme un nid de mouches. Approche-toi de moi. Je t’obéirai point pour point. S’il y a des paroles, je suis en état de les prononcer. Ami, je t’écoute...

La surprise laissa Darnetal sans voix, mais son cœur se serrait cependant de pitié.

– Je ferai ce que tu veux, dit-il, je ne te quitterai pas cette nuit. Et si la fille te gêne, je la jetterai dehors dans un instant. Par exemple, ne me demande pas l’impossible : je n’abuserai pas de ta simplicité. On t’a raconté des histoires, camarade, ou tu les as rêvées... De ce côté-ci de la mer, ou de l’autre, il n’est pas deux façons de mourir. Sans doute, nous aussi, nous avons nos vieilles femmes à médecine et nos sorciers, mais c’est bon pour les imbéciles. Je ne te cacherai pas que je ne prends plus au sérieux ces niaiseries. Ne te tourmente pas, reste en paix. Je te donnerai autant d’alcool que tu peux en désirer : avec un peu de chance, tu passeras en dormant, camarade !

– Malheur sur toi ! dit le moribond entre ses dents. Je ne t’ai jamais fait aucun tort, et tu refuses cela même qu’on ne peut refuser qu’une fois à un homme. Je veux te montrer les papiers, des lettres écrites dans ta langue, une autre feuille avec des signes dessus, et tout... Vois toi-même si mon père était ou non ce que j’ai dit. Et tu trouveras encore un livre que je respecte à l’égal d’un dieu car, avec lui, il avait traversé la mer, et il en avait grand soin, comme d’un charme.

Dans sa hâte, il jetait, une par une, sur sa poitrine nue, les pauvres reliques de son cœur, la photographie d’un cuirassier, aux cheveux tondus, tenant son casque sur la hanche (« À son petit trognon d’amour, disait la dédicace, le grand Louis »), quelques lettres amollies par le temps et la sueur, et enfin une bizarre feuille de service, datée et timbrée, sur laquelle Darnetal put lire, en écriture moulée de sergent-major :

 

Pénitencier de Fallori

Journée du 27 août 1880.

3e Section (surveillant général Gros).

deuxième corvée de bois

Liste des hommes.

 

et en marge, souligné au crayon bleu : « Ne détacher, sous aucun prétexte, les détenus Proust, Janne et Lelandais. »

À ce moment la main du moribond, ayant tâté au fond du sac un livre relié de toile brune, se resserra dessus, et il l’éleva péniblement à la hauteur de son front, avec un gémissement enfantin. Puis il fixa sur Darnetal un regard dévoré d’inquiétude, dont celui-ci put à peine supporter la prière muette.

– Tout est bien, tout est en règle, balbutia le jeune homme, bêtement. N’aie aucun souci. Tâche de dormir.

– Au nom de ton propre père... commença l’homme.

Mais il n’acheva pas : sa poitrine épuisée retentit encore d’une plainte terrible, inhumaine. Il tendit le bras. Son énorme et faible poing vint heurter le visage du Français, sans lui faire aucun mal, et retomba toujours fermé sur le sol ainsi qu’une boule inerte, avec un bruit mou. Et aussitôt le malheureux éclata en sanglots convulsifs.

– Pardonne ! seigneur, supplie-t-il, pardonne... Je ne suis qu’un chien. Je me traîne à tes genoux. Je te baise les pieds. Ah ! ce seul coup jadis, il y a quelques heures encore, t’eût écrasé la face ! N’aimes-tu pas l’argent ? La fille a cousu dans sa robe un beau disque d’or qui pèse bien dix guazus, je te le donne... Tu le prendras. Ahi ! Ahi ! qui peut se vanter de tromper un seigneur comme toi, si sage ? Tu lis dans le cœur... Sûrement tu vois couler le sang dans ma peau. Et il est vrai que j’ai bu le lait d’une sauvagesse. La maudite fille a dit vrai, Bisbillitta, ma jolie, petit serpent. N’assois pas un misérable dans sa honte... Épargne celui qui a perdu sa force ! Qu’importe le ventre dont je suis sorti, puisque je vais rentrer dans la terre ! Approche-toi de moi, seigneur, ne me trompe pas. Je connais ton secret. Il y a un secret des hommes blancs. Comment l’aurais-je appris sinon par Bisbillitta, la chérie ? Oui, je sais que l’eau fut répandue sur sa tête, et que morte elle sera l’égale et la compagne des autres femmes, pour une vie qui ne finit pas. Et moi ? Hélas ! j’ai vieilli parmi ces singes, méprisé même de mon père, bien que je lui fusse plus soumis qu’un esclave, et son commandement était dur. Pourtant, écoute-moi ! Par le soleil qui luira demain, par ta célèbre nation, par ce que tu as de plus sacré – que dire encore ? – par ta première femme, camarade, par la première femme dont tu as desserré les genoux, je te jure ! mon père était bien celui-là que tu as vu ici peint, avec ses habits magnifiques ; les papiers très précieux lui appartiennent, et il lisait de ses yeux dans ce livre que je tiens. N’ai-je pas le droit d’être fier d’un tel homme ? S’il m’eût conduit dans son pays, qui se serait soucié de ma mère, je te demande ? J’y eusse vécu libre et puissant. Hélas ! Hélas ! Alors qu’il t’est si aisé de me satisfaire, veux-tu que je paraisse tout à l’heure devant lui, et qu’il rougisse encore de moi ? Serai-je un de ces chiens, à jamais ?

– N’ajoute rien, dit le jeune Français, cela suffit. Je prends tous les dieux à témoin, d’ici ou d’ailleurs, bons ou mauvais, que tu n’es pas plus chien que moi, qui te parle. Et tu ne t’en iras pas, camarade, que je ne t’aie embrassé sur les joues à la mode de mon pays, comme je le ferais pour un frère. En attendant, je vais m’efforcer de te contenter.

Il se leva brusquement, et en deux pas fut devant la silencieuse fille, toujours accroupie à l’angle du mur, immobile, bien qu’un peu d’air, entre les rondins du mur, fît flotter lentement le bas de sa robe.

– Bisbillitta, fit-il, allons ! Du diable si je démêle le vrai et le faux dans toute cette histoire, mais d’une manière ou d’une autre, tu as fait assez de mal, je pense...

La tête penchée reposait presque sur les genoux, entre les deux bras croisés. Il voyait la nuque de cuivre, lisse et nue.

– Lève-toi, dit-il durement. Pourquoi ruser ?

Et il lui frappa l’épaule de sa main ouverte. Le petit corps glissa en avant, roula sur lui-même et demeura étendu, gravement, le genou plié sous les cuisses. Un jet de sang déjà épais rougit instantanément la misérable jupe, souillée de terre.

– Que veux-tu ? supplia l’homme, avec terreur. Ordonne qu’elle se taise. Ah ! que je ne l’écoute plus en ce monde ! Hé ! ah ! il me semble que je sens d’ici l’odeur de ses bras toujours frais. Vois-tu, camarade, l’écorce d’un jeune arbre n’a pas d’autre parfum, et d’y penser seulement, cela met de la salive sous ma langue. Ordonne qu’elle se tienne tranquille encore un moment...

– Il faut donc que le couteau ait glissé dans ma main... dit le Français. Une arme pour rire... un joujou... Elle est morte.

Il avait parlé presque à voix basse, et l’agonisant n’entendit que le dernier mot, car il répondit après un silence, mais avec un calme étrange :

– Morte ? Ho ! tu ne la connais pas. Elle s’enroule parfois comme un petit serpent, et reste immobile tout un jour. Ce qu’elle veut ou ne veut pas, qui le sait ? Laisse-la. Retiens seulement ce que je vais dire : je te donnerai ce que j’ai promis. Les piastres t’appartiennent, tu en feras ce que tu voudras. Mais décidément, tu mettras le livre avec moi dans la terre. De tout ce que j’ai possédé, c’est le seul bien qui ne m’ait jamais déçu. Que de fois j’ai vu mon père y lire en suivant chaque ligne du doigt, le visage riant, épanoui ! Et mon père, même parmi les sauvages, fut traité avec honneur. Que n’eût-il pas été parmi les siens ! Je veux que tu ouvres ce livre à la première page, tout à l’heure, et tu épelleras chaque mot, très, très lentement, pour que j’entende à mon aise le langage de votre nation et les derniers ordres de mon père. À présent, fais toi-même ce que tu as promis.

– Quoi donc ?

– Donne le secret... Donne le secret avant que je meure. Dans un instant l’alcool – une pinte de cette eau-de-vie, camarade – ne pourra plus rien pour moi.

– Je dois te dire... commença le jeune Français.

Mais il n’osa poursuivre. D’un regard furtif, il mesurait la distance qui le séparait de la porte, il l’eût franchie d’un bond, il eût percé à travers la broussaille comme une bête, il respirait déjà la nuit profonde. L’aveugle ramait doucement l’air de ses mains ouvertes, le faible cadavre barrait le seuil du geste vain de ses bras en croix, nul obstacle que la parole d’un moribond, sans doute coupable de meurtre, fils de forçat, voleur lui-même. Et pourtant cette parole lui parut tout à coup la plus solennelle qu’il eût jamais entendue, qu’il entendrait jamais en ce monde, impossible à éluder, d’une autre espèce. La naïveté même en était plus urgente et plus dure qu’une menace, qu’aucune espèce de malédiction. Elle mit littéralement le jeune homme à genoux, rouge de honte.

– Je dois... je dois t’avouer, camarade... Ne me blâme pas. Comment t’expliquerais-je ? Eh bien là, oui, vieux frère... ne te fâche pas. Je donnerais dix ans de ma vie, je le jure ! pour être en état de t’accorder ce que tu demandes. Je ne puis te mentir. On m’a appris ces choses-là dans ma jeunesse... peut-être. Et si la fille avait parlé, quoi ! cela me serait revenu, sans doute... Il est vrai que les Français ont une religion, ainsi que les sauvages. Beaucoup l’ont oubliée, hein ? Naturellement, il serait facile de te tromper. Je te verserais de l’eau sur la tête, en bégayant n’importe quoi. Ce n’est pas possible, non ! Mais écoute bien, camarade. Je sais du moins que ce Dieu est juste et bon. Il a pitié des hommes méchants et il est mort pour eux, cloué par les pieds et par les mains, en pleurant. Voilà ce que je sais. Recommande à lui ton âme. S’il existe, sois sûr qu’il a pitié de toi plus que moi-même, qu’il connaît ton désir, et qu’il a déjà posé ta main sur ton vieux cœur plein de péchés. Ne m’en demande pas plus : je porterai le poids de la faute, s’il y en a une.

Dans sa surprise, le moribond avait réussi à se soulever un peu sur ses coudes et, la tête droite, il fixait sur les yeux du Français un regard aussi noir et attentif que celui d’un animal pris au fer.

– Peut-être dis-tu vrai, fit-il après un silence horrible, peut-être non... Mais en acceptant de porter le poids de cette faute tu parles raisonnablement.

– Laisse-moi te donner un baiser !

– Non ! dit l’homme. Est-il croyable que tu aies laissé perdre un secret merveilleux qui referait de moi un petit enfant ?

Il se laissa glisser en arrière, et frappa le sol si rudement des épaules et de la nuque que Darnetal le crut mort. Le livre avait roulé à terre. Il le ramassa. C’était un de ces almanachs tels que les colporteurs en proposaient jadis aux ivrognes et aux belles filles, à la porte des cabarets sur les champs de foire, sots et sordides. Il s’ouvrit de lui-même aux pages les plus usées, noires de crasse, marquées çà et là d’un pouce énorme, au chapitre sans doute lu et relu :

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

Mille et une blagues à faire en société

suivi de cent manières de gagner l’apéro

par

Jean Loustic

 

Le jeune Français levait déjà le bras pour lancer l’absurde relique à travers la chambre, lorsqu’il rencontra de nouveau le regard vide, muet, plein de terreur, et d’une attente désespérée. La pitié surnaturelle, et aussi un désir de se punir, de s’humilier soi-même, l’emporta sur le dégoût. « C’est donc là, se dit-il, le dernier message du pays à l’enfant perdu, qui l’a tant cherché ?... Mais moi-même, qu’ai-je de meilleur à donner ? » Il lui parut qu’ainsi la mesure était comble, la misère parfaite et que dans l’extrême dénuement de cet homme, la miséricorde d’un dieu allait éclater comme la foudre.

Il prit dans la sienne la main glacée, y déposa pieusement le petit livre, tâcha de refermer dessus les gros doigts. Ils s’ouvrirent malgré lui, et il reconnut que l’homme était mort.

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

 

 

 

Dialogue d’ombres[3]

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

– N’ayez pas peur, dit-elle. La Rance déborde depuis Verneuil, le chemin est sous un pied d’eau, peut-être... Voyez : elle a déjà poussé ses vaches vers la remontée. Dans cinq minutes, nous ne l’entendrons même plus.

Elle le regardait dans les yeux, avec une sorte de curiosité tranquille.

– Partout ailleurs nous pouvions être surpris, Jacques. Ici, non. J’y avais bien songé.

Un petit sourire, à peine malicieux, passa sur son visage, comme une ombre.

– Cela vous étonne ?

– M’étonner de quoi, ma chérie ?

– Ne mentez pas, Jacques, fit-elle. Je devrais être moins réfléchie, moins prudente. Pour une femme aimée, je sens qu’il y a tant de grâce à n’être plus qu’une enfant, aussi capricieuse, aussi folle et simple aussi, tout à fait simple ! Mais n’est pas étourdie qui veut.

– C’est ainsi que je vous aime, moi, dit-il. J’aime à vingt-trois ans cette ride de rien, presque invisible, ce pli à votre beau front, entre vos deux sourcils. À mon âge, on ne croit plus guère aux capricieuses ni aux folles, et l’étourderie, voyez-vous, est trop souvent la comédie qu’on se joue à soi-même, lorsqu’on doute des forces de son cœur. Mais qu’importe, si vous ne doutez ni de vous ni de moi.

– C’est vrai, qu’importe ? fit-elle en détournant son regard vers l’horizon trempé de pluie.

– Françoise, reprit-il après un silence, pardonnez-moi, ce n’est pas cela qu’il faut dire. Je crois en vous, comme je n’ai jamais cru à personne au monde. Je vous crois. Je crois en vous plus encore que je ne vous aime, par une sorte de nécessité, par un mouvement de l’être aussi fort, aussi spontané que l’instinct de conservation. Je dépends de vous, je suis dans votre dépendance. Ou ma vie ne signifie rien, ou elle a son sens en vous. À supposer que l’âme existe, et qu’il m’en ait été donné une, si je vous perds, je l’aurai donc portée en vain, à travers tant d’années vides.

– Qui sait ? dit-elle seulement, de sa voix sage. Qui peut savoir ?

– Je le saurai.

– Moi aussi, je dépends de vous ! s’écria-t-elle soudain, avec un frémissement de joie si profonde qu’elle ressemblait à l’emportement de la colère. Je dépends de vous entièrement. Oui, Jacques, vous espérez quelque chose que vous ne recevrez jamais de moi ni d’aucune autre, et néanmoins vous l’espérez. Pour moi, je n’espère rien. Oh ! mon chéri, ne faites pas cette moue, ne vous hâtez pas de me plaindre. On peut se passer d’espérance si on a le cœur assez fort et assez prompt pour saisir son bonheur comme au vol, et l’épuiser d’un seul coup. Mon chéri, tout mon bonheur tient dans cette minute même, où vous avez tellement besoin de moi. Je suis une pauvre fille maladroite, têtue, solitaire, qui n’exprime pas ce qu’elle sent, et dont vous ne tireriez pas un cri, pas un soupir qui méritât d’être entendu et répété dans vos livres, pas un cri, pas un soupir, quand vous devriez l’écraser.

– Vous écraser, Françoise ? Est-ce vous, si prudente, si sage, qui pouvez parler ainsi ?

– Je ne suis pas du tout ce que vous dites. (Une bouffée de vent, à travers le taillis encore grêle d’avril, lui jetait l’averse au visage et elle passait nerveusement sur ses joues sa petite main blonde.) Ne m’épargnez pas. Ne m’épargnez jamais. Il est vrai que j’ai été prudente et sage, mais c’était pour préparer de loin, pour rendre inévitable et nécessaire, un don de moi si total, si absolu, qu’aucune de celles qui vous ont aimé n’en a jamais rêvé de semblable. Je sais que je me perds, mon chéri. Seulement, je les perdrai toutes avec moi. Oui, je me perds, parce que je vous fais ce soir, à cet instant, une promesse qui ne peut être tenue. Oui, vous m’en voudrez un jour de mon sacrifice, parce que d’avance il est vain. Puis-je croire que je sois justement la seule entre les femmes capables de vous plaire et de vous attacher ? Quelle folie ! Et quand cela serait encore, puis-je espérer de vous rendre ce qui m’appartenait, à quoi j’avais droit, et que vous avez donné à d’autres, épuisé, prodigué, tari – votre jeunesse, votre chère jeunesse, dont je suis jalouse. Mon Dieu, Jacques, regardez-moi. Que je voie au moins vos yeux ! Vous m’aimez, tout est bien, tout est beau, tout est sacré, rien n’est vain – non, rien n’est vain ! J’ai parlé comme une sotte, et il n’y a qu’un mot de vrai, dans ces folies : c’est qu’en me perdant, je perds avec moi tant de rivales que j’efface aujourd’hui, à jamais, moi la dernière.

– Mon amour, fit-il à voix basse, quel étrange plaisir prenez-vous à vous humilier ?

Elle le fixa longuement, avec une attention extrême, et ses admirables prunelles grises se fonçaient à mesure, ainsi qu’une eau profonde.

– Je ne sais pas, dit-elle. J’étais une fille orgueilleuse. Depuis que je vous aime, je sens que c’est la seule chose en moi qui ne puisse être à vous tout entière. Alors, je voudrais l’arracher. Je voudrais que vous l’arrachiez de mon cœur.

Si brusquement qu’elle détournât son visage, il y vit jaillir les larmes, et plus tragique qu’aucun sanglot, à travers le vent de l’ondée, il entendit sa plainte, comme le soupir d’une bête blessée.

– Mon chéri !... dit-il simplement. Et il posa un instant ses doigts sur le petit poing fermé, en silence.

La pluie ruisselait toujours autour d’eux, sans percer tout à fait la noire frondaison des pins. L’air était plein du sifflement modulé de la bourrasque et du grave appel des corbeaux.

– Je me tais, reprit-il, daignez me permettre de me taire. Rien ne peut être arraché d’un cœur comme le vôtre. Mais je l’apaiserai, je le jure, je lui donnerai le repos. Ayez confiance en moi.

– Le repos, murmura-t-elle, les dents serrées. Oh ! Jacques, ne me parlez pas de repos. Je sais ce que c’est. Vous voyez derrière nous cette maison hideuse, les pelouses, l’argile des allées, ces vallonnements déserts, l’horizon vaste et vain, tous ces affreux paysages sans fierté... j’aurai quitté cela demain.

– Ce soir, si vous voulez, Françoise... Si j’avais (à Dieu ne plaise !) vingt ans de moins, je serais sans doute assez fou pour essayer de prouver que cela n’était pas le repos, que vous appeliez repos la révolte silencieuse d’une pauvre petite âme écrasée. À quoi bon prouver ? Rien ne se prouve. L’amour ne console pas, mon amie, il est impuissant à consoler ; il ne faut exiger de lui que les biens extrêmes, parce qu’il est sans règle et sans mesure, comme vous. Ne cherchez donc plus. Ne vous mettez plus en peine. S’il vous donne quelque chose, il vous donnera ce que vous demandez, tout. Cela nous regarde. Rassurez-vous, ma chérie. Il n’est rien de plus fort et de plus strict au monde que le dernier amour d’un homme.

– Oh dit-elle en secouant la tête, avec un sourire encore enfantin – fort et strict, je le crois ! Il ne m’épargnera pas.

Elle lui prit le bras, d’un geste tendre et hésitant, toujours un peu farouche.

– Voyez-vous, Jacques, il ne faut pas m’en vouloir. Il faut comprendre. Songez seulement que j’ai vécu dans ce village perdu d’un pays qui n’est pas le mien, quinze ans, quinze ans ! Quinze ans seule, ou presque (vous avez vu mardi, chez Mme d’Houdelot, ces hobereaux ridicules, ces petits paysans titrés), j’ai horreur de me plaindre. J’ai horreur de la pitié, sinon de la vôtre. Je ne dirai pas que j’étais malheureuse. J’attendais. Quoi ? Est-ce qu’on sait ?

– Vous êtes une âme religieuse, Françoise.

– Non ! non ! s’écria-t-elle, avec une espèce d’emportement sauvage. Je n’ai aucune idée de Dieu, je n’en veux pas avoir. Si je le trouvais jamais, ce serait dans un dénuement si absolu, au fond d’un désespoir si parfait, que je n’ose pas même l’imaginer, et il me semble que je le détesterais. Le seul bienfait que j’ai reçu de mon père est cette incrédulité paisible, sans détours et sans débats, qui ressemble à la sienne.

– Paisible ! Ce mot dans votre bouche, ma chérie !

– Pourquoi pas ? Mais non ! Je ne suis pas ce personnage que vous imaginez, je ne suis pas cette fille romanesque, une héroïne de vos romans. Vos romans ! Je ne puis plus les lire. Mon amour, cela me fait trop de mal de vous y rencontrer à chaque page, si subtil, si caressant, avec un visage que je ne connais pas. Mon Dieu ! ce sera déjà bien assez de vos futurs mensonges ! Et savez-vous encore ce qui me rend fière ? C’est que je suis sûre – je ne puis absolument douter – qu’heureuse ou malheureuse, quoi qu’il arrive, vous ne pourrez mettre notre amour dans un livre, jamais.

– Parce que ?

Elle éclata de rire, et le repoussa doucement vers le tronc du pin.

– Mettez-vous d’abord à l’abri, vous allez gâter votre beau feutre. Vous craignez l’eau du ciel comme les chats. Méchant que vous êtes ! Toute votre vie s’est passée, ainsi qu’au pied de cet arbre, à l’ombre en été, au sec en hiver, et vous n’auriez pas reçu une seule éclaboussure de la boue d’autrui – pas une tache de boue – si...

– Je vous défends ! dit-il. Je vous défends de dire un mot de plus !

– À quoi bon ? puisque vous m’avez bien comprise. Jacques, je ne me crois pas du tout déshonorée. Si j’avais perdu l’honneur, qu’aurais-je maintenant à vous sacrifier ? C’est vous qui le prendrez, mon amour. Vous aurez le droit de me mépriser, dès que vous ne m’aimerez plus, non pour la faute ancienne, mais parce que, vous l’ayant avouée, j’aurai reçu mon pardon de votre bouche chérie et que je me serai donnée à vous, je me serai donnée à vous quand même. Cela, je suppose, aucune femme de ma race ne l’eût fait. Nous autres Italiennes...

– Italienne ! vous l’êtes si peu ! À peine savez-vous parler la langue de votre pays. Et qu’avez-vous appris des femmes de votre race, je vous demande ? Françoise, Françoise, je n’oublie pas qu’il faut vous ménager, qu’une âme ainsi blessée ne souhaite rien d’autre que l’amoureuse compassion, un tendre silence, mais comment osez-vous seulement prononcer le mot de mépris ? Vous mépriser ! Qui suis-je pour vous mépriser ? Ah ! je pense de mes livres ce que vous en pensez vous-même, je ne puis les relire sans honte. Plût au Ciel qu’ils fussent tout à fait insincères ! Mais il y a entre eux et moi une ressemblance monstrueuse, que je n’avais jamais connue, que vous m’avez fait connaître. Ils tiennent le secret de certains mensonges – les plus sournois, les plus vils – ceux qui m’ont servi. Par eux, j’ai pu être médiocre à l’aise, je n’ai même pas couru le risque de mes vices. Un scepticisme ingénieux, la gentillesse, ce frémissement partout sensible et qui enchante, hélas ! mon amie, j’en sais les sources cachées. Ainsi sommes-nous liés désormais l’un à l’autre d’un lien plus fort qu’aucune volupté : vous êtes la première femme qui m’ait fait rougir de moi. Ma chérie, ne me parlez donc plus du passé, d’une faute imaginaire, d’un rival absurde dont je ne suis même pas jaloux. Qu’il soit béni plutôt, cet imbécile à qui vous vous êtes donnée sans amour ! Bénie la faute qui a fait cette précieuse ride à votre beau front pur, l’erreur – fût-ce une erreur ? – l’erreur d’un soir que vous avez su transformer en tristesse, par une divine alchimie. Mon Dieu ! vous ne pouvez pas comprendre... Tout ce qui entre une fois dans votre petite âme insatiable, intrépide, y brille aussitôt d’une lueur égale et douce, d’une sorte de tristesse sacrée. Je suis libre, Françoise. Nous serons libres demain. Je vous épouserai. Je le veux.

– Non, dit-elle simplement. Si vous exigiez cette promesse, je ne vous suivrais pas. Il est hors de mon pouvoir d’accepter de vous plus que je ne peux donner. Sans doute j’aurais dû me taire, mais j’ai parlé. J’ai avoué. Cela ne se répare plus. Je suis, je resterai à votre merci.

– Vous avez parlé par orgueil, Françoise.

– Oui. J’ai parlé par orgueil, je crois. Et aussi encore parce que je ne puis m’empêcher de porter des défis, que je suis folle, que je vous aime... À présent, voilà que j’accepte votre pardon ; je le reçois humblement heureuse et lâche. Vous me verrez déshonorée entre vos bras, sur votre cœur, toute à vous, à votre discrétion, corps et âme.

– Cela est de l’orgueil aussi, Françoise.

– Ne me persécutez pas, supplia-t-elle. Laissez-moi. Oh ! votre pardon non plus n’est pas si pur, Jacques... Et d’abord, qui vous assure que je me sois donnée sans amour ? Personne n’oserait comparer l’homme que vous êtes à un malheureux petit vicomte campagnard, d’ailleurs bien sot. Mais j’ai fait pis que l’aimer, mon amour. J’ai fait pis que tomber entre ses bras par caprice, par étourderie, ou par jeu.

– Vous ne pouvez rien contre moi, ma chérie. Seulement qu’il est vain de se déchirer soi-même ! Que je plains votre âme !

– Laissez-moi, laissez-moi ! Je crois que j’épuise ainsi le malheur, que je m’en vais renaître. Et puis, c’était un soir de printemps trop semblable à celui-ci, un soir de pluie et de boue, et de grand vent d’ouest, avec ces cris de corbeaux. Pourquoi m’a-t-on, à quatre ans, menée ici – à quatre ans, pauvre petite fille ! Loin de ma patrie, des miens, du passé de toute notre race, comme un enfant trouvé, comme une esclave ? J’ai, là-bas, en Vénétie, un oncle encore, paraît-il, des cousins, d’anciens amis, que sais-je ? Pas une histoire de notre république où je ne lise notre nom presque à chaque page. Pourtant, jamais mon père n’a voulu dire un mot devant moi qui me permît de rompre ce silence, tellement plus affreux que l’exil ! Car il a renié tous les siens. Il se croit quitte envers eux, envers moi, envers tous. Il ne doit rien.

– On n’épuise pas le malheur, mon amour, on l’oublie. Vous ne voulez pas l’oublier.

– Ce soir moins que jamais.

– Jadis, j’eusse pensé comme vous. Maintenant, heureux ou malheureux, le passé peut tout corrompre. Il corrompt tout.

– Et moi je renais, vous dis-je. Jacques, mon amour, vous ne comprenez pas. Ces histoires de filles persécutées, de pères féroces et de tyrannie domestique, cela sent son mauvais roman, c’est très bête. Oui, c’est bête. Avec ça (ne souriez pas !) j’ai encore ce ridicule d’être étrangère, noble, orpheline, d’habiter un château perdu dans la campagne, et je suis entre les mains d’un grand seigneur hypocondre qui ressemble au père de Chateaubriand. Que voulez-vous que j’y fasse ? Ai-je choisi ce décor ? Je le hais.

– Ne prenez donc pas la peine de haïr ce que vous quitterez demain.

– Je le hais. je l’ai haï en silence. Nul ne s’en doute. J’ai souffert ici sans larmes, simplement, le plus simplement que j’ai pu, et Dieu sait ce que cette simplicité m’a coûté ! Jacques, si vous n’étiez venu, il me semble qu’elle eût dévoré, une à une, toutes les forces de mon cœur.

– À qui auriez-vous fait ce sacrifice ? Ah ! Françoise, j’ai bien raison de dire que vous êtes une âme religieuse. Rien ne vous sollicite. Rien ne vous tente. Il faut que vous possédiez avant d’avoir désiré. Oui, dans le désir où vivent et meurent tristement les hommes, vous ne trouverez jamais aucune relâche, aucun repos. Mais la plus grande folie d’un cœur qui les pressent toutes, c’est encore d’avoir rêvé, de poursuivre obstinément ce rêve insensé, ce monstrueux rêve d’un sacrifice sans amour. Pas un saint, parmi les plus extravagants, n’eût osé faire un tel choix. Qu’il y ait une chance sur mille pour que Dieu existe, c’est assez : il ne faut pas tenter Dieu.

– Il n’y a pas une chance sur mille. C’est moi que je tente, Jacques, et non pas Dieu.

– Un de ces saints dirait sans doute que cela revient au même. Je ne mentirai pas, Françoise : je comprends à merveille ce qu’un pareil défi a de puéril, mais un rêve enfantin, lorsqu’il est cruel, n’est pas cruel à demi. C’est vous, c’est vous que vous détestez, ma chérie ! C’est sur ce que vous avez de plus précieux, de plus douloureux, de plus vulnérable aussi – votre fierté – c’est sur votre fierté que vous prenez vos affreuses revanches. Vous êtes une petite sainte, Françoise, voilà le mot. Vous êtes une petite sainte, seulement votre sainteté est sans objet. Sans connaissance et sans objet, comme ma tristesse qui épouse si étroitement la vôtre, bien que la source en soit tellement impure que j’ai honte de la nommer devant vous et de toute la plus médiocre, la débauche de l’homme de lettres, d’un marchand d’histoires imaginaires.

– La débauche ! fit-elle en serrant sa bouche pâle.

– Ne me cherchez pas d’excuse. Je n’en ai pas d’autre que l’ennui. Personne, je pense, ne s’est ennuyé comme moi ; c’est par l’ennui que je me connais une âme. Du moins ai-je fait chaque fois ce qu’il fallait pour la rendormir sitôt que l’ennui la réveillait. Au lieu que vous, chère petite folle, vous provoquez sans cesse la vôtre, vous ne lui laissez nul repos, ainsi qu’un dompteur avec ses fourches et son fouet, et elle finira par vous manger.

– Quelle idée vous avez là ! s’écria-t-elle en riant de toutes ses dents, mais livide.

– Écoutez-moi ! écoutez-moi ! encore une minute. Nous sommes fous. Nous sommes deux fous. Vous êtes dans l’ombre d’une aile immense qui va se refermer sur nous. On fait sa part à l’ennui, au vice, au désespoir même : on ne fait pas à l’orgueil sa part.

Elle tourna vers lui son visage sérieux, paisible, et il le vit, avec surprise et presque avec terreur, ruisselant de larmes.

– L’orgueil ? Méchant, dit-elle à voix basse, méchant que vous êtes, est-ce donc pour rire que j’ai avoué ce que... oui ! ce que n’importe quelle autre que moi vous eût caché.

– Je n’en demandais pas tant, pauvre chérie. Ne me méprisez pas trop vite, Françoise ! Je venais à vous comme un homme qui a perdu sa vie, qui n’en éprouve que de l’ennui sans remords, qui l’a perdue sans savoir où. Et il fallait que je fusse bien malade, à mon insu, pour songer un moment à acheter quelque chose, une bicoque, une espèce d’ermitage (l’ermitage d’un homme de lettres, hélas ! je vois ça !) dans ce pays pluvieux qui sent même en avril la pourriture de l’automne. Mais je vous ai rencontrée. Pour la première fois, je vous ai rencontrée chez Mme Addington. Pensez-vous que j’aie pu croire que vous étiez une jeune fille comme les autres ? Étais-je en droit de vous demander ce qu’exige un amoureux de vingt ans ? Étais-je en droit de rien demander ? Je ne voyais que ma tristesse, ma propre tristesse, qui se levait dans vos yeux calmes. Je n’attendais de vous que la pitié lucide, divinatrice, qui vous tient lieu d’expérience, ce pressentiment de la douleur d’autrui si fatal, si déchirant qu’il passe toute poésie. Était-il utile de m’éprouver, Françoise, d’éprouver mes forces, au risque de détruire d’un coup la dernière et misérable chance qui me restât d’être heureux ? Devrais-je courir ce risque avec vous ?

– Je vous prie de me pardonner, fit-elle après un si long silence que le tintement d’une enclume vint jusqu’à eux, sur une bouffée de vent aigre, du village lointain. Je vous prie de me pardonner, mon amour.

– Acceptez maintenant d’être ma femme. Promettez-moi du moins que vous accepterez un jour. À quoi bon nous enfuir comme deux voleurs, courir jusqu’en Syrie, lorsqu’il était si facile de vous demander à votre père, et de passer outre s’il refusait ?

– N’exigez pas des choses impossibles, dit-elle en pleurant toujours, mais sans aucun sanglot, sans un tressaillement de son lumineux visage. Oh ! ce n’est pas ici un caprice, cruel ou non. Je serai votre maîtresse, Jacques, mon chéri, je ne serai que votre maîtresse, je serai à vous sur un mot, sur un signe, je n’appartiens qu’à vous. Que faut-il de plus ? Mais je ne serai pas votre femme. Je ne porterai pas votre nom. Il ne tenait qu’à moi de me taire ; j’ai parlé, vous me prenez quand même, c’en est assez. Mon amour, j’ai reçu votre pardon sans mourir de honte ; n’exigez pas que cela devienne un pardon légalisé, une affaire entre hommes de loi. Les saints, dont vous parliez tout à l’heure, n’ont rien qu’au jour le jour, mais ils espèrent des biens éternels, leur compte est en règle sur les registres du Paradis. Que je sois plus pauvre que de la pauvreté des saints ! Je recevrai de toi, de ton bon vouloir, de ta pitié chérie chaque année, chaque mois, chaque semaine, chaque matin de mon humble vie. Ah ! chaque nuit passée dans le temps, l’oubli, la satiété, l’opinion du monde, toutes les forces qui m’oppriment et que je hais. Tu le disais, tu l’as dit, je l’avoue : hélas ! d’où vient cet orgueil que je ne puis arracher ? Je l’arracherai ! D’où vient ce goût hideux d’une perfection impossible, inhumaine, du renoncement, du martyre ? Je l’étoufferai. Si c’est là mon âme, ange ou bête, je ne puis la supporter plus longtemps.

– Ange ou bête, croyez-moi, Françoise, elle a toujours raison de nous.

– Il n’est pas si vrai que vous dites. Certes, je n’ai aucune idée de Dieu, ni la moindre curiosité de lui. Je suppose qu’ils ont divinisé leur crainte de la mort, ou je ne sais quoi. Qu’est-ce que cela nous fait ? Nous ne craignons pas la mort.

– Je la crains, je ne crains qu’elle.

– Alors vous ne craignez rien. Que connaîtrez-vous jamais d’elle, mon chéri ? Une minute d’angoisse bien vivante... Non, je ne saurais croire en Dieu, ni aux âmes, mais je crois à un certain principe en moi qui me blesse, qui usurpe ma volonté ou cherche à me suborner par ruse. Ah ! quand vous m’accusez de me contredire et de me déchirer en vain, c’est contre lui que je lutte, et si je vous parais souvent téméraire ou folle, c’est que je lutte en aveugle, car je ne découvre cet ennemi que peu à peu, aux coups qu’il me porte. Oui, je découvre peu à peu sa force, et la duplicité de sa force. Toutefois, je pourrais le nommer par son nom : c’est l’orgueil, Jacques, c’est ce même orgueil dont vous m’accusiez, il y a un moment, d’être dupe, et qui me fait sage et insensée tour à tour, prudente ou téméraire, jamais pareille. L’orgueil, mais pas le mien.

– Est-ce seulement l’orgueil, Françoise, un emportement si lucide ?

– Oh ! vous ne savez pas ce que c’est d’être opprimée par sa race, asservie, écrasée ! Vous avez vu quelquefois mon père, depuis deux mois. C’est bien assez de le voir et de l’entendre un moment – ce regard, par une contradiction inexplicable, rêveur et dur, ce visage long, étroit, marqué de rides perpendiculaires, impassible jusque dans le rire, ce menton hautain, la manière qu’il a de détourner un peu les épaules en levant le front, ainsi qu’un homme qui n’accepte pas de prendre parti, qui se dégage, qui se tient quitte par avance des malheurs ou des sottises de son espèce, avec une compassion insolente, plus insolente que le mépris. Jamais je n’ai reçu de lui un avis, un conseil, un ordre, qui ne fût donné du bout des lèvres. Il y a des politesses glacées : la sienne n’a même pas ce froid qui fait mal. Je jure que tout est marqué, tout est en règle, dans sa vie pourtant solitaire, si secrète : la pire malice n’y saurait mordre. Ma mère est morte six mois après ma naissance, en pleine jeunesse, en pleine beauté, et il m’a dit un jour qu’elle avait été simple et parfaite (de quel ton !)... Eh bien, vous ne trouveriez pas un seul portrait d’elle dans son appartement, ni – j’en suis sûre – au fond de ses tiroirs. La jolie gravure de Mondoli est accrochée dans le petit salon d’atours, où il n’entre plus. Que dire encore ? S’il a rompu avec les siens, s’il se résigne à vieillir à quatre cents lieues de son pays natal, c’est pour une raison que j’ignore, mais que je pressens, pour une raison qui lui ressemble, par servitude stoïque à quelque point d’honneur – son honneur, son honneur à lui, car il n’est qu’un honneur à son usage, inaccessible aux autres hommes, élémentaire et superstitieux, comme la religion des sauvages. Oui, l’orgueil, le seul orgueil l’a mené ici, l’y fera mourir, quelque cause que ce soit... Et toute sa race est ainsi, Jacques. Ne riez pas ! En France, vous ne savez plus guère ce que c’est qu’une race, vous avez trop d’esprit, vous vous en tirez avec un éclat de rire – et c’est vrai que le rire délivre, le vôtre, le rire à la française. Je n’ai jamais pu rire comme vous. Je ne pourrais pas. Une race comme la nôtre, quel fardeau !

– Un fantôme, ma chérie. Il eût suffi de le regarder en face. Un fantôme qui traîne dans vos brouillards, sur vos pelouses... Mais vous irez si loin avec moi que vous ne le rencontrerez plus, jamais.

– Mon Dieu ! puissiez-vous dire vrai, Jacques.

– Souhaitez-vous tellement que je dise vrai, ma pauvre amie ?

– Oh ! je sais bien ce que vous pensez ! Il y a toujours dans votre pitié un peu de malice. Et certes, je ne connais rien des miens, des plus proches. Ce que je sais de notre famille, je l’ai appris de la vieille histoire de mon pays, et que m’importent aujourd’hui ces doges et ces dogaresses ? Je me moque d’eux. Ils ne peuvent me faire aucun mal. M’estimez-vous, sans rire, capable de la même vanité nobiliaire que Mme de La Framette, ou le petit Clerjan, dont nous nous sommes amusés hier ? Il est d’autres pauvres filles comme moi, par le monde, qui sentent sur leurs épaules un poids aussi lourd, bien qu’elles ne soient pas titrées ni nobles : le scrupule, l’intégrité, la vertu roide et domestique d’aïeules et de bisaïeules, d’une lignée de femmes irréprochables, obscures, tenaces dans le bien, à la fois sages et ingénues, toujours prêtes à l’oubli de soi, au renoncement, au sacrifice, enragées à se sacrifier. Me sacrifier à quoi ? disais-je. Elles étaient pieuses, sans doute, craignaient Dieu, l’enfer, le péché, croyaient aux anges, résistaient aux tentations, les ont vaincues. Elles ont emporté leur piété, ne m’ont laissé que leur sagesse. Que puis-je faire de leur sagesse ? Elle découronne ma vie. Je n’ai jamais été tentée. Ce qu’elles appelaient folie rebute encore mes sens et ma raison. Leur dépendance était consentie, la mienne est absurde, tyrannique, intolérable. J’ai cédé une fois, je me suis donnée, non par amour, ni curiosité, encore moins par vice, seulement pour franchir ce cercle magique, rompre avec elles, me retrouver enfin, au fond de l’humiliation, du dégoût, de la honte, avoir à rougir devant quelqu’un.. Mais comment ai-je pu espérer d’anéantir un orgueil dont les racines ne sont pas en moi. Même le regard de mon père ne me faisait pas baisser les yeux. Je sentais trop bien que s’il eût pu lire dans mon cœur ma déception, ma fureur, il m’eût reconnue comme sienne à ma manière de soutenir un tel défi.

Elle tourna vers lui sa bouche frémissante, et dit d’une voix comme étrangère :

– Mais votre pardon, à vous, Jacques, votre pardon m’a humiliée.

Il la reçut dans ses bras ; il sentit un court instant sur les siennes ses lèvres froides et il osait à peine presser de la main le petit corps tiède et tremblant. Déjà elle était debout à ses côtés.

– Ce n’est pas moi, c’est toi, fit-elle, qui auras raison de mon âme... Une âme... vois-tu, c’est un grand mot, ça n’est pas si terrible qu’on le suppose. Ne fais pas ces yeux sévères ! Es-tu si superstitieux, mon amour ?

Elle lui échappa en riant.

– Je vous attendrai demain à Louciennes, demain matin... et je n’emporterai rien d’ici, vous savez ? rien de rien, non... les cheveux tondus des suppliantes, et les mains nues.

Par une longue déchirure à l’ouest, le ciel parut, d’un bleu pâle, et les flancs épars des nuages s’allumèrent tous à la fois. La dernière palpitation de l’astre errant brilla soudain aux mille facettes de la pluie.

Georges Bernanos, Dialogue d'ombres et autres nouvelles

 

 

 

 

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dans la collection Classiques du 20e siècle

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[1] « La date de composition de cette nouvelle est inconnue. On suppose néanmoins que Bernanos a écrit Madame Dargent au cours des années 1919-1921. Cette première grande nouvelle de l’écrivain a été publiée en janvier 1922 dans la Revue hebdomadaire, puis en 1928 dans les Cahiers libres, en 1947 aux éditions La Palatine (Genève) et en 1955, chez Plon, dans un recueil intitulé Dialogue d’Ombres. » (Notes et variantes, dans Œuvres romanesques, La Pléïade.)

[2] « Une Nuit a été publiée pour la première fois en mai 1928 dans la Revue hebdomadaire, mais vraisemblablement écrite par Bernanos à la même époque que Madame Dargent, c’est-à-dire avant la publication de Sous le soleil de Satan. Cette nouvelle a été ensuite publiée en 1947 aux éditions La Palatine et en 1955 dans Dialogue d’Ombres, recueil consacré aux premiers essais romanesques et aux grandes nouvelles de l’écrivain. Derrière le cadre exotique et les péripéties romanesques d’Une Nuit, on découvre le thème de la solitude devant la mort. » (Notes et variantes, dans Œuvres romanesques, La Pléïade.)

[3] « Publiée dans la N.R.F. en juillet 1928, la troisième grande nouvelle de Bernanos a probablement été composée en même temps qu’une Nuit, c’est-à-dire avant la publication de Sous le Soleil de Satan. En 1955, elle a donné son titre au recueil des nouvelles publié par Plon. » (Notes et variantes, dans Œuvres romanesques, La Pléïade.)