La destinée

La destinée





I



Le jeune docteur Martelac, les deux mains dans ses poches et les yeux fixés sur les pavés inégaux entre lesquels une pluie d’orage venait de laisser des plaques d’eau jaunâtre, descendait une longue rue en pente comme il y a tant à Poitiers. Cette ville, dont une partie est sur une hauteur, est séparée des coteaux connus sous le nom de dunes, qui l’entourent presque entièrement, par des faubourgs étalés sur les rives du Clain. Des rues, partant du plateau sur lequel s’élèvent ses principaux édifices, vont aboutir aux boulevards qui longent la rivière et forment une ceinture trop souvent poussiéreuse à la vieille cité.

Robert Martelac marchait depuis dix minutes et atteignait une ruelle peu éclairée quand un jeune officier, venant d’une rue opposée, se trouva subitement en face de lui, le regarda un instant avec hésitation et parut disposé à l’arrêter. La rue était déserte, étroite ; les trottoirs attestaient plus d’ambition que d’espace, le ruisseau coulait encore lentement et reflétait les étoiles, à présent visibles dans le ciel redevenu clair.

Il était difficile aux deux jeunes gens de passer ensemble, à pied sec du moins ; il fallait que l’un des deux s’effaçât contre le mur pour faire place à l’autre. Mais le nouveau venu s’était carrément installé devant Robert et paraissait oublier l’urbanité française au point de lui barrer le chemin. Le docteur, ayant levé les yeux, parut étonné de cet arrêt imposé à sa promenade par un inconnu.

– Voulez-vous me faire place ? demanda-t-il.

Celui à qui il s’adressait était petit et mince. Son képi enfoncé sur ses yeux et les ténèbres de la rue, fort mal éclairée par de rares becs de gaz dont la lumière était énergiquement secouée par le vent, ne permettaient guère de distinguer ses traits. Il parut ne pas entendre cette parole, demeurant immobile devant Robert comme s’il eût cherché à le reconnaître.

– Que demandez-vous ? reprit ce dernier, non sans une certaine impatience.

L’officier continua à le regarder en murmurant.

– C’est sa voix, sûrement !

– Enfin, parlez ! s’écria le docteur ou laissez le passage libre. Si votre costume, sur lequel je distingue il me semble les galons d’un grade, ne me rassurait, cette singulière insistance me ferait croire à une attaque nocturne. Toutefois, si vous vous êtes posté là pour demander la bourse ou la vie, vous vous adressez mal. Ma bourse, assez légère en ce moment, ne peut tenter personne ; de plus, je compte la garder pour mon usage personnel. Quant à ma vie, j’y tiens plus encore qu’à ma monnaie et je suis prêt à la défendre bravement.

Le premier mouvement d’irritation éprouvé par Robert était passé, et ce petit discours, prononcé d’un ton railleur, prouvait combien le jeune homme prenait peu au sérieux cette attaque nocturne et ses propres paroles.

À vrai dire, les silhouettes des deux interlocuteurs (si toutefois on peut donner ce nom au silencieux personnage qui n’avait encore rien fait pour le justifier) eussent facilement fait comprendre l’inutilité de la lutte, s’il eût dû y en avoir une. Autant le docteur était grand et fort, autant celui auquel il parlait était grêle et délicat.

– Je n’en veux ni à l’un ni à l’autre, dit enfin ce dernier, mais je vous prierai, s’il n’y a aucune indiscrétion à vous adresser pareille demande, de venir avec moi sous ce réverbère.

– Pourquoi ?

– Pour que je puisse vous voir.

Un éclat de rire résonna dans le silence de la rue, où ne se faisait entendre que le bruit des gouttes d’eau, tombant à intervalles de plus en plus éloignés des toits encore ruisselants. Poitiers est une ville paisible, et le quartier où se rencontraient les deux jeunes gens était éloigné du centre, seul endroit où le mouvement se prolonge après la tombée de la nuit.

– Parbleu ! Il ne sera pas dit que je vous aurai refusé cette satisfaction, si vous y tenez ! répondit joyeusement Robert. Vous désirez, il paraît, avant d’entamer une conversation, savoir si votre auditeur possède une honnête figure ? À votre aise ! Je me prête de bon cœur à l’accomplissement de ce désir ; d’autant que vous me permettrez, je suppose, le même examen de votre personne. Toutefois, laissez-moi vous communiquer ma première impression. Vous ne sauriez être tout au plus qu’un diminutif de brigand ! La voix de Fra Diavolo devait avoir d’autres intonations que la vôtre, dont le timbre doux et caressant me semble propre à soupirer de sentimentales paroles plus qu’à effrayer les passants. Tenez, mon lieutenant, ajouta-t-il en passant la main sur la manche du jeune officier et en comptant les galons d’or qui luisaient sur le vêtement sombre, allez roucouler quelque refrain d’amour, mais ne vous avisez plus de jouer au voleur ! Le rôle ne vous convient pas.

Cette singulière aventure mettait le docteur en gaieté. Complaisamment, il se laissa conduire par l’inconnu sous un réverbère dont la lumière vacillante pouvait permettre de distinguer ses traits.

– Voici ! dit-il en enlevant son chapeau et en relevant légèrement la tête pour laisser la lumière se répandre sur son front et éclairer ses yeux souriants.

– Robert Martelac !

Robert tressaillit et subitement son visage redevint sérieux. Quelque chose comme un son lointain avait frappé son oreille ; il se pencha en avant pour examiner à son tour celui qui était devant lui. Au bout d’un instant, la mémoire lui revenant :

– Jacques Hilleret ! s’écria-t-il.

Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

– Toi ? C’est toi qui joues ainsi au voleur ? disait Robert avec bonne humeur. Du diable si je croyais te rencontrer ce soir sur mon chemin ! Si tu ne m’avais poliment prié de me montrer, j’eusse passé près de toi sans te reconnaître, grâce au parcimonieux éclairage de cette rue. Je suis ravi !

En même temps, il serrait chaleureusement les mains du jeune lieutenant.

– Quel bonheur de te retrouver ! murmurait celui-ci, dont la frêle personne semblait secouée par l’émotion.

– Toujours le même ! dit Robert. Aussi profondément touché par l’émotion qu’une femme ou un enfant ! Mon pauvre Jacques, il faut être plus fort.

Ces paroles étaient prononcées sur un ton d’affectueuse remontrance.

– Oui, comme autrefois, répondit l’officier en souriant à ce souvenir, quand tu me disais qu’il fallait apprendre à me défendre contre mes camarades. Je n’ai jamais su !

– Et pourtant, j’en suis sûr, malgré cette nature impressionnable à l’excès, tu feras toujours honneur à l’uniforme que tu portes.

En disant cela, le docteur prenait le bras de Jacques et rebroussait chemin sans que son ami fît aucune résistance.

– Certes ! Je l’espère. J’aime ma carrière avec passion.

– Je n’en doute pas. Le Français est né soldat. L’amour de son pays l’électrise. Les enfants timides et doux eux-mêmes, tels que tu l’étais jadis, rêvent d’exterminer le monde afin de faire plus grande et plus glorieuse la part de leur pays. Tu es en garnison ici ?

– J’arrive aujourd’hui et je n’ai pas encore eu le temps de me découvrir un gîte définitif.

– Alors, je t’emmène chez ma mère.

– Impossible ! À pareille heure, ce serait une invasion que je ne saurais me permettre qu’en pays conquis ! Je n’ai pas l’honneur de la connaître.

– Vous ferez connaissance. Elle accueille toujours très bien les amis de son fils.

Jacques se débattit un instant, trouvant la chose indiscrète de sa part. Mais Robert insista et eut facilement raison des scrupules du lieutenant, trop heureux d’ailleurs de la perspective d’une soirée passée avec lui pour résister longtemps à cette invitation.

– Je n’espérais pas te trouver ici en ce moment, reprit M. Hilleret, quand il eut enfin consenti à se laisser diriger vers la maison de madame Martelac. Je te croyais à Paris, où ta réputation grandit malgré ta jeunesse et c’est pourquoi j’ai hésité à t’arrêter.

– Non pas à m’arrêter, mon ami, car tu l’as fait avec une crâne désinvolture, il faut l’avouer ! Tout au plus as-tu hésité à me questionner pour t’assurer de mon identité. Je bénis le hasard qui me fait te rencontrer justement le jour de ton arrivée ici quand moi-même j’y suis pour quelques heures seulement. Je retourne après-demain à Paris, mais je viens voir ma mère toutes les fois qu’il m’est possible de m’arracher à mes occupations.

Les deux jeunes gens avaient tout en causant remonté la rue. Robert s’arrêta devant une vieille maison à laquelle on arrivait par un perron de trois marches, profondément usées au milieu par les pas de nombreuses générations. De chaque côté une rampe en fer offrait un appui pour les gravir. Le docteur sonna, et se tournant ensuite vers Jacques, il lui dit :

– Sois le bienvenu dans cette chère demeure qui m’a vu naître après avoir abrité un nombre considérable de Martelac, peu fortunés, je crois, si j’en juge par l’aspect de la maison qu’ils m’ont léguée.

Cette maison, en effet, ne pouvait donner une haute idée de la fortune de ses propriétaires passés et présents. Humblement retirée, un peu en arrière de l’alignement de la rue, elle semblait faire timidement place à deux constructions neuves qui s’étaient élevées de chaque côté d’elle et l’écrasaient de leur jeunesse arrogante. Son toit affaissé était couvert de tuiles brunies par le temps et ses fenêtres s’ouvraient, les unes larges au-delà de l’ordinaire, les autres longues et étroites comme des meurtrières, suivant le goût capricieux de l’architecte chargé de la construire. La lumière tremblotante des becs de gaz revêtait sa façade noircie d’une teinte jaune, tandis qu’elle faisait briller par instants la blancheur neuve de ses voisines.

Madame Martelac était venue habiter là aussitôt après son mariage ; son fils y était né, son mari y était mort et pour rien au monde elle n’eût consenti à abandonner cette demeure imprégnée de ses souvenirs.

Nos pères avaient l’amour de la maison, l’amour du chez soi, et ils s’en trouvaient bien. Les générations se succédaient entre les mêmes murs, en face des mêmes horizons. Elles grandissaient dans le même milieu, transformé lentement par le temps, et s’attachaient instinctivement à ces habitations dans lesquelles leurs ancêtres avaient eu leurs joies et leurs peines, comme elles-mêmes à leur tour y avaient les leurs. Elles retrouvaient là les traces de leurs ascendants et les exemples sur lesquels elles cherchaient à former leur vie. L’amour du changement est venu, amenant le besoin de locomotion et emportant du même coup cette austère recherche des leçons du passé. Nous secouons au vent des excursions lointaines les souvenirs au milieu desquels nos prédécesseurs s’enfermaient pieusement.

En valons-nous mieux parce que le cercle de nos connaissances s’est agrandi ; parce que nos yeux se reposent sur un horizon plus étendu et que, dédaigneusement, nous abandonnons l’humble toit sous lequel dormaient nos pères pour aller au loin bâtir des demeures destinées à ne garder aucun de nos souvenirs, sortes de caravansérails des grandes villes, abritant l’une après l’autre les familles voyageuses dont aucune ne saurait s’y dire chez elle ?

Le jeune docteur avait appris de sa mère à aimer la vieille demeure des Martelac, et appuyé sur la rampe de l’escalier, il jeta sur elle un regard d’affection.

– Elle est laide, vieille et pauvre d’apparence, dit-il en souriant, trois qualités avec lesquelles on ne réussit guère en ce monde ! Et pourtant, je l’aime, car c’est pour moi la maison.

La porte, en s’ouvrant, empêcha Jacques de répondre. Il suivit son ami dans le long corridor étroit et sombre qui servait de vestibule et dont la lumière tenue par la domestique ne pouvait éclairer les profondeurs lointaines.

Le salon, ouvrant sur ce corridor, était d’une simplicité presque monacale. Il était grand, assez bas d’étage et entouré de sièges raides et froids sous leurs housses de bazin gris rayé de rouge.

Autour des murs, quelques portraits de famille offraient d’honnêtes et parfois d’intelligentes physionomies des Martelac défunts, braves gens de moyenne condition qui s’étaient fait peindre, fiers et dignes, dans leurs habits de gala. Leurs épouses, en beaux atours, minaudaient, les unes avec une fleur à la main, les autres avec un trousseau de clefs, symbole de leurs attributions de ménagères.

On respirait dans cette pièce cette vague odeur de moisi et de renfermé, particulière aux anciennes maisons de province habitées depuis des siècles par des familles enserrées dans les humbles préoccupations d’une économie obligatoire ou voulue. Mme Martelac aérait pourtant l’appartement lorsque son fils venait à Poitiers ; car d’ordinaire le salon restait fermé, la bonne dame se tenant dans sa chambre et y recevant ses connaissances intimes. Mais lorsque le docteur annonçait son arrivée, on permettait au soleil d’entrer et de venir caresser les murs tendus de papier à fleurs bleues que l’humidité faisait tourner au jaune ou au vert en certains endroits.

Connaissant les goûts artistiques de son fils et ayant entrevu le luxe raffiné qui pénètre les plus sévères intérieurs parisiens, elle avait essayé de donner à cette pièce une apparence plus élégante. Sa tâche était difficile, surtout pour elle, dont la vie sévère et uniquement remplie par d’obscurs devoirs l’avait rendue inhabile en ces sortes de choses.

Au-dessus de la cheminée, un grand christ attestait les idées chrétiennes de Mme Martelac ; au-dessous étaient suspendues les photographies de son mari et de son fils. Devant la pendule à colonnes recouverte d’un globe, se voyait une petite statue de sainte Radegonde, reine de France et patronne de Poitiers, où son culte demeure populaire malgré la diminution de la foi dans notre temps.

Certainement, l’aspect de ce salon était peu agréable, pour suite de sa nudité mesquine. Mais la paisible physionomie de Mme Martelac mettait un rayon adouci au milieu de cette pauvreté.

– Ma mère, je vous présente mon ami, Jacques Hilleret, dit Robert en entrant.

La tête de la maîtresse de maison, penchée sur son ouvrage, se releva et son sourire fut éclairé par la lumière de la lampe près de laquelle elle travaillait. Jacques ne vit plus cette pièce froide et sombre, mais seulement ce sourire bienveillant, et il se sentit immédiatement conquis.

La mère du docteur était une femme de cinquante ans dont le visage presque diaphane laissait entrevoir au regard attentif une partie des privations et des souffrances qu’elle avait endurées. D’un caractère calme et fort, elle avait supporté les longues épreuves d’une vie difficile, non seulement sans se plaindre, mais sans paraître même les remarquer, courageusement, le regard vers Dieu, demandant peu de chose aux autres et beaucoup à elle-même. Bien qu’elle fût très intelligente, elle ne s’était jamais départie du rôle effacé que la plupart des femmes de sa classe jouent dans la famille. Son mari, très inférieur à elle sous le rapport de l’instruction, ne s’en était jamais douté, tant il avait confiance en lui et tant elle savait mettre d’affectueuse humilité à entretenir cette confiance.

– Pardonnez-moi de me présenter à pareille heure, madame, dit Jacques en s’avançant dans le cercle de lumière circonscrit par l’abat-jour de la lampe. Arrivé dans la journée, je me promenais avant d’aller me renfermer dans une chambre d’hôtel lorsque j’ai eu le bonheur de rencontrer Robert. Il a insisté pour m’amener ici et je me suis laissé tenter.

Mme Martelac tendit la main au jeune homme :

– Je suis enchantée de vous recevoir, monsieur, et Robert sait combien je suis heureuse de faire la connaissance d’un ami dont je lui ai souvent entendu prononcer le nom.

Elle pria son fils de sonner afin de prévenir Catherine qu’elle eût à préparer la chambre du lieutenant.

– Je ne sais si vous vous trouverez mieux chez moi que dans une chambre d’hôtel, mais, du moins, vous dormirez sous un toit ami.

– Demain, afin de ne pas abuser de votre hospitalité, madame, dit Jacques, je me mettrai en quête d’un logement ; mais je suis on ne peut plus reconnaissant d’échapper ce soir à la banalité de l’hôtel, grâce à votre aimable invitation. Dans notre vie de campements souvent transportés d’une endroit à l’autre, c’est un vrai plaisir pour nous de saisir au passage une soirée de famille.

– Peut-être trouvera-t-on à te loger dans nos environs, dit le docteur.

– Il y a un petit appartement à louer chez Nicolas Larousse, le marchand de vieux meubles, dit Mme Martelac. J’ai vu l’affiche ces jours-ci en passant.

– C’est assez près de nous, au bas de la rue. Si tu veux, Jacques, nous pourrons aller voir ensemble s’il te convient ? demanda Robert.

– Volontiers. Je serai heureux d’habiter dans votre voisinage.

– Mais rien ne presse, reprit la maîtresse de la maison. Restez avec nous jusqu’à ce que vous trouviez à vous caser à votre fantaisie.

À peine les deux jeunes gens étaient-ils dans le salon qu’on sonna de nouveau à la porte de la rue, et un instant après une jeune fille, grande, belle et fraîche comme la jeunesse elle-même, entra dans l’appartement. Elle embrassa Mme Martelac en la nommant sa tante, donna une poignée de main à Robert, dont le regard se leva vers elle avec une expression qui n’échappa point à Jacques et salua celui-ci, tandis que la mère du docteur les présentait l’un à l’autre.

Comme vous avez bien fait de venir, Anne ! dit Robert en s’empressant pour lui offrir un fauteuil.

– Mon père m’a amenée en allant à son cercle. Je n’étais pas à la maison tantôt quand vous y êtes venu et j’ai voulu vous voir un moment ce soir.

Le visage du docteur s’illumina à cette réponse, et profitant d’un moment où Mme Martelac détournait l’attention du lieutenant en lui adressant une question, il se pencha vers sa voisine et demanda à voix basse :

– Vous êtes venue pour moi, alors ? Merci, Anne.

Celle-ci sourit sans répondre et ses grands yeux bleus se détournèrent du regard reconnaissant qu’ils semblaient refuser de comprendre.

La soirée se passa gaiement jusqu’au moment où M. Duplay vint reprendre sa fille. Anne plaisantait, causait, brillait et paraissait ravie. Les yeux de Jacques s’arrêtaient involontairement sur ce beau visage resplendissant, et la jeune fille, à laquelle n’échappait point cette admiration, semblait l’agréer comme un tribut auquel elle était accoutumée.

– Ma tante, dit-elle tout à coup, mon père consent à m’emmener à Royan cette année. Nous y passerons un mois et je suis en ce moment fort occupée de mes toilettes.

– Ceci est une grave question ! dit Mme Martelac en souriant.

– Oh ! très grave, répéta Anne en frappant ses deux mains l’une contre l’autre.

– Ne serez-vous pas toujours la plus belle ? dit Robert, regardant le fin visage auquel la lumière laissait des ombres adoucies et vaporeuses.

Un sourire le remercia de ce compliment échappé à sa gravité habituelle.

– Peut-être ! répondit Anne, avec un doute mélangé pourtant d’une naïve confiance. Toutefois, il faut venir en aide à la nature et j’ai passé de longues heures à combiner mes costumes.

– Et qu’as-tu choisi, chère enfant ?

– Une toilette rose, une bleue et une... Oh ! mais je n’ose pas vous le dire ! Cela va vous sembler absurde.

En disant ce dernier mot, elle parut s’adresser, non pas à Mme Martelac, à laquelle elle répondait, mais à Robert. Penché devant elle et paraissant sous le charme, il écoutait à peine le babillage de sa cousine, absorbé qu’il était par la contemplation de sa beauté. Il revint à lui en voyant son regard devenu subitement interrogateur.

– N’est-ce pas, Robert, vous allez blâmer mon goût ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que vous êtes la raison même, vous ! dit-elle avec une légère expression de raillerie.

– Eh bien ! la troisième ? demanda Mme Martelac.

– La troisième est rouge des pieds à la tête ! Et même au-dessus de la tête, car l’ombrelle est assortie. Robe, chapeau, voile, tout d’un rouge éclatant ! Ce sera délicieux !

– Vous porterez cela ? dit Robert.

– Certainement. Pourquoi ne le ferais-je pas ?

Le docteur secoua la tête.

– Quelle singulière idée de vous habiller ainsi ! dit-il d’un ton de doux reproche.

– Voyez-vous ! s’écria Anne. Je savais bien que vous alliez me blâmer. Nos goûts sont si différents !

Une nuance de tristesse parut sur la physionomie de Robert.

– Il est sûr que cela est bien voyant, dit Mme Martelac.

– Sans doute ! Au bord de la mer, tout le monde adopte les couleurs voyantes. C’est pittoresque.

– C’est possible ! Mais tenez-vous à poser pour les paysages ? demanda le docteur, devenu sérieux.

– Pourquoi pas ? répondit la jeune fille en riant.

– Tout le monde aura les yeux fixés sur vous.

– Tant mieux ! J’aime qu’on me regarde !

Anne dit cela d’un air de défi jeté à son cousin. Évidemment le blâme apporté par lui au choix de cette toilette lui déplaisait et elle tenait à l’en faire repentir.

Heureusement, Mme Martelac mit promptement fin à cette légère escarmouche entre eux et la fit oublier en changeant la conversation qui reprit un tour amical. La jeune fille parut elle-même chercher à effacer le mécontentement passager éprouvé par Robert, et la magie de ses regards eut facilement raison de la gravité un peu triste amenée par ses paroles sur le visage de son cousin.

Ce petit incident n’eut aucune suite, et le docteur, redevenu gai, raconta à Anne sa rencontre avec Jacques. Il mit tant de verve spirituelle dans son récit que Mlle Duplay rit aux éclats. La présence d’Anne le transfigurait et son sourire heureux laissait lire l’amour dont son cœur était rempli, amour profond, sérieux comme l’âme qui l’avait conçu et auquel celle qui en était l’objet semblait presque indifférente, ce dont le lieutenant ne pouvait se rendre compte.

Il n’osa interroger son ami. La visite d’Anne, attribuée par elle-même au désir de le revoir, avait rempli le cœur de Robert du joyeux espoir d’être aimé et avait un instant fermé ses yeux sur les véritables sentiments de sa cousine, sentiments que parfois pourtant, quand s’accentuaient les différences existant, comme elle venait de le constater, entre leurs goûts, le jeune docteur craignait de deviner.

La destinée





II



Nicolas Larousse, dont avait parlé Mme Martelac, habitait une grande maison située au bas d’une de ces rues populeuses qui descendent jusqu’aux boulevards. Changeant de nom deux ou trois fois sur son parcours, cette rue conserve à peu près partout son même aspect et des troupes d’enfants sales et déguenillés l’encombrent pendant la belle saison, à l’heure où l’école les rend à leurs familles. Si je ne craignais d’accuser à tort l’édilité poitevine, je soupçonnerais cette rue de n’être guère nettoyée que grâce à sa pente rapide, lorsqu’une averse orageuse vient la changer en torrent. Alors, l’eau emporte les débris de toute sorte dont la jonchent sans scrupule les ménagères peu soigneuses qui l’habitent.

La rue habitée par Nicolas conserve plusieurs monuments anciens et historiques, et à l’endroit où elle quitte le nom de Saint-Michel pour prendre celui de Saint-Étienne, on montrait encore au commencement de notre siècle une pierre sur laquelle Jeanne d’Arc, logée à l’hôtel de la Rose, mit le pied pour monter à cheval lorsqu’elle quitta Poitiers, où elle avait été amenée, en 1428, afin d’y être interrogée par les docteurs de la faculté.

À ce moment, la cité poitevine était une ville importante, où était le parlement, où siégeait le conseil et où se trouvaient les membres de l’Université de Paris demeurée fidèles à l’héritier de Charles VI. Ce jeune prince, doutant de la mission de Jeanne d’Arc, lui fit subir à Poitiers une épreuve solennelle. Elle fut interrogée par les docteurs les plus autorisés de l’Église et de l’État. À la suite de cet interrogatoire, qui dura trois semaines et auquel elle répondit de façon à ce que ces doctes personnages fussent grandement ébahis, dit la chronique, par la sagesse de ses paroles, ils conclurent en sa faveur. Ces juges intègres reconnurent n’avoir trouvé en elle, après une sérieuse enquête, que « bien, humilité, virginité, dévotion, honnêteté, simplesse ». Tout ce qui rappelle le souvenir de notre grande héroïne doit être pieusement conservé ; aussi cette pierre rendue précieuse par la tradition est aujourd’hui déposée à l’hôtel de ville.

La demeure de Nicolas se trouvait à l’angle de la rue, sur le boulevard ; elle était formée d’un grand bâtiment en ruines et conservant l’apparence recueillie et calme d’un couvent, car il avait autrefois fait partie d’un vaste monastère qui étendait ses dépendances jusqu’au bord du Clain. Les habitants de la rue se hasardaient rarement de ce côté dès que la nuit arrivait, et vous n’eussiez pas trouvé dans cette population besogneuse une femme ou un enfant pour faire une commission chez Nicolas, lorsque sa maison n’était plus éclairée que par sa petite lampe de cuivre. On disait qu’il y revenait et peut-être le vieillard entretenait-il ce bruit afin d’éloigner les curieux.

Il vivait seul avec sa petite-fille, une enfant de dix ans, chétive et pâle, qu’on s’étonnait de voir grandir, si lentement que ce fût, au milieu de la vie triste et sans air qu’il lui faisait. Sarah sortait rarement ; elle ne jouait jamais avec les autres enfants de la rue. Un jour, peu de temps après son arrivée à Poitiers, elle avait voulu se mêler à un groupe d’entre eux ; une fillette à laquelle elle tendait la main pour prendre part à une ronde s’était retirée avec un geste d’effroi à cette parole de son frère :

– Laisse-la, c’est la petite-fille du juif !

Ces mots firent le vide autour d’elle ; tous s’éloignèrent en la regardant avec une curiosité maligne.

Depuis, Sarah n’essaya jamais d’adresser la parole à aucun d’eux ; elle mit une sorte de fierté inconsciente à ne pas solliciter ce qu’on lui refusait. Pourquoi la repoussait-on ? Elle l’ignorait. Juive ? Elle ne l’était pas, elle savait à peine ce que signifiait ce mot.

La pauvre innocente portait au cou une médaille d’or sur laquelle était inscrit son nom : Sarah Alain, et la date de son baptême. Comment ce bijou avait-il échappé à la rapace convoitise de son grand-père ? Lorsqu’il s’était trouvé l’unique protecteur de l’enfant, il avait, il est vrai, essayé de s’emparer de cette médaille ; mais Sarah s’était révoltée, et cédant à ses pleurs, il s’était contenté de prendre, pour la vendre, la chaîne à laquelle elle était suspendue. Un matin, en s’éveillant, la petite fille l’avait trouvée remplacée par une ganse, ce dont elle avait été étonnée. La présence de la médaille l’avait pourtant consolée de cette disparition, et depuis, Nicolas avait oublié le fragile souvenir qu’elle gardait comme un talisman. La petite-fille de M. Larousse avait donc été baptisée aussi bien que lui-même, quoique en réalité le vieil avare se souciât assez peu de savoir à quelle religion il appartenait. Lorsqu’ils étaient venus, lui et Sarah, âgée de six ans, s’installer dans le quartier qu’ils habitaient, ne le voyant jamais mettre les pieds à l’église et lui reconnaissant les instincts rapaces propres à la race maudite, les voisins l’avaient surnommé "le juif". Il n’avait jamais rien essayé pour empêcher ce titre de lui demeurer.

Sarah formait toute sa famille ; du moins, personne ne lui connaissait aucun autre parent et personne n’en avait jamais vu aucun autre passer le seuil de sa porte. Il n’était point du pays. Quand il s’était décidé à se fixer à Poitiers, ce n’avait été qu’après différents changements de résidence. Les gens qu’il aurait pu intéresser à un titre quelconque devaient avoir perdu sa trace, grâce à cette vie errante ; mais le vieux marchand ne semblait pas souffrir le moins du monde de son isolement, et bien que l’enfant eût seule droit à son affection, il n’en était pas plus tendre à son égard, l’unique attachement dont il parût capable étant sa passion de l’or. Il était riche, mais il vivait en pauvre afin de pouvoir lésiner à son aise sous le couvert de son apparente pauvreté, et il exploita le plus tôt possible la précoce intelligence de sa petite-fille. L’activité enfantine de celle-ci lui épargna de bonne heure les gages d’une femme de service.

Nicolas était marchand d’antiquités et Sarah était chargée de mettre de l’ordre dans le magasin, formé par le rez-de-chaussée entier de cette grand maison. Il y avait là cinq pièces d’inégales grandeurs, reliées entre elles par des couloirs étroits et noirs. À l’extrémité de l’un d’eux se trouvaient des marches usées et suintant l’humidité, sur lesquelles le pied glissait au premier abord. Elles conduisaient à une sorte de petit parloir que Nicolas avait consacré à son usage particulier.

Sarah n’y entrait jamais ; sa vie se passait dans le magasin et, grâce à l’encombrement de celui-ci, elle avait su s’y faire de petites retraites inaccessibles où elle se glissait à travers mille détours pour se livrer en liberté à ses distractions solitaires. Son grand-père ne jugeant pas nécessaire de lui accorder des moments de récréation, elle se dérobait ainsi à sa surveillance. Ce n’était souvent qu’après des appels réitérés qu’il voyait apparaître au-dessus d’une table ou entre deux armoires la figure ébouriffée de sa petite-fille, se levant enfin du coin où elle était blottie, son chat entre les bras, le caressant et le berçant par quelque chant étrange et sans suite, composé de bribes recueillies par elle dans les chants de la rue.

M. Larousse avait installé dans un coin, derrière des meubles massifs, les quelques ustensiles absolument indispensables au ménage. C’était là le domaine réel de l’enfant, tout ce qui représentait pour elle le foyer domestique. Elle y avait pour unique ressource la société du chat, dont elle s’était fait un ami. Nicolas, bien qu’il regrettât la maigre nourriture que cet animal parvenait à soustraire à son avare surveillance, tolérait pourtant sa présence, dans le but d’effrayer les régiments de souris qui dansaient même en plein jour leurs rondes audacieuses au milieu du magasin.

Les salles et les couloirs étaient remplis de meubles précieux mêlés à d’infimes débris ramassés on ne sait où. Bahuts sculptés avec art, tentures à peine flétries, vestiges d’une élégance ruineuse qui avait abouti à une saisie judiciaire, armures, bijoux anciens, tout cela se trouvait, étonné sans doute d’un tel rapprochement, au milieu de meubles modernes et des plus sordides défroques.

Dans ces dernières, Nicolas permettait à l’enfant de se choisir des vêtements, et Dieu sait les singulières toilettes résultant de la permission qu’il lui donnait. La petite fille n’avait pas souvenir d’avoir reçu de son grand-père le don d’une robe neuve, et comme elle était, vu son âge, absolument incapable d’ajuster à sa taille les vêtements parmi lesquels elle pouvait choisir, son habillement offrait un mélange de prétention et de misère qui touchait au grotesque. La mode n’avait rien à voir avec elle. En revanche, plus d’une bonne âme eut senti ses yeux se mouiller en voyant la pauvre petite, accroupie devant un tas de hardes plus ou moins défraîchies, essayant elle-même et seule les loques les moins usées, d’ordinaire beaucoup trop grandes et dans lesquelles se perdait sa taille enfantine.

Nous la trouvons un matin occupée avec son grand-père à examiner un paquet de vêtements et à mettre de côté ceux dont l’état de vétusté est tel que Nicolas, n’espérant rien en retirer, les lui abandonne. Assis, un crayon et un portefeuille crasseux entre les mains, le marchand inscrit les différents objets de toilette achetés en bloc et presque pour rien à une vente à laquelle il a assisté la veille. Sarah soulève un à un ces objets et sa convoitise se trouve excitée tout à coup par une robe d’enfant bleue et blanche, à peu près usée, mais conservant encore une certaine apparence d’élégance. Elle la tient presque respectueusement à la main et admire avec complaisance les dentelles fripées dont elle est ornée.

– Voilà un oripeau qui fera sans doute l’affaire d’une des femmes du voisinage, dit Nicolas. Elles ont toutes la passion de parer leur marmaille comme des idoles et celles qui n’ont pas assez d’argent pour acheter du neuf viennent chez moi. J’en tirerai bien quelques sous.

– Oh ! grand-père, donnez-la-moi.

Habituellement, Sarah n’ose guère formuler ses désirs devant ce vieillard dur et sordide, mais celui-ci l’a emporté sur sa timidité native.

– Qu’en ferais-tu ?

Elle allonge la robe le long de sa taille mince et montre qu’elle semble de bonne grandeur pour elle :

– Je la porterais.

– Toi ? Allons donc ! C’est beaucoup trop élégant pour une fille de...

Il s’interrompit.

– Une fille de quoi ? reprend l’enfant.

Le vieillard fait un geste d’impatience.

– Je m’entends, dit-il, et ça suffit.

Et comme elle regarde sans comprendre, ses grands yeux fixés sur lui avec étonnement :

– Vois-tu, petite, il ne faut pas t’imaginer de jouer à la grande dame. Vrai ! Il y a des moments où je ne te reconnais pas pour mon sang ! Tu as des instincts de vanité folle ! Tu voudrais être mise comme une demoiselle !

Le reproche semble dérisoire, adressé à la pauvre enfant. Du moins, si jamais pareille ambition s’est éveillée dans sa tête, sûrement il lui a refusé tout moyen de la réaliser, et cette folle idée, si elle a existé, est destinée comme beaucoup des choses de ce monde à tomber dans le néant sans avoir amené aucun résultat.

Le marchand regarde Sarah avec un air sournois et moqueur ; on dirait qu’à travers cette frêle et misérable créature qu’il accuse de vanité et d’amour du luxe, son regard haineux remonte vers une autre personne qu’elle lui rappelle.

– Cette robe est si belle ! murmure la petite fille, qui n’a pas compris grand-chose à la morale de son grand-père et s’étonne même de le trouver plus loquace qu’à l’ordinaire.

– Eh bien ! si elle est belle, elle se vendra.

Des larmes roulent dans les yeux de l’enfant, mais Nicolas n’a pas pour habitude d’être sensible à si peu de chose. La robe bleue, inscrite sur son calepin, va prendre rang parmi les objets à vendre, et Sarah suit des yeux avec regret les dentelles jaunies qui l’avaient séduite.

Hélas ! que de désirs tout aussi innocents s’évanouissent ainsi sous la main brutale de la vie, plus dure souvent que ne l’était alors celle du vieux marchand.

– Dépêche-toi de faire ton travail et que le déjeuner soit prêt quand je rentrerai, dit-il brusquement.

Ayant fini de compulser les richesses réunies en tas sur le plancher, il les ramasse, les plie, et après les avoir serrées avec soin, il sort du magasin pour aller faire une course lointaine, remise depuis plusieurs jours.

La destinée





III



Demeurée seule, Sarah erre à travers le magasin, touchant avec indifférence les objets à sa portée. Ces meubles lui sont familiers et l’atmosphère de ces salles pèse sur elle depuis plusieurs années ; aussi une expression de tristesse règne d’ordinaire sur sa physionomie.

En ce moment, ce n’est pas qu’elle regrette la robe bleue ; ses larmes sont déjà séchées et elle a si rarement goûté un plaisir quelconque qu’elle éprouve à peine un instant de contrariété quand son grand-père refuse d’accéder à une de ses rares demandes. Il lui semble naturel de ne pas jouir, tant sa vie a été jusqu’ici dépourvue des petits bonheurs accordés habituellement à son âge. À force de vivre dans cette vie monotone et silencieuse, elle s’engourdit dans une torpeur qui réagit sur sa santé.

L’enfant est un être délicat dont le moral demande presque autant que le physique le contact de l’air et du soleil. Or, la petite-fille de Nicolas ne sort jamais que pour les courses nécessaires au ménage, et, renfermée pendant la plus grande partie de ses journées, elle pourrait presque se demander si le soleil existe encore. Pourtant, en ce moment, il envoie dans la pièce où elle est un rayon qui a grand-peine à traverser l’épaisse couche de poussière dont sont revêtues les vitres de la fenêtre. Mais il est si pâle, ce rayon ! Son or devient terne en se reposant sur le sol humide et noir du magasin. Quand parfois un brusque mouvement dans l’air du dehors le jette un instant sur la bordure brillante d’un cadre, ce n’est qu’un éclair. La poussière de la vitre, devant laquelle les araignées amoncellent leurs toiles, le voile promptement et tout, autour de Sarah, rentre dans l’ombre au milieu de laquelle se meuvent des milliers d’atômes.

Arrivée à un siège large et bas sur lequel se trouve un amas de coussins en pile, la petite fille s’y est jetée et immobile, sans s’occuper du travail qu’elle a à faire dans la matinée, ses deux mains croisées sur ses genoux dans l’attitude de l’oubli complet du présent, elle regarde sans le voir l’étrange ameublement qui l’entoure.

Devant elle, une haute glace reflète les objets et les nombreux miroirs suspendus de tous les côtés. À ses pieds, une étoffe à rayures vives est tombée sur le carreau et cache à demi la dépouille usée de quelque malheureux créancier, qui n’a pu trouver grâce devant Nicolas et a dû lui laisser en gage une partie de ses pauvres vêtements. Entassés sur une console dorée, aux guirlandes de roses soutenues par des amours, on voit deux statuettes de marbre supportant des candélabres de cristal, plusieurs coupes riches ou curieuses et une tenture de soie bleu pâle, dont les plis tombent sur la console et viennent appuyer leurs franges aux reflets d’argent sur un beau vase en porcelaine de Nevers, coiffé fort étrangement d’un casque du seizième siècle.

Les regards de la petite fille passent distraitement d’un objet à l’autre. Puis elle ferme les yeux et son imagination remonte le cours, bien peu développé encore, des années quelle a passées sur la terre. Elle songe à son enfance, ce qui est sa distraction habituelle dans ses longues heures de solitude.

Sarah n’a aucun souvenir bien précis, tout au plus de rapides éclaircies demeurées dans sa mémoire et si voilées qu’elle se demande parfois si ce ne sont point des rêves qu’elle prend ainsi pour des réalités. Toutefois une chose demeure bien nette pour elle : c’est que ses premières années se sont écoulées dans un autre pays, sous un ciel plus chaud, dans une lumière plus vive et qu’alors, conduite par une femme qu’elle appelait sa mère, il lui est arrivé de parcourir la campagne et de respirer un air moins pesant et moins triste que celui de la demeure de Nicolas.

Souvent, le dimanche soir, quand elle voit les enfants du voisinage rentrer chez eux après une promenade et rapporter des brassées de fleurs ramassées dans les champs, elle soupire. Si elle l’osait, elle s’enfuirait à son tour pour errer quelques heures à travers ces champs dont elle aperçoit la verdure ; mais elle n’ose s’aventurer ainsi seule au dehors et son grand-père a toujours refusé de l’accompagner. En ce moment, elle rêve de fleurs, de verdure, d’air libre, à la façon du prisonnier, si longtemps retenu dans son cachot que tout cela prend à ses yeux un charme au-delà du réel.

Tout à coup, avec la mobilité naturelle à son âge, elle sort de cette rêverie qui pour elle remplace les contes de fées dont on berce d’ordinaire les enfants. Cherchant une distraction, elle étend la main vers un coffret placé à sa portée, l’ouvre, en sort quelques bijoux anciens et les examine les uns après les autres. Un collier d’un travail souple et gracieux la séduisant, elle le passe à son cou et sourit en levant les yeux vers la glace qui lui renvoie son image.

La fille d’Ève se fait jour en cette frêle enfant à laquelle jamais aucun regard n’a dit qu’elle était belle. Prise d’un accès de coquetterie, elle ramasse l’étoffe rayée gisant à ses pieds, l’enroule autour d’elle, relève ses cheveux avec des épingles à tête de corail, et chargeant ses bras de bracelets, elle se met à sauter devant la glace avec une joie naïve.

À ce moment, la porte s’ouvre, Jacques et Robert entrent, et la petite fille, effrayée, se rejette sur son siège en cachant sa tête à travers les coussins.

– Est-ce la fée du logis ? demande le docteur en riant.

Son compagnon parcourt la boutique du regard :

– Ou la princesse gardienne de ces richesses ? Certes, le contenant n’annonce guère le contenu et personne ne se douterait, en voyant cette vieille bicoque, qu’elle renferme tant de belles choses ! Les locataires de ce digne homme doivent être royalement meublés s’il met à leur disposition les ressources de son magasin et je m’attends à dormir dans quelque lit monumental, sous de vieilles courtines brodées par une châtelaine du moyen âge.

– Il est peu probable que le bonhomme t’accorde un pareil luxe, répond Robert en suivant Jacques près de Sarah. Sa réputation ne permet guère d’espérer de sa part une pareille générosité en ta faveur !

– Il est donc avare ? demande Jacques à demi-voix.

– On le dit et même on conte de lui des prodiges d’économie ; mais, que t’importe, pourvu qu’il te loge convenablement pour ton argent ?

Les deux jeunes gens avaient dû, pour parvenir à la pièce dans laquelle ils se trouvaient, traverser les autres salles sans que la petite fille les eût entendus venir. Elle ne leva pas la tête à leur approche et se serra, au contraire, d’un mouvement craintif, contre le coussin derrière lequel se cachait son visage, semblable à ces oiseaux qui, la tête abritée sous leur aile, s’imaginent se dérober à l’œil du chasseur.

– Cette petite créature ne semble pas extrêmement civilisée, dit Jacques. Elle paraît peu habituée à la société de ses semblables !

– Il faut pourtant s’adresser à elle, car je ne pense pas qu’il y ait personne autre dans la maison.

– Mademoiselle ! appela le lieutenant en se penchant.

Sarah ne bougea pas.

– Voyons, regardez-moi, je vous en prie, reprit-il d’un ton insinuant. Je n’ai pas la prétention d’être un joli garçon, mais un regard vous démontrera que je n’ai rien de si terrifiant que vous semblez le croire.

Sa tentative fut sans succès et Sarah ne parut pas avoir entendu cette invitation.

Il se retourna d’un air découragé vers le docteur :

– Elle demeure insensible à mon éloquence et refuse décidément de me donner audience !

– Ton uniforme l’effraie peut-être.

– C’est donc une princesse bien sauvage ! Essaie alors de l’apprivoiser, mon ami.

– Mon enfant, dit Robert doucement, ayez la complaisance de nous répondre.

– Voilà, je pense, une façon civile d’interroger les gens ! murmura Jacques.

– Où est M. Larousse ? reprit le docteur, s’adressant encore à la petite fille.

Celle-ci se hasarda enfin à écarter un des coussins et jeta un regard sur les visiteurs.

– Par où êtes-vous entrés ? demanda-t-elle avec autant d’étonnement que si les deux jeunes gens, munis chacun d’une paire d’ailes, fussent descendus à travers le rayon pâle que le soleil envoyait dans l’appartement.

– Par la porte, ma belle enfant, dit Jacques. Vous semblez ne pas comprendre que nous ayons usé d’un moyen si naturel de pénétrer chez vous ! Par où pensez-vous donc que nous ayons l’habitude de nous introduire dans les magasins ?

Le jeune officier s’amusait de l’attitude effarouchée de Sarah et trouvait plaisant de la taquiner ; mais Robert eut pitié d’elle :

– Je t’en prie, ne l’effraie pas. Elle est déjà assez difficile à approcher ! Si tu continues, nous n’en tirerons rien.

Puis, se penchant de nouveau, car la petite fille du marchand était restée dans la même position, hésitant à inspecter encore ceux qui lui parlaient :

– Peut-on voir Nicolas Larousse ?

Sans doute, l’enfant sentit une intonation protectrice dans cette voix, adoucie pour la rassurer ; relevant ses paupières aux longs cils et repoussant d’un geste ses cheveux, qui s’étaient dénoués et cachaient son visage, elle regarda le jeune homme.

Le docteur Martelac n’était rien moins que rassurant au premier abord ; ses traits trop forts, son regard grave et sa taille élevée devaient inspirer une certaine frayeur à une sauvage créature comme Sarah. La personne de Jacques, au contraire, avait une apparence d’élégance et de jeunesse ; ses traits fins et réguliers, ses grands yeux gris, sa moustache blonde et soyeuse, la douceur naturelle de son sourire, formaient un ensemble sympathique. Toutefois, Sarah fut satisfaite, sans doute, par le rapide coup d’œil qu’elle avait jeté sur le premier, car ce fut à lui qu’elle s’adressa quand elle se décida à répondre, non sans un reste de timidité :

– Il est sorti. Habituellement, il ne sort jamais sans fermer à clé la porte de la rue. Elle ne l’était donc pas ?

– Non, nous avons frappé longtemps et appelé quelqu’un. Personne ne nous ayant répondu, nous nous sommes décidés à ouvrir et votre rire de toute à l’heure nous a amenés vers vous.

– Comme vous êtes belle ! dit Jacques en montrant du doigt le collier de l’enfant. Vous êtes couverte de bijoux comme les fées des contes enfantins.

La comparaison, en ce moment, semblait juste. Debout, car elle avait enfin quitté l’abri des coussins pour répondre à Robert, elle retenait autour d’elle l’étoffe aux vives couleurs avec sa main chargée de bracelets trop grands pour son poignet délicat. Sa chevelure, à travers laquelle glissaient les épingles de corail qui l’avaient retenue, tombait sur ses épaules et elle regardait, de ses grands yeux sauvages et encore effrayés, les deux jeunes gens étonnés. À la remarque de Jacques, elle tourna les yeux vers la glace et dit :

– Mon grand-père a tant de choses comme celles-là !

– Il est donc riche ?

– Oui, je pense. Il doit l’être, il aime beaucoup l’argent et en amasse le plus possible.

Puis, oubliant un instant sa timidité pour raconter le secret surpris :

– Tenez, là, ajouta-t-elle en montrant la direction dans laquelle se trouvait le cabinet de Nicolas, il a beaucoup d’or. Il ne croit pas que je le sais, car il se plaint toujours devant moi et ne cesse de m’engager à économiser sur notre nourriture. Un soir qu’il me croyait endormie, je suis venue doucement pour savoir ce qu’il faisait ; j’ai vu la lueur de sa lampe à travers la porte entrebâillée et je me suis avancée. Assis devant un grand coffre où il y avait des billets et des pièces d’or, il mettait les pièces en piles, les comptait et les remettait dans la caisse.

– Rit-il souvent ? demanda Robert, frappé de l’expression sérieuse de cette figure enfantine.

– Jamais, dit Sarah en secouant la tête.

– Vous aime-t-il ?

– Je ne sais pas.

L’aimer ? Elle ? Qui donc l’avait aimée ? Peut-être celle à laquelle elle avait donné le nom de mère. Encore, Sarah n’avait aucun souvenir de ces expansives tendresses par lesquelles tant de jeunes têtes se trouvent entourées, mais seulement d’un amour glacé, souvent dur, tel que peuvent l’éprouver les créatures inférieures dont l’instinct maternel consiste à sauvegarder la vie de ceux auxquels elles ont donné le jour.

Puis la mort était venue fermer cette source avare et sa main enfantine placée dans la main desséchée de Nicolas, elle avait commencé à marcher dans cette vie dont les duretés imprévues avaient imprégné ses regards d’une tristesse singulière.

Tout en parlant, elle enlevait le collier, les bracelets et les épingles piquées dans ses cheveux ; alors, elle laissa retomber à ses pieds l’étoffe rayée dont son innocente vanité s’était fait une toilette fantaisiste et parut revêtue de ses misérables vêtements, absolument comme l’héroïne des contes de Perrault, subitement dépouillée des riches parures dues à la baguette magique de sa marraine.

Sarah était petite, même pour son âge. Mais ses membres délicats parfaitement modelés, sa taille gracieuse, son teint d’une blancheur mate sous laquelle on voyait par instant glisser un sang pâle qui donnait à ses joues une teinte rosée, ses yeux grands et intelligents, si lumineux qu’on les eût dits parfois pailletés d’or, tout cela en faisait une jolie enfant, malgré les vêtements misérables dont elle était revêtue. Ce fut l’avis des deux jeunes gens, et Jacques murmura à l’oreille de son ami :

– Elle a du feu dans les yeux, cette enfant, sous la couche de tristesse qui semble leur être habituelle. Puis, quelle délicatesse de teint ! On dirait une petite rose de Bengale, à mesure que ses joues se colorent sous l’empire de la timidité. Ne voilà-t-il pas un délicieux modèle de jeune princesse ! Car il n’y a pas à dire, la petite-fille de ce vieux grippe-sou ne déparerait pas les marches d’un trône !

Le docteur sourit. Mais remarquant le regard inquiet de Sarah en voyant remuer les lèvres du lieutenant, dont elle ne pouvait entendre les paroles, il ne répondit pas à ses remarques et dit en s’adressant à l’enfant :

– Il y a ici une chambre à louer, nous sommes venus la visiter. Voulez-vous nous la montrer ?

– Volontiers. Elle est de l’autre côté de la cour. Suivez-moi.

Les guidant, elle leur fit parcourir de longs corridors tortueux, monter un escalier et ouvrit une porte dont la clef était dans la serrure. La pièce dans laquelle ils entrèrent précédait une grande chambre gaie, bien aérée, donnant sur le boulevard et à laquelle on avait accès par un second escalier ouvrant directement dans la cour.

Lorsque Robert et Jacques sortirent de chez le marchand d’antiquités, le premier dit en regardant interrogativement son ami :

– Eh bien ?

– Ce logement me convient, je m’en contenterai si ce brave homme ne m’étrangle pas trop.

– Ce brave homme, comme tu dis, t’étranglera autant qu’il le pourra, attendu qu’il est juif ou à peu près, à ce qu’il paraît, et cette qualité lui concède le droit de pressurer de son mieux les honnêtes chrétiens qui ont affaire à lui. Toutefois, si juif qu’il soit, il ne peut avoir la prétention de te demander une somme folle pour la location de ce palais.

– Palais en rapport avec mon opulence ! reprit le jeune lieutenant en riant. Sais-tu que ce fils d’Israël me paraît devoir être riche ? ajouta-t-il.

– Tu vois ce que nous a dit sa petite-fille.

– Si son vieil avare de grand-père l’avait entendue !

– Pourquoi ?

– Comment, pourquoi ? Ne vois-tu pas qu’il y a de quoi faire venir l’eau à la bouche d’un voleur ? Des monceaux d’or derrière la porte qu’elle nous a montrée ! Ah ! si j’étais voleur !

– Heureusement, tu n’exerces pas cette honorable profession. Espérons qu’elle ne fera cette confidence qu’à d’honnêtes gens comme nous.

La destinée





IV



Jacques Hilleret, lieutenant au 33e régiment de ligne, en garnison à Poitiers, et Robert Martelac, docteur en médecine, étaient deux amis de collège, bien que le second fût un peu plus âgé que le jeune officier.

Lorsque Jacques était arrivé en pension, il avait une douzaine d’années ; son visage pâle et maladif, son air timide, le désignaient tout naturellement comme victime aux plaisanteries inconsciemment cruelles parfois des autres enfants de sa classe. On se trouvait en été et les élèves prenaient leurs récréations dans la cour, les petits d’un côté et les grands de l’autre, sans qu’aucune séparation les empêchât de se confondre souvent dans l’ardeur du jeu.

Un matin de juillet, Robert et quelques jeunes gens de son âge se promenaient en causant sous une rangée d’arbres rabougris plantés à une petite distance du mur. Le soleil, en ce moment très élevé, tombait d’aplomb sur cette immense cour, dans laquelle l’ombre de ces arbres jetait la seule note adoucie au milieu de la lumière brûlante réfléchie de tous les côtés par les hautes murailles. Resserrés les uns contre les autres et couverts d’une couche de poussière sous laquelle leur feuillage avait une teinte sale, on eût dit qu’ils boudaient contre leur sort et consentaient à regret à égayer la cour d’un établissement que tant d’enfants, habitués aux gâteries du foyer paternel, considéraient comme une prison.

Depuis un instant, les regards de Robert s’étaient arrêtés sur un groupe d’élève acharnés autour de Jacques. Celui-ci, debout contre le mur, sur lequel sa fluette petite personne s’appuyait, avait une expression dans laquelle la crainte se mêlait à une impuissante colère à la vue du nombre grossissant de ses adversaires.

– Lâches ! lâches ! criait-il tandis que ses mains faibles et tremblantes essayaient vainement de les repousser.

Son poing, dirigé au hasard, s’abattit sur une tête brune qui se redressa en riant d’un air moqueur ; un coup solidement appliqué par celui auquel elle appartenait vint le faire repentir de son audace :

– Petit moucheron ! Nouveau de malheur ! Attends, voilà de quoi te corriger !

Les larmes roulèrent sur le visage du nouveau, larmes de rage plus encore que de souffrance, car il sentait à peine les coups, tant il était en proie à une sorte de désespoir. Sa tête, fine et douce comme une tête d’ange, se rejetait en arrière pour dominer ses persécuteurs et ses yeux avaient à travers leurs larmes des éclairs de fureur contrastant avec les lignes pures et encore enfantines de son visage.

Ayant suivi cette scène des yeux, Robert n’y tint plus. Il se précipita avec indignation au milieu du groupe, le dispersa par quelques coups habilement distribués et se campant fièrement devant Jacques, il regarda les petits bourreaux terrifiés en s’écriant :

– Le premier qui le touchera aura les oreilles tirées de façon à rester privé à jamais de cet ornement naturel et précieux !

Puis se tournant vers son protégé, il le toisa du regard :

– Et toi, il faut te défendre. Dégourdis-toi ! Tu ne peux pas rester toute ta vie comme une poule mouillée et te laisser plumer par de petits vauriens sans cœur !

La taille élevée de Robert, son ton froid, ses traits fortement accentués et une teinte bleuâtre qui marquait déjà comme un collier autour du visage la place de la barbe lui donnaient presque l’apparence d’un homme. Ses yeux graves considéraient Jacques tremblant devant lui.

– Tu ressembles à une petite demoiselle, dit-il.

Son visage s’illumina subitement d’un sourire protecteur ; les yeux de Jacques, encore humides de larmes, reflétèrent ce sourire et le regardèrent avec une confiante reconnaissance.

– Comment t’appelles-tu ?

– Jacques Hilleret.

– Moi, Robert Martelac. Chaque fois qu’on te cherchera querelle, appelle-moi. À nous deux, nous aurons raison de tout ton cours.

Jacques inclina la tête et mit sa petite main dans la main large et nerveuse que lui tendait Robert. Ainsi fut scellée l’amitié des jeunes gens, amitié solide faite d’estime mutuelle et de protection acceptée de la part du plus faible, fier de la haute considération dont son défenseur jouissait au collège.

La promesse de Robert fut tenue consciencieusement et il sut donner de sévères leçons aux persécuteurs de son nouvel ami.

J’ai connu un petit garçon qui tirait vanité de la véhémence avec laquelle son père le corrigeait par des arguments frappants.

– Oh ! papa, disait-il, il est fort, il fouette bien !

L’honneur d’avoir un tel père adoucissait-il pour lui la dure et un peu brutale expiation de ses fautes enfantines ? C’est possible, car son visage rayonnait de fierté au milieu des larmes arrachées par la souffrance.

Cette sorte d’orgueil légèrement sauvage, Jacques aurait pu l’avoir à l’égard de son protecteur improvisé, mais la force de Robert s’était faite pour lui uniquement bienfaisante, et, peu à peu, la première reconnaissance éprouvée par l’enfant se changea en une affection telle qu’il eût pu l’éprouver pour un frère aîné. Robert devint le confident ordinaire de ses peines et de ses plaisirs et Jacques, sûr de trouver là une indulgente sympathie, s’adressait à lui en toute circonstance, au risque parfois d’importuner le jeune homme. Mais jamais il ne fut repoussé, tant il est vrai que les bienfaits s’enchaînent et que souvent nous sommes plus attachés à nos amis par les services que nous leur avons rendus que par ceux qu’ils peuvent nous rendre.

Du reste, le jeune Martelac avait su se faire aimer ou au moins respecter de tous ses condisciples. Tous reconnaissaient la générosité et la droiture naturelle de son caractère, et sans s’en rendre compte, ils subissaient son influence et le prenaient volontiers pour arbitre de leurs discussions. Une injustice le révoltait, une action basse soulevait son indignation et il n’avait jamais hésité à prendre le parti du plus faible contre le plus fort. Ce grand garçon, taillé en hercule et peu gracieux comme la plupart des jeunes gens de son âge, disait vrai quand il répondait à ceux qui prétendaient que les plus jeunes devaient s’habituer aux coups :

– Bah ! bah ! Tapez sur moi si vous voulez, je saurai me défendre. Mais je n’aime pas qu’on abuse de sa force contre les petits.

La sortie du collège, que Robert quitta plusieurs années avant Jacques sépara les deux amis sans effacer le souvenir des circonstances auxquelles ils avaient dû leur rapprochement. Leurs relations furent de plus en plus rares, mais le jeune Hilleret garda au protecteur de son enfance un attachement qui prit une nuance admirative quand il entendit parler de ses succès. Robert, ayant suivi à Paris les cours de médecine, fut reçu docteur après de remarquables études. Au moment de sa rencontre avec Jacques à Poitiers, il avait une réputation établie et tout faisait prévoir qu’avant peu d’années, il atteindrait une célébrité méritée.

Mme Martelac était justement fière de son fils, retenu loin d’elle par sa position et par l’avenir brillant préparé par son travail. Elle avait sacrifié avec joie les économies de toute sa vie afin de lui permettre d’achever les études coûteuses auxquelles il se livrait ; mais elle regardait l’avenir sans crainte, sûre du cœur de ce fils dont pourtant, elle le savait, elle n’était pas l’unique tendresse.

Anne Duplay, la belle cousine du jeune docteur, élevée près de lui dans l’intimité de la famille et de l’amitié, était devenue l’idole de Robert. Son amour pour elle datait presque du temps où la jeune fille était encore au berceau ; il ne se souvenait pas d’avoir rencontré sans un tressaillement joyeux le joli regard et le sourire un peu impérieux de sa petite amie.

Anne, ayant perdu sa mère de bonne heure, était souvent venue dans son enfance chercher près de Mme Martelac les caresses qui lui manquaient au foyer paternel ; elle trouvait alors près de sa tante son grand cousin, toujours prêt à la gâter, à l’amuser et à essuyer ses larmes, au risque parfois d’amoindrir le résultat des leçons de la bonne dame, effrayée de la liberté laissée par M. Duplay à sa fille et du manque absolu de direction qu’on sentait autour d’elle.

– Cette petite se gâte, disait-elle parfois tristement, lorsqu’elle se retrouvait seule avec son fils après les visites d’Anne. Son père l’adule trop, il ne sait rien lui refuser, et toi-même, Robert, tu n’es pas raisonnable avec elle, tu cèdes sans cesse à ses caprices.

– Peut-être avez-vous raison, ma mère, répondait le jeune homme sérieusement. Je serai plus ferme avec elle désormais, je vous le promets.

Mais sa résolution ne tenait pas longtemps, et quand la petite fille, grimpant sur ses genoux, le prenait par le cou et appuyait contre son visage sa jolie tête enfantine, elle obtenait immédiatement de lui ce que demandaient ses grands yeux suppliants et ses lèvres roses, prêtes à donner un baiser en retour.

Tant qu’elle avait été enfant, Anne avait, au travers de ses caprices, montré de délicieux élans de tendresse à l’égard de ceux qui l’aimaient. Puis, peu à peu, son cœur s’était refermé ; la vanité, l’orgueil de sa beauté, trop tôt vantée en sa présence, l’égoïsme particulier aux créatures gâtées et adulées, cet égoïsme si naïf qu’il n’a pas même conscience de son existence et sacrifierait sans remords le monde entier à son plaisir, tout s’était rencontré pour étouffer les heureuses dispositions de son âme. Les années, en s’ajoutant les unes aux autres, avaient développé les grâces de la jeune fille, mais elles avaient resserré son cœur, et Robert, tout en gardant pour elle l’amour de sa jeunesse augmenté par la radieuse beauté de sa cousine, se heurtait parfois chez elle à une absence de sentiments qui l’effrayait.

Le mariage des deux cousins était un projet ancien entre leurs familles, bien que ce projet n’eût jamais peut-être été formulé.

Mme Martelac se demandait si Anne pouvait faire le bonheur de son fils ; elle constatait ses défauts fortifiés par le temps, et poussée par cette crainte, elle eût volontiers renoncé à l’espoir de cette union. Mais l’amour de Robert ne pouvait échapper à son regard maternel et elle n’eût pas osé aborder avec lui un pareil sujet. Quant à Anne, tout en paraissant adopter l’avenir préparé pour elle, elle avait parfois des mots cruels qui attestaient une sorte de révolte et de revendication de sa liberté. Elle acceptait l’amour complaisant, dévoué et sûr de son cousin ; mais elle rêvait le luxe, le plaisir, l’entraînement du monde, et elle le sentait, cet homme austère, pour le moment sans fortune, ne saurait lui donner ce qu’elle voulait.

L’aimait-elle ? Qui eût pu le dire ? Parfois Robert en doutait et une douleur aiguë lui serrait le cœur. Pourtant, si un clair regard s’arrêtait sur lui avec une sorte de rayonnement affectueux et un sourire dû peut-être à la coquetterie, le pauvre garçon reprenait confiance et s’efforçait de se croire aimé. Notre cœur n’a-t-il pas mille ressources pour se dérober à la désillusion qui le déchirerait et ne combat-il pas avec passion afin de conserver un reste de foi dans l’être auquel il a donné son amour ?

La destinée





V



Le jeune lieutenant eut peu de rapports avec Nicolas. Le marchand, avec son visage pointu, au nez recourbé et aux petits yeux de fouine toujours clignotants, comme s’ils n’eussent pas été faits pour la lumière du jour, ne lui inspirait aucune sympathie. Toutefois, la personne souffreteuse de Sarah l’intéressait, et souvent il entrait dans le magasin pour dire bonjour à la petite fille, de laquelle ces courtes visites étaient l’unique distraction.

Il était à Poitiers depuis quelques mois, quand un matin, revenant de la caserne, il eut la pensée d’entrer chez Nicolas avant de remonter dans sa chambre. Il n’avait pas vu Sarah depuis plusieurs jours et s’étonnait de ne pas l’avoir entendue remuer dans la maison ou dans la cour. Bien qu’elle fût d’un naturel tranquille et n’eût jamais connu jusqu’alors ces exubérances de gaieté familières aux enfants de son âge, elle chantait parfois en allant et venant. Ou bien encore, elle adressait tout haut à son chat, le seul être vivant qui partageât sa solitude, un de ces monologues enfantins, dont naturellement elle se chargeait de faire les frais, l’animal se contentant de lui répondre par le seul langage en son pouvoir, c’est-à-dire en se frottant contre elle, en faisant le gros dos et en la regardant de ses yeux ronds et brillants.

Ce jour-là, la petite fille ne semblait guère en disposition de chanter ou de jouer ; il la trouva assise tristement sur un vieux coffre placé près d’un poêle, dans lequel, à l’insu de son grand-père, elle entassait le charbon de terre. Elle essayait ainsi de combattre le froid qui l’envahissait, la fièvre se joignant à la température glaciale du dehors.

Quand elle prenait avec la main un morceau de charbon, elle le plaçait doucement sur la flamme et jetait un regard effrayé vers Nicolas en entendant le crépitement joyeux fait par le bloc noir au contact du feu. Mais le marchand ne remarquait rien ; une plume à la main, il faisait des comptes et semblait absorbé.

Lorsque Jacques entra, Sarah, le menton dans la main et les joues plus animées que de coutume, était immobile depuis quelques instants. Elle ne leva pas les yeux.

– Qu’avez-vous donc ? dit-il en s’approchant. Vous paraissez souffrante.

– Oui, monsieur, répondit la petite fille en tournant lentement la tête, ce simple mouvement lui étant pénible. Je suis malade.

– Où avez-vous mal ?

– Là, surtout !

Elle portait la main à son front.

– Et dans tous les membres, d’ailleurs. Je ne puis les remuer sans souffrir.

– Êtes-vous ainsi depuis longtemps ?

– Depuis trois ou quatre jours.

– Avez-vous vu le médecin ?

– Le médecin ? répéta-t-elle avec étonnement.

Puis elle secoua négativement la tête et, serrant autour d’elle le vieux vêtement déchiré (un paletot d’homme !) dont elle s’était couverte, car elle grelottait, elle retomba dans sa somnolence fiévreuse.

Jacques la considérait avec pitié. Son visage, habituellement pâle, prenait une teinte terreuse, et ses grands cils baissés ajoutaient leur ombre au cercle bleuâtre qui entourait ses yeux battus par la fatigue. Ses lèvres, décolorées, semblaient retenir avec peine un sanglot prêt à lui échapper, car Sarah n’était encore qu’une enfant et la souffrance lui arrachait des larmes, bien qu’elle n’eût autour d’elle aucune tendresse pour les essuyer. Ses petites mains tremblaient en refermant de leur mieux le collet de velours rougi dans lequel se perdait sa figure.

Pauvre rose de Bengale ! La première fois qu’il l’avait vue, Jacques avait comparé Sarah à cette fleur délicate dont les pétales s’effeuillent au moindre souffle, et qui, pourtant, s’entrouvre encore sous le soleil d’automne. En ce moment, pâle et frissonnante, elle ressemblait aux dernières roses, surprises par l’hiver et répandant sur le gazon leurs corolles sans parfum et sans couleur. Le poêle avait beau ronfler sourdement et sa plaque devenir étincelante, grâce au combustible qu’elle y avait amassé clandestinement, sa chaleur ne parvenait pas à réchauffer la pauvre enfant, abattue par la maladie.

Le jeune officier s’approcha du grand-père.

– Monsieur Larousse, dit-il, votre petite-fille est malade.

Le vieil avare arrêta un instant ses calculs pour tourner les yeux vers Sarah. Il plaça derrière son oreille la plume dont il se servait, et, frottant l’une contre l’autre ses mains ridées qui rendirent un son de parchemin froissé, il répondit :

– Un peu, mais ce n’est rien.

– Elle a une fièvre ardente.

Jacques, s’approchant de Sarah, avait pris dans les siennes la main brûlante de l’enfant.

– C’est une fièvre de croissance. Tous les enfants y sont sujets, reprit Nicolas.

Le jeune homme secoua la tête.

– Elle ne grandit guère ! J’ai peine à croire que cela la fatigue. Il faudrait la soigner.

– Je lui ai fait de la tisane d’orge, et elle s’entête à ne pas la prendre. C’est dommage ! ajouta le marchand en jetant un regard douloureux vers le poêle, j’en ai acheté pour vingt centimes !

Cette grosse somme, si follement dépensée, lui pesait sur le cœur.

Sur la plaque de fonte du poêle, il y avait, en effet, une tasse ébréchée, contenant un liquide incolore que Jacques soupçonna être la coûteuse tisane. Le bonhomme n’ayant pas acheté de sucre pour y ajouter, – cette marchandise n’entrait jamais dans la consommation de son ménage, – la petite fille s’était obstinément refusée à boire la tisane.

– Il faudrait faire venir le médecin.

Nicolas regarda son locataire d’un air mécontent.

– Vous n’y pensez pas ! Cela coûte, et Sarah guérira sans médecin.

Jacques se tourna vers la petite malade. Elle étouffait de son mieux les sanglots qui lui montaient à la gorge, mais de grosses larmes roulaient le long de ses joues et glissaient sur ses vêtements, où elle séchaient presque instantanément, tant était ardente la chaleur dégagée par le poêle près duquel elle était.

– C’est nécessaire, je vous assure, reprit le jeune homme, ému par cette vue.

– Bah ! bah ! dit l’avare.

D’un mouvement brusque, il enleva sa plume de derrière son oreille, la plongea jusqu’au manche dans la bouteille dont il se servait en guise d’encrier et essaya de se remettre à ses comptes, en maugréant intérieurement contre les importuns qui se mêlent des affaires d’autrui.

La vue du visage décomposé de Sarah rendit le jeune homme tenace. Il posa la main sur l’épaule du vieillard.

– Monsieur Larousse !

Celui-ci fit un soubresaut d’impatience.

– Quoi encore ? murmura-t-il d’un ton maussade. Ne peut-on être malade à son gré sans que les voisins viennent voir ce que vous avez ?

– À son gré ? repartit Jacques en souriant malgré lui. Le gré de Sarah ne saurait être d’être malade. On ne l’est jamais par plaisir.

Le visage revêche de Nicolas ne sourcilla pas.

– Si j’insiste, c’est pour le bien de votre petite-fille. La pauvre enfant n’est pas, il me semble, habituée à être dorlotée, et ne se plaint pas pour vous attendrir inutilement.

Le vieux marchand déposa sa plume sur la table et croisa les bras avec résignation, n’osant imposer silence à son locataire et paraissant attendre ce qu’il désirait lui dire encore.

– Je voulais vous faire une proposition, reprit le lieutenant.

– Laquelle ?

– Mon ami, le docteur Martelac, est ici en ce moment. Si vous voulez, je lui parlerai de Sarah et je l’amènerai la voir.

– Le docteur Martelac ! s’écria l’avare en bondissant sur son siège. Une célébrité ! Êtes-vous fou ?

– Pourquoi cela ?

– Parce que la science se paie, mon cher monsieur !

– Avez-vous un autre médecin attitré et auquel vous tenez ?

– Non, certes !

Le vieillard dit cela d’un ton fier comme s’il se félicitait d’avoir su se passer jusque-là de tout membre du corps médical.

– Je n’ai jamais employé de médecin ! Ces gens-là ne servent qu’à alléger les bourses bien garnies.

– Pourtant, on est parfois obligé de recourir à leurs soins.

– Qu’ils font payer les yeux de la tête !

– Robert Martelac est aussi généreux que savant et je me porte garant de la sagesse de ses demandes.

Nicolas garda le silence.

– Cette enfant a une fièvre très forte, reprit le jeune homme, et elle souffre, m’a-t-elle dit, depuis plusieurs jours. Cela pourrait bien être le début d’une maladie grave, et si vous ne la prenez pas à temps, il faudra ensuite de longs mois pendant lesquels elle sera incapable de vous rendre service dans votre ménage comme elle le faisait jusqu’ici.

Le vieux marchand se gratta la tête, sur laquelle poussaient au hasard de longues mèches grises qu’il coupait inégalement suivant son caprice. Le coiffeur n’avait jamais, pour cause d’économie, déployé son art sur cette chevelure inculte. Il jeta un regard sur sa petite-fille, ramassée douloureusement sur elle-même, le plus près possible du poêle, et sa résolution parut ébranlée. Ce n’est pas qu’il fût attendri par la vue de Sarah, son vieux cœur endurci ne pouvait être touché que par ses intérêts matériels et le dernier argument du jeune lieutenant lui donnait à réfléchir.

Seul avec l’enfant, sa dépense était presque insignifiante ; il lui mesurait la nourriture de façon à contenter son avarice. Mais avec une domestique, c’était tout autre chose ! Il en avait eu une lorsque Sarah était toute petite et incapable de travailler. Dieu sait les exigences de cette femme, qui prétendait être payée et nourrie comme une chrétienne ! disait-elle. Nicolas en pleurait de rage en ce temps-là ; aussi, pour se soustraire à de si ruineuses exigences, il avait dressé sa petite-fille à la remplacer le plus vite possible et il s’était débarrassé de cette plaie qui rognait sa bourse et rongeait son cœur par la folle défense qu’elle occasionnait dans la maison de l’avare.

– Vous êtes sûr qu’il ne demandera pas cher ? dit-il avec hésitation.

– J’en réponds. D’ailleurs, vous vous entendrez avec lui. Voulez-vous que je vous l’amène ?

– Enfin, oui, dit Nicolas en soupirant. Nous verrons.

Deux minutes après avoir donné ce consentement, il le regrettait, mais Jacques avait saisi promptement le mot si péniblement obtenu pour sortir du magasin et courir chez Robert, où il était du reste invité à déjeuner ce jour-là. Le vieillard dut donc en prendre son parti, il envoya Sarah se coucher, éteignit le poêle afin de rattraper sur le combustible quelque chose de l’argent qu’allait coûter la visite du médecin, et, serrant sur son corps maigre et osseux sa vieille redingote râpée, il se mit à déjeuner d’un morceau de pain et d’un débris de fromage, convoité de loin par le chat, seul témoin de ce frugal repas.

La destinée





VI



En sortant de chez Nicolas, Jacques s’était donc aussitôt rendu chez Robert, arrivé dans la nuit pour passer deux ou trois jours avec sa mère. Celle-ci, connaissant la vive sympathie qui unissait son fils et le jeune officier, et ravivait leur amitié de collège, avait fait prévenir le lieutenant, ajoutant qu’on l’attendait à déjeuner chez elle.

L’heure du repas n’étant pas encore arrivée, Jacques entra directement dans la chambre du docteur et lui serra la main avec affection. Peu de jours auparavant, Robert avait fait une opération chirurgicale dont les journaux avaient parlé avec éloge, et son ami le félicita.

– Ainsi, te voilà célèbre ? lui dit-il.

– Pas encore, mais sur le chemin de la fortune, du moins, répondit Robert en riant. Les demandes pleuvent chez moi, et je n’y puis suffire. On croirait à une réclame de ma part ; tous les journaux ont parlé de moi, tous les malades veulent m’avoir pour les opérer.

– Bah ! Tu es illustre, mon cher, ou en train de le devenir. On t’élèvera une statue et je souscrirai généreusement, je t’en réponds !

– Ce ne serait pas un honneur bien particulier par le temps qui court !

– C’est vrai ! On en couvre la France. Nos descendants ne pourront nous reprocher de n’avoir su rendre hommage au mérite ! Il n’y a si petite renommée qui ne soit nantie de sa statue ! Au moins, tu la mériteras, toi, beaucoup mieux que nombre de ces honnêtes célébrités qu’on nous a fait admirer en marbre ou en bronze. J’apprécie dans mon ami d’enfance non seulement la science de l’habile praticien, mais surtout le noble caractère. Voyons, regarde-moi bien en face.

– Pourquoi ?

– Eh ! parbleu ! pour que je puisse voir le visage d’un homme supérieur. On n’a pas tous les jours l’occasion de satisfaire une pareille curiosité !

Robert secoua la tête en souriant. Il appuya ses deux mains sur les épaules de son ami, et plongeant son regard d’aigle dans les yeux de Jacques, il garda un instant de silence.

– Tu es un caractère antique ! reprit le jeune officier sans détourner la tête.

– Pourquoi cela ?

– N’as-tu pas sevré ta jeunesse de tous les plaisirs et ne dois-tu pas à un travail acharné la position exceptionnelle que tu as conquise à ton âge ?

– Si j’ai, comme tu le dis, vécu en dehors de tous les plaisirs malsains, il y avait, tu le sais, un nom qui me gardait un souvenir qui hantait mes jours et mes nuits de travail, planant sur eux pour les dérober à la tentation du mal.

– Ta cousine Anne ?

Robert inclina la tête et ajouta gravement en laissant retomber ses deux mains :

– D’ailleurs, la vie ne nous est pas donnée pour la jeter à tous les vents du ciel et le vrai bonheur ici-bas, c’est de s’y sentir utile.

– Si nous avions dans notre génération beaucoup d’hommes comme toi, nous serions plus forts.

– Allons donc ! mon ami, ton rôle n’est pas moins beau que le mien et je ne sais pourquoi tu exaltes ainsi mon orgueil par ton enthousiaste affection. Le soldat tombant ignoré sur un champ de bataille n’a-t-il pas autant mérité de son pays que le savant, dont le succès peut, au moins, venir payer le dévouement à l’humanité ?

– C’est si naturel d’aimer son pays ! répondit le jeune officier.

– Oui, et pourtant, combien de gens chez nous sont au nombre de ces amis maladroits qui nuisent à ceux qu’ils aiment ! Tiens, reprit Robert, en montrant un journal qu’il venait de parcourir, nos pires ennemis ne pourraient dire de nous plus de mal que n’en dit cette feuille française.

– C’est indigne ! s’écria Jacques avec chaleur. Le journaliste qui se permet ainsi d’abaisser son pays dans les articles lus par les étrangers et commentés avec joie par eux mériterait d’être sévèrement châtié. La France est coupable, je le veux bien, mais c’est un beau et noble pays. Dieu ne l’abandonnera pas et il se relèvera un jour.

Le docteur sourit de l’ardeur juvénile de son ami.

– Tu as raison ; on pourrait lui dire la vérité sans l’abaisser ainsi. Je suis, comme toi, écœuré de ces articles sortis de plumes soi-disant patriotes, et qui ne savent pas respecter la patrie en lui laissant la foi en elle-même, la meilleure force que nous puissions avoir après la foi en Dieu. Enfin, tu n’es pas de ceux-là, mon ami, et il reste en France une multitude de cœurs comme le tien, croyant au relèvement du pays et prêts à tout pour y concourir, fût-ce à donner leur vie pour lui.

– Cela ne demande aucun effort de notre part, à nous. Mais cette science qui soulage tes semblables t’a coûté et te coûte encore un pénible travail. Nous autres, nous allons à la mort soutenus par un élan généreux ; à toi, il faut un courage de tous les instants et un oubli constant de toi-même. Je suis une de ces milliers d’unités dont est formée l’armée française, où le courage et l’amour du pays sont de tradition. Toi, tu es une exception parmi tes collègues, et, lorsque tes cheveux auront blanchi, tu seras une des premières autorités dans le monde médical. Cette perspective me rendrait fou d’orgueil ! Et pourtant, tu restes froid dans le succès. Cela prouve, ajouta le jeune homme en riant, que je fais partie du vulgaire, susceptible de subir les impressions de la vanité ; toi, mon ami, tu es doué de façon à les dominer.

– Ah çà ! es-tu venu me voir aujourd’hui dans l’unique but de me faire des compliments ? demanda Robert d’un ton moitié fâché moitié souriant. Assieds-toi en attendant le déjeuner, et causons puisque j’ai ici le temps de causer et ne serai dérangé par aucun malade.

– Hélas ! il me faut t’enlever cette illusion, répondit Jacques en acceptant un siège. J’ai pris sur moi de promettre une visite de toi aujourd’hui même.

– Une visite ! À qui ?

Le jeune officier expliqua comment il l’avait proposé pour la petite fille de son propriétaire. Il ne lui fut pas difficile d’intéresser le docteur à la pauvre enfant et d’obtenir ce qu’il demandait.

– J’irai dans la journée, dit Robert.

– Ne te laisse pas attendrir par les lamentations de Nicolas, au moins, recommanda Jacques. Il est d’une avarice phénoménale ! Sa réputation à ce sujet n’est pas surfaite. De plus, il est riche, et, s’il n’est pas juif, ce dont je me suis assuré, il est digne de l’être et entasse des trésors. Demande-lui des honoraires.

– Il refusera peut-être de me laisser voir Sarah s’il entrevoit la nécessité de débourser quelque chose à la fin de ma consultation.

– Je l’ai prévenu, et il est résigné à payer une somme modeste.

– Alors, sois tranquille ; je demanderai un prix raisonnable, afin de ne pas effaroucher son avarice.

– Oh ! cette avarice jettera toujours les hauts cris, il faut s’y attendre. Rien ne peut donner une idée de l’amour du bonhomme pour son argent ; il s’y cramponne et pleurerait la perte d’un sou ! Pauvre petite Rose de Bengale ! ajouta Jacques pensivement.

Il avait pris l’habitude, en parlant de Sarah, de l’appeler ainsi.

– Elle semble dépaysée chez Nicolas, reprit-il.

– Tu t’intéresses à elle ?

– Elle me fait pitié. Son grand-père lui fournit à peine le strict nécessaire et l’habille de misérables vêtements.

– Et quelle éducation reçoit-elle ?

– Aucune. Elle ignore les premiers éléments de toute science humaine et ne connaît ni Dieu ni ses semblables.

– Pauvre enfant !

– Ce vilain vieillard ne sacrifierait pas un centime pour elle. Cependant, elle est intelligente ; on n’a pas ces regards-là quand on ne l’est pas. Ses yeux brillent parfois comme des étoiles et expriment une profonde reconnaissance quand on lui témoigne un peu de bonté. L’autre jour, en allant payer mon terme à Nicolas, j’avais joint à l’argent un jouet pour Sarah ; c’est sans doute le seul qu’elle ait reçu dans toute sa petite vie. Si tu savais avec quelle joie elle l’a accueilli ! Mais elle n’en a pas joui longtemps ; son vieux monstre de grand-père l’a vendu le lendemain à une personne venue chez lui pour acheter des meubles. J’étais outré quand la petite m’a raconté cela, et j’en ai fait le reproche à Nicolas. Crois-tu qu’il en ait rougi ? Pas le moins du monde ! Il m’a répondu avec cynisme que les jouets étaient faits pour les enfants riches, et que sa petite-fille n’avait pas le temps de jouer. Vois-tu cela ? À dix ans ! Il vendrait sa propre chair s’il espérait en tirer un peu de monnaie !

– Eh bien ! je te promets de soigner de mon mieux ta petite protégée, dit le docteur, et de tâcher d’arracher à son grand-père un peu de bien-être pour elle.

– Cela, tu ne saurais y parvenir, répondit Jacques avec conviction.

– Et maintenant, causons, reprit Robert, prenant une chaise en face de son ami.

– Mais il me semble que c’est ce que nous faisons depuis mon arrivée chez toi. De quoi ou de qui plutôt désires-tu causer ? D’Anne, sans doute ?

Le docteur rougit.

– Que faut-il en dire ? demanda le jeune officier en souriant, C’est à toi de parler sur un pareil sujet. Tu en as le cœur plein, n’est-ce pas ?

– Et toi ? reprit Robert en regardant son ami.

– Moi ? dit celui-ci avec étonnement. Que veux-tu dire ?

– Tu la vois souvent chez ma mère ?

– Souvent, oui.

– Anne est élevée un peu à l’américaine, jouissant d’une liberté d’allures qu’on refuse d’ordinaire aux jeunes filles françaises.

– C’est vrai ; mais quel inconvénient y vois-tu ? Elle n’en abuse certainement pas et n’a guère occasion de flirter, comme disent les Anglais.

Les yeux du docteur demeuraient fixés sur son ami avec une persistance qui étonnait Jacques, dont le regard ouvert et souriant restait calme ; rien en lui ne trahissait qu’il eût saisi le motif de la préoccupation de Robert.

– En es-tu sûr ?

– Sûr !... Pourquoi me fais-tu une pareille question ? Ta cousine est très jolie, c’est vrai ; mais...

Un changement soudain s’était fait sur les traits du jeune Martelac, et son visage exprimait une si réelle souffrance que Jacques s’arrêta subitement.

– Qu’as-tu donc ?

Robert se leva d’un brusque mouvement. Il n’était pas dans sa nature de louvoyer longtemps, et, la droiture de son âme triomphant de l’humiliation qu’il éprouvait, il dit en tendant la main au lieutenant :

– Pardonne-moi, mon ami. Ta statue a des pieds d’argile, et la supériorité que tu prétends me reconnaître me laisse les faiblesses humaines. Je suis jaloux !

– Jaloux ! Toi ! Et de qui, mon Dieu ?

– Ne te fâche pas ; ne t’étonne pas. C’est une folie, je le sais, et je cherche à la combattre. Tiens, le rouge me monte au front en avouant cette misère, qui me torture parfois et crie soudain à travers les aridités absorbantes de mes études : je suis loin, et tu vois Anne si souvent !

– Anne est ta cousine, l’amie de ta jeunesse, puisque tu ne te rappelles pas un jour où tu ne l’aies aimée ; plus que cela, elle est à peu près ta fiancée, si j’ai bien compris. Je ne vois rien autre chose en elle.

– Mais elle ? Oh ! ce n’est pas de toi dont j’ai peur ! Tu es trop généreux pour m’enlever l’affection...

Le docteur s’interrompit un instant, comme si ce mot exprimait mal sa pensée. Il reprit avec un sourire amer :

– L’affection ! Cela méritait-il un pareil nom ? C’était une sorte d’habitude de me considérer comme son futur mari, et, en attendant, comme son esclave. Elle le sait bien. N’a-t-elle pas fait de moi tout ce qu’elle voulait depuis sa plus petite enfance ? Depuis le jour où, pour cueillir une fleur qu’elle désirait et ne plus voir ses yeux remplis de larmes désespérées de son caprice, je me jetai à l’eau, où je faillis mourir, emporté par un courant furieux, jusqu’à celui où, devenue femme, elle jura de n’épouser qu’un homme riche et fit naître en moi une soif de richesse, pourtant incompatible avec ma nature, et que je suis honteux de constater !

Jacques fit un mouvement d’incrédulité.

– Toi, dit-il, tu auras beau faire ; tu ne parviendras pas à te rendre ambitieux sous ce rapport. Ton âme est grande, et tout l’amour de ton cœur ne saurait la rabaisser jusqu’au désir du gain.

– Qui sait ? dit tristement le jeune docteur. Tu parlais tout à l’heure de mon dévouement à l’humanité et de ma passion pour la science ; ces sentiments-là, certes, ils existent en moi ; ils m’élèvent, je le sens ; mais il en est un autre bien différent. Celui-ci s’est attaché à mon cœur et l’humilie jusqu’à la recherche de l’or, et c’est mon amour pour Anne ! Elle veut être riche ; elle est si belle ! Peut-on lui reprocher de désirer un entourage élégant et digne de sa beauté ?

Un sourire d’indulgente tendresse souligna ces dernières paroles.

– Pourquoi doutes-tu de l’amour de ta cousine ?

– Pourquoi ! reprit le docteur, dont le visage avait repris son expression grave. Parce que je lui fais peur ; parce qu’elle me trouve sévère ; parce que je ne puis m’empêcher d’essayer de ramener à la raison cette jeune âme pétrie de vanité et de coquetterie ; parce que, parfois enfin, je la juge froide et incapable d’aimer.

– Comment peux-tu, la jugeant ainsi, lui rester attaché ?

– Je ne sais. Le jugement est juste pourtant, je le crains. Je la connais depuis son enfance, où elle possédait déjà cette fatale beauté qui m’ensorcelle. Je me suis habitué à obéir à un signe de ses grands yeux, et cependant jamais une étincelle de tendresse ne brille à travers leurs éclairs. D’autres peuvent être, comme moi, victimes de ce don qu’elle a reçu du ciel.

– D’autres ? Moi, tu veux dire ?

Le docteur inclina la tête en rougissant. Il éprouvait une profonde humiliation à mettre ainsi à nu la faiblesse de son cœur.

Jacques plaça la main sur le bras de son ami.

– Je le jure devant Dieu ! Seul, il nous entend en ce moment. Je briserais mon cœur en mille éclats plutôt que de le laisser aller à cette lâcheté !

Et, comme Robert demeurait les yeux baissés sans répondre :

– Me crois-tu ? dit-il.

Le jeune Martelac saisit dans ses deux mains la main appuyée sur son bras.

– Oui, je te crois. Pardonne-moi d’avoir eu cette pensée. Si tu savais combien il est dur d’être attaché à un cœur qui nous échappe sans cesse sous l’empire de l’égoïsme ou de la vanité !

– Pauvre ami, dit Jacques avec compassion.

Il n’ajouta rien. Le mal de Robert lui semblait incurable, puisqu’il lui permettait, à travers son amour pour Anne, de se rendre si bien compte des défauts de la jeune fille.

La destinée





VII



Dans la soirée, le docteur accomplit sa promesse et se présenta chez Nicolas, afin de donner une consultation à Sarah. Jacques l’accompagna jusqu’au seuil du magasin et le quitta en disant :

– Je te laisse te débattre avec le vieil avare. Surtout tâche qu’il soigne un peu mieux ma pauvre petite rose. Elle est si pâle et si menue que je me demande de quoi il la nourrit. Si elle pouvait, comme les fleurs de nos jardins, se contenter de la rosée du ciel, il serait dans la joie de son âme, cet affreux bonhomme ! Que lui donne-t-il à manger, je me le demande ?

– Oh ! sûrement peu de chose. Encore doit-il regretter ce peu qu’il lui donne, et j’ai peur de ne rien obtenir sous ce rapport. L’avarice racornit les cœurs et les endurcit de façon à ce que les arguments les plus indiscutables ne puissent y pénétrer. Enfin, je ferai de mon mieux.

Les deux jeunes gens se séparèrent, et Robert entra chez le marchand.

– Avant tout, combien faites-vous payer vos visites ? demanda celui-ci aussitôt qu’il eut passé le seuil de la porte.

Nicolas se tenait à l’entrée, comme pour empêcher le docteur d’avancer, au cas où les honoraires lui eussent paru trop exorbitants.

– Ce sera cinq francs.

Le vieillard ouvrit les yeux autant qu’il pouvait le faire, et leva les mains avec une exclamation de terreur :

– Cinq francs ! Dieu puissant ! Me prenez-vous pour un Rotschild ?

– Je demanderais sûrement beaucoup plus si j’avais l’honneur de soigner ces riches personnages, dit le docteur, amusé de l’effroi peint sur les traits de son interlocuteur.

– À la bonne heure ! Ceux-là, oui, vous pourriez les faire payer cher. Mais moi ! moi ! Un pauvre homme ! disait l’avare en gémissant. Vous vous moquez !

Le jeune homme regarda autour de lui.

– Si j’en juge par ce que je vois ici, je ne saurais me décider à vous plaindre et à vous regarder comme un pauvre homme ! En vérité, votre magasin est fort bien monté !

– Ah ! monsieur ! monsieur, il ne faut pas vous fier aux apparences, je suis obligé d’avoir beaucoup de marchandises afin d’en vendre un peu. Les clients sont si difficiles, ils exigent tant de choix ! Mas c’est lourd pour moi, allez ! Car je suis pauvre, je vous assure, répondit Nicolas d’un ton lamentable. Cinq francs !

Il remit sur sa tête, d’un air désespéré, le vieux bonnet d’étoffe jadis noire qu’il avait ôté pour saluer le docteur.

– Cinq francs ! répétait-il avec des larmes dans la voix.

– Où est la malade ? demanda Robert, sans paraître tenir compte des lamentations de l’avare.

Comme il passait devant Nicolas, paraissant disposé à aller lui-même à la recherche de Sarah, le vieillard l’arrêta de nouveau.

– Attendez, dit-il ; ne pourriez-vous baisser votre prix ? Ce n’est qu’une enfant, vous savez ?

– Mais, cher monsieur, dit le docteur, voyant le débat menacer de se prolonger indéfiniment, croyez-vous qu’il en soit de mes soins comme des billets de chemins de fer ou des entrées dans les ménageries, moins chers pour les enfants que pour les grandes personnes ?

– Ce n’est pas votre dernier mot ?

– Si, et dépêchons-nous. On m’attend chez un de mes amis et j’ai à peine le temps de voir votre petite-fille.

Nicolas parut se résigner douloureusement à son sort en voyant l’impossibilité de faire changer le docteur. Précédant celui-ci, il le conduisit à la chambre de Sarah, humble réduit éclairé par une étroite fenêtre donnant sur la rue. Cette petite pièce avait sans doute été une cellule, la seule qu’on eût laissée intacte. Les cloisons qui séparaient, comme les alvéoles d’une ruche, tout un côté de la maison, avaient été enlevées par Nicolas, afin de faire place à ses marchandises.

Sarah, les yeux grands ouverts, était étendue sur son étroite couchette sans rideaux, et avait amoncelé, en guise de couvertures, toutes les vieilles nippes dont, grâce à la générosité de son grand-père, elle pouvait disposer. Deux taches rouges, mises en ce moment sur ses joues par la fièvre, faisaient ressortir davantage le velours brillant de ses larges prunelles. En entendant la porte s’ouvrir, elle releva d’un geste rapide les mèches de cheveux qui couvraient son front moite, et ses regards s’adoucirent quand elle reconnut Robert. Habituée aux duretés de tous, la petite fille gardait le souvenir des rares paroles dans lesquelles elle avait cru sentir la compassion et elle se rappelait que la première fois qu’elle l’avait vu, le docteur lui avait parlé avec bonté.

– Ah ! c’est vous, monsieur ? murmura-t-elle.

– Oui, je viens pour vous guérir. Vous m’obériez, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit-elle avec soumission.

– Elle ne veut même pas prendre de la tisane, grogna Nicolas.

Sarah jeta un regard inquiet sur le docteur.

– Elle est mauvaise, dit-elle à voix basse.

– Elle en prendra désormais, dit doucement Robert.

– Vous ne la connaissez pas, elle est si entêtée ! reprit le marchand.

Des larmes parurent dans les yeux de l’enfant.

– Mais non, s’empressa de répondre le jeune Martelac, elle ne sera plus entêtée, je vous le promets. Vous sucrerez bien les tisanes que vous lui donnerez, ajouta-t-il en s’adressant à Nicolas, se doutant qu’une pareille recommandation était nécessaire.

La petite fille vit la grimace faite par son grand-père à ce dernier mot, mais elle n’osa expliquer que sa répugnance pour la tisane venait justement de ce qu’elle n’était pas sucrée.

La visite fut courte. Il suffit de peu d’instants à Robert pour constater que l’état maladif de Sarah était dû au régime parcimonieux du vieux marchand. Ce dernier écouta en gémissant la recommandation de donner à l’enfant une nourriture fortifiante (cela était, affirma-t-il, au-dessus de ses moyens !). Quand aux remèdes inscrits sur l’ordonnance, il frémit en les lisant et murmura avec humeur :

– M’est avis que ces drogues-là lui abîmeront l’estomac et mettront ma bourse à sec !

– L’enfant a une vie sédentaire et paraît étiolée, dit Robert.

– Étiolée ! étiolée ! grommela Nicolas. Qu’entendez-vous par là ?

– Elle n’a pas assez de mouvement et d’air.

– Va-t-il pas falloir lui acheter un château et un parc pour fournir le grand air à cette demoiselle ? demanda l’avare en jetant un mauvais regard vers Sarah.

– Ce serait certainement beaucoup mieux, répondit le docteur en souriant, et le séjour de la campagne lui donnerait bien vite des forces.

Le marchand leva les épaules.

– Mais on a l’air à meilleur marché, Dieu merci ! reprit Robert. La Providence le dispense largement autour de nous. Il suffit d’aller le chercher ailleurs que dans cette petite chambre ou dans votre magasin, où il est obstrué par l’entassement de vos richesses.

Le jeune homme semblait prendre plaisir à taquiner la monomanie qu’avait Nicolas de se faire passer pour pauvre.

– Mes richesses ! reprit le vieil entêté en levant les yeux au plafond comme pour protester contre un pareil mot.

– Enfin, elle a besoin de stimulants. Du reste, soyez tranquille. Vous êtes un homme économe, je le sais, et j’ai eu égard à votre désir en prescrivant des remèdes peu coûteux. Mais il faudra absolument les employer si vous voulez la fortifier.

– On verra ! repartit le vieillard soucieux.

Son ton ne faisait rien augurer de bon quant aux soins dont il comptait entourer Sarah. Il consentit seulement à promettre d’aller chercher une dose de quinine nécessaire pour le moment et remit à plus tard les autres remèdes. Il espérait bien qu’une fois la petite fille debout, il serait dispensé de faire un plus forte dépense. Tous les discours de Robert pour lui montrer l’utilité de soins persistants ne purent rien obtenir, parce qu’ils se traduisaient à ses yeux par l’obligation de débourser un peu de monnaie.

Enfin, il tira de sa poche une bourse crasseuse, l’ouvrit lentement, caressa deux ou trois fois la pièce de cinq francs qu’il en sortit, comme si ses doigts crochus eussent répugné à s’en séparer, hésita, et, finalement, la tendit à Robert avec un vague espoir de la lui voir refuser.

Mais cette espérance ayant été déçue et le jeune docteur ayant accepté la pièce, non sans sourire à la vue du combat auquel il assistait, l’avare eut une subite inspiration. Il arrêta Robert au moment où celui-ci allait sortir, et, déboutonnant rapidement son vêtement, il lui dit, en s’approchant de lui :

– À mon tour, maintenant, vous allez m’ausculter.

Le médecin le regarda, ébahi :

– Êtes-vous malade ?

– Je ne sais pas. Mais j’en veux avoir pour mon argent, et puisque vous demandez une telle somme, il faut au moins que vous me soigniez aussi.

Pour le coup, Robert ne put s’empêcher de rire.

– Vous vous portez comme un pont neuf ! ainsi qu’on dit vulgairement, s’écria-t-il. Je n’ai nul besoin de vous ausculter pour le voir. Quelle verte vieillesse vous avez !

Il considérait d’un air amusé ce rapace vieillard vigoureusement charpenté, et dont les privations imposées par son avarice n’avaient pu entamer la robuste constitution.

– Quelle vie dans le regard ! Vous êtes taillé pour aller jusqu’à cent ans !

– C’est égal ! J’en veux pour mon argent, reprit l’entêté bonhomme. Il ne sera pas dit que j’aurai donné cinq francs pour une enfant de dix ans. Je ne veux pas avoir à me reprocher une pareille sottise ! ajouta-t-il avec un air aussi contrit que s’il se fût agi d’une faute sérieuse. Cinq francs ! répétait-il d’un ton de profond regret.

Ses yeux clignotants, à demi clos par ses épaisses paupières plissées, laissaient échapper leur petite flamme intermittente dans laquelle se reflétait la vile convoitise de l’avare, et il passait sa main ridée sur son menton sans barbe, avec un certain contentement de l’idée qui lui était venue.

Après s’être vu contraint de se séparer de son argent, Nicolas semblait maintenant exercer une sorte de vengeance envers le docteur ; sa figure d’oiseau de proie affamé exprimait la ténacité de son idée. On eût dit qu’il faisait amende honorable à son avarice pour la prodigalité à laquelle il s’était laissé aller en consentant à la visite de Robert. Son vêtement ouvert, il tendait sa poitrine velue au docteur. Celui-ci, pour le contenter, consentit à y appliquer son oreille et prit plaisir à lui ordonner des médicaments chers et inoffensifs qu’il savait bien que Nicolas ne ferait jamais la folie d’acheter.

Quand Jacques revint le lendemain matin demander des nouvelles de Sarah :

– Eh bien ! dit l’avare triomphant, j’ai eu mes consultations pour deux francs cinquante centimes chacune.

– Comment cela ? demanda le lieutenant, ne comprenant pas.

– C’est bien simple. J’ai consulté, moi aussi.

– Vous êtes donc malade ?

– Non, je me porte bien, Dieu merci, et j’ai gardé l’ordonnance du docteur pour une autre fois. Elle me servira et m’épargnera une visite de médecin.

– Peut-être les remèdes ne seront-ils pas alors ceux qu’il vous faudra, dit le jeune homme en riant.

– Bah ! ce griffonnage vaut de l’argent, je ne le perdrai pas. Vous comprenez que cinq francs, c’était vraiment trop cher pour la petite. M. Martelac n’a pas voulu en démordre ; alors, je l’ai obligé à m’ausculter aussi, afin de ne pas perdre tant d’argent. C’est pourtant une grosse somme dépensée ! soupira-t-il.

La destinée





VIII



Le docteur Martelac est retourné à Paris et n’a pas pu le quitter depuis trois mois, car une violente épidémie y sévit et Robert n’est pas homme à déserter son poste à l’heure du danger. Jacques a peu à peu pris l’habitude de venir passer la soirée avec la mère de son ami. Celle-ci lui témoigne une véritable affection par suite de sa liaison avec son fils et à cause aussi des qualités naturelles du jeune homme, qualités qu’elle a été à même d’apprécier depuis son arrivée à Poitiers.

Le lieutenant rencontre souvent Anne Duplay chez Mme Martelac, et peut-être le prétexte de venir distraire la vieille dame ne suffirait-il pas absolument sans cela à expliquer l’assiduité de ses visites.

Les deux jeunes gens, sans s’en rendre compte, s’habituent à se voir, mais il n’entre pas dans leur pensée que ces réunions journalières eussent pu inquiéter Robert s’il les eût connues. Leurs relations sont d’ailleurs peu sympathiques en apparence, et s’il s’opère un changement sous ce rapport, il est si lent qu’il demeure presque invisible aux yeux des indifférents.

L’été est venu. Ils passent maintenant leurs soirées dans le jardin rempli d’arbres et ressemblant à un immense bouquet de verdure. Les clématites, les jasmins et les chèvrefeuilles font disparaître les murs sous leur feuillage, d’où s’échappent mille parfums, et ce petit enclos garde une fraîcheur délicieuse à respirer après les journées brûlantes. Ce n’est pas qu’il ait rien emprunté aux modes d’aujourd’hui ; mais avec son apparence de forêt vierge en miniature et son air un peu abandonné, il offre, au centre de la ville et dans ce quartier populeux, quelque chose du charme de la campagne. L’allée principale s’allonge toute droite entre deux bordures de lavande dont les fleurs violettes dégagent une suave odeur ; à son extrémité, un talus, couvert de verdure et garni de bancs, s’élève contre le mur et permet de dominer la rue.

Anne vient d’arriver ; elle a dit bonjour à sa tante, occupée dans la maison par quelque soin de ménage, et est venue l’attendre sur ce talus où déjà se trouve le jeune lieutenant. Celui-ci s’est levé pour lui céder la place, et elle regarde dans la rue, où les marchands se reposent et respirent l’air du soir en causant sur le seuil des magasins.

– Il fait à peine frais en ce moment, dit-elle en tournant la tête vers Jacques, placé plus bas qu’elle, sur la pente du talus, où il s’appuie contre un arbre.

– Le pauvre Robert, enfermé dans Paris, doit beaucoup souffrir de cette chaleur.

Depuis quelque temps, Jacques redouble de zèle pour rappeler son ami au souvenir de la jeune fille. On dirait qu’il se raidit contre un danger imminent et se rattache en désespéré à la pensée du docteur. Tout l’y ramène, surtout lorsqu’il se trouve avec Anne.

Celle-ci lève légèrement les épaules.

– Sans doute ! murmure-t-elle avec indifférence.

Ils demeurent un instant silencieux. Madame Martelac agit sans cérémonie avec l’un comme avec l’autre, et obligée de combiner avec Catherine certains arrangements de maison, elle ne se presse pas de venir les retrouver.

La nuit tombe, enveloppant de ses ombres mystérieuses les allées au-dessus desquelles les arbres se rejoignent et laisse seulement les dernières clartés du jour se jouer sur les cimes des quatre vieux ifs taillés en pointe depuis un temps immémorial. On entend dans l’air les cris aigus des martinets se poursuivant en cercle autour des toits et le bourdonnement lointain des bruits de la ville. Tout auprès des deux jeunes gens, un grillon blotti dans l’herbe envoie vers eux sa chanson monotone, et le ciel, embrasé pendant tout le jour, atténue son éclat et se revêt d’azur, pâli vers le couchant par l’adieu du soleil, disparu derrière des nuages d’or.

Anne, tournée vers Jacques, fixe de ses beaux yeux au regard clair les ombres feuillues du jardin ; ses traits s’estompent sous la brume descendant rapidement et le lieutenant ne peut s’empêcher de remarquer qu’en adoucissant sa fière beauté, ce demi-jour la rend plus séduisante. Faisant effort pour rompre ce dangereux silence, il reprend :

– C’est le plus noble cœur que je connaisse !

– Qui ? demande Anne.

– Robert. Je pensais à lui.

La jeune fille eut un mouvement d’impatience.

– Vous l’aimez beaucoup ?

– Oui. Et vous aussi, vous l’aimez ?

– Oh ! moi, cela dépend des jours ! dit-elle en secouant la tête.

– Il vous aime tant ?

– Oui, je crois, répondit-elle nonchalamment.

– C’est pour vous qu’il tient à la fortune.

– Il le sait. Je ne pourrais m’en passer.

– Et pourtant, je doute qu’il y arrive. De si tôt, du moins ! L’amour du gain est antipathique à sa nature.

– Alors !

– Alors, quoi ? dit Jacques.

– Eh bien ! dans ce cas, prononce Anne lentement, j’en épouserai un autre.

Jacques tressaille. Il ne distingue presque plus le visage de la jeune fille, mais le son de sa voix le glace. Cette voix a quelque chose de métallique en harmonie avec les sentiments qu’elle exprime.

– Vous ne l’aimez pas ?

Un instant, il est sur le point d’ajouter :

– Vous êtes indigne de lui !

Mais il se retient et Anne répond froidement :

– Pas comme vous le comprenez, non. Oh ! je ne suis pas romanesque, moi !

Non certes, elle ne l’est pas. Cette enfant de vingt ans le crie bien haut, elle calcule ! Son cœur n’existe pas. Ne l’ayant jamais senti battre, elle le nie, et dans son erreur orgueilleuse, elle se donne tout entière à l’or et à la vanité. Est-elle franche en parlant ainsi ? Aveuglée sur ce qui se passe au fond de son âme, ne force-t-elle point elle-même le côté mauvais de sa nature ? Peut-être. Tant de femmes valent mieux que leurs paroles ! Et s’il était possible parfois d’ouvrir leur âme et de les forcer à y regarder, ne comprendraient-elles pas qu’elles se font un stupide plaisir d’étouffer leurs aspirations élevées pour complaire au monde et s’abaisser à son niveau ?

– Je ne puis me passer de fortune, bien que je doive en avoir peu moi-même, reprend la jeune fille. Mon père ne m’a jamais rien refusé et je n’entends pas me marier pour être en proie à ces affreux tiraillements d’argent que je vois dans certains ménages. Je serais malheureuse si je ne me sentais entourée du confortable le plus élégant, et si Robert ne m’apporte pas la fortune, je ne puis songer à lui faire subir le contrecoup de mon malheur.

– Il méritait un amour plus désintéressé.

– Je n’en disconviens pas.

– C’est un homme remarquable.

– Trop peut-être ! dit Anne en tournant un instant la tête du côté de la rue.

Mais ce mouvement, s’il est destiné à cacher sa pensée, est inutile ; le crépuscule ne permet pas de lire sur ses traits l’explication de cette parole.

– Il arrivera un jour à cette position exceptionnelle que vous désirez, reprend Jacques.

– Quand ?

– Il est déjà sur le chemin de la célébrité.

– On le dit. Mais il faut attendre que cette célébrité entraîne la fortune et je ne veux pas attendre.

– Je le plains, murmure le lieutenant.

– De s’être attaché à moi ?

– Oui.

Cette dure franchise échappe à son indignation contre la jeune fille qui fait si bon marché du bonheur d’un homme comme son ami.

– Tant d’autres femmes seraient fières de son amour !

– Ma tante ne vient pas nous rejoindre, rentrons-nous ? demande Anne en se levant sans répondre au reproche contenu dans les paroles du jeune officier.

L’ont-elles froissée ? On ne peut rien lire sur son visage et elle ne juge pas à propos de le laisser paraître. Au fond, peut-être reconnaît-elle la justesse des remarques de Jacques et se sent-elle indigne de son cousin.

– Si vous voulez, répond le lieutenant. La lune se lève et vous ne devez guère aimer les rêveries protégées par cet astre ! ajouta-t-il d’un ton un peu ironique.

– Non, je suis positive.

Elle descend le talus gazonné et reprend le chemin de la maison pour aller retrouver sa tante. Il la suit à quelques pas, considérant sa silhouette gracieuse avec une expression dans laquelle perce un peu de rancune.

Pourtant, lorsque, rentré dans sa chambre chez Nicolas, Jacques songe à cette conversation, il sent l’indulgence succéder dans son esprit à l’indignation éprouvée au premier abord. Après tout, Robert, cet homme grave, bon certainement, mais un peu austère, a-t-il raison de vouloir unir à sa vie cette compagne élégante, toute pétrie extérieurement de grâce et de légèreté féminine ? Qui sait si les rêves luxueux d’Anne eussent tenu devant un amour moins élevé et moins fort que celui de son cousin ?

Il s’endort dans ces pensées et la radieuse image de mademoiselle Duplay passe dans ses rêves, non pas revêtue de cet orgueilleux égoïsme qu’elle ne songe même pas à cacher, mais à travers la lumière adoucie dont s’entoure à nos yeux l’idole de notre cœur. Hélas ! cette indulgence tient à une cause que le pauvre garçon cherche à se cacher à lui-même.

Insensiblement, Anne change vis-à-vis de lui, il le voit, il le sent ; lui-même perd une à une ses idées premières sur la jeune fille. Il trouve des excuses à ses défauts et s’explique comme Robert et plus que lui peut-être que cette femme si belle désire un cadre magnifique à sa beauté. Lorsque le soir, à son entrée chez Mme Martelac, il ne voit pas se lever vers lui les yeux bleus de Mlle Duplay, lorsque la vieille dame est seule, le front courbé sur son ouvrage ou sur un livre, le jeune officier éprouve une déception contre laquelle il réagit de son mieux en redoublant de gaieté. Mais il sent bien vite l’ennui le gagner, abrège la soirée et rentre chez Nicolas ou erre dans les rues comme une âme en peine.

Anne semble elle-même éprouver ces singuliers symptômes. En s’adressant à lui, sa voix prend des inflexions dont s’étonne le jeune homme ; elle paraît éprouver parfois un besoin de soumission, elle, si indépendante et si entière vis-à-vis de tout autre !

Lentement, à coups imperceptibles, elle se glisse dans les pensées de Jacques. Le poison s’infiltre sans que le lieutenant en ait conscience ; Robert est parti depuis quelques mois à peine et ses pressentiments sont réalisés. Toutefois, ce qui eût été évident à ses yeux si ses occupations ne l’eussent retenu si longtemps à Paris, est encore ignoré de son ami lui-même. Une circonstance bien minime en apparence va faire tomber le voile placé sur ses yeux.

Un soir, il s’était comme de coutume rendu chez Mme Martelac. La pluie tombant depuis plusieurs heures avait empêché la vieille dame de rester dans le jardin ; un instant, Jacques et elle causèrent sur le seuil de la maison, regardant la verdure courbée sous les rafales du vent et les fleurs chargées d’eau se jetant follement les unes sur les autres dans les deux massifs cultivés avec soin par la mère de Robert. Le petit jardin, un peu desséché par la chaleur de l’été, semblait renaître sous cette averse, et il s’échappait de la terre longtemps privée d’eau une fraîcheur qui présageait un renouveau dans sa végétation et faisait sourire sa propriétaire. Celle-ci se décida enfin à rentrer, et, voulant travailler, elle fit allumer une lampe, bien qu’au dehors il fît encore presque jour.

Le jeune homme semblait distrait, il écoutait les bruits de la rue ; évidemment, il attendait quelqu’un et son visage exprimait le désappointement en ne voyant rien venir. S’en rendait-il compte ? Peut-être non. Le cœur humain a des détours infinis même dans les plus franches natures.

Un coup de sonnette le fit tressaillir. Un instant après, Anne, superbe dans une toilette claire, entrait dans la petite pièce où se tenaient sa tante et Jacques.

– Oh ! que tu es belle, aujourd’hui ! s’écria Mme Martelac, au moment où la jeune fille s’avançait vers elle pour lui dire bonjour.

– Vous ressemblez à une princesse ! dit Jacques en souriant et en la regardant avec admiration.

– Voyons les détails de cette toilette, reprit madame Martelac en ajustant ses lunettes.

Anne se plaça devant elle et Jacques souleva complaisamment la lampe pour permettre à la vieille dame de satisfaire sa curiosité.

– Ce costume te va à ravir et me semble du meilleur goût, dit la mère de Robert. Jacques a raison, tu jouerais au naturel les rôles de princesses !

La jeune fille relevait fièrement sa belle tête couronnée de cheveux châtains, et une expression de vanité satisfaite parut sur sa physionomie et dans ses yeux bleus et brillants comme des saphirs. Ses lèvres, un peu dédaigneuses, s’épanouirent dans un sourire, et une nuance plus rosée, passant sur ses joues, leur donna un nouvel éclat. Blanche, mince et élancée, elle ressemblait à un grand lys, ou, comme le disaient sa tante et Jacques, à une jeune reine. N’avait-elle point, en effet, reçu en partage la fragile couronne de la beauté ?

Quelques mois plus tôt, le jeune officier eût vu, dans l’étalage de cette beauté, une coquetterie puérile ; mais il était devenu complaisant et se contenta de sourire.

– Je vais passer la soirée chez une de mes amies qui a du monde, dit Anne. Mon père doit m’y rejoindre ; il était retardé par une affaire. Je me suis sauvée, ayant l’intention de m’arrêter en passant pour vous dire bonsoir.

– Assieds-toi un instant, dit sa tante.

– Oh ! cinq minutes seulement. La voiture m’attend à la porte et doit retourner chercher mon père lorsqu’elle m’aura conduite chez mon amie.

Anne était venue chercher une satisfaction de vanité en se montrant ainsi parée ; elle ne pouvait douter d’avoir réussi devant le regard admiratif du lieutenant. Cette rayonnante beauté dans tout son éclat avait soudain illuminé le petit appartement, dans lequel, avant son entrée, on n’entendait que le bruit du vent jetant la pluie contre les vitres et les rares paroles échangées entre la maîtresse de la maison et son visiteur.

Lorsque Anne se leva pour partir, Jacques alla la reconduire jusqu’à la porte de la rue. Au moment de monter dans la voiture, elle se retourna pour lui tendre la main. Il serra cette petite main gantée et leva les yeux vers ce beau visage éclairé par la lampe, qu’il venait de déposer près de lui, sur un meuble. Quelque chose d’attendri, que le jeune officier ne lui connaissait pas, passa dans le regard de la jeune fille. Ce sourire ému répondait-il à l’émotion inconsciente de Jacques ? Il n’eût pu le dire. Mais, fasciné par ces yeux bleus qui le fixaient, il se baissa et posa ardemment ses lèvres sur la main qu’on lui tendait.

Un instant après, la voiture roulait sur le pavé de la rue, et le lieutenant, seul dans le vestibule de la vieille maison, se frappait le front en murmurant :

– Robert !

L’éclair, en entrouvrant le cœur d’Anne et le sien, avait, du même coup, éclairé son âme. Il le savait maintenant. La beauté d’Anne avait jeté ses lacets autour de lui, et un amour, jusque-là inconscient dans sons cœur, avait jailli sous l’étincelle de ces yeux bleus.

Le réveil venait à temps pour rappeler le jeune homme au serment fait à son ami.

La destinée





IX



Quelques semaines plus tard, Jacques quittait Poitiers. Il avait demandé à un ami, en garnison à Alger, de permuter avec lui ; le jeune homme auquel il s’adressa, regrettant son éloignement, accepta avec joie sa proposition. Les démarches nécessaires pour obtenir ce changement furent promptement faites, et, durant les derniers jours passés à Poitiers, le lieutenant évita, sous prétexte d’occupations, de venir le soir chez Mme Martelac.

La chambre occupée par lui chez Nicolas allait donc se trouver de nouveau vacante. Bien que ses relations avec son propriétaire eussent été peu fréquentes, son départ fut un vrai chagrin pour Sarah ; la petite fille se sentait moins isolée en l’entendant aller et venir.

Le prisonnier concentre toutes ses pensées sur le peu de vie qui s’agite autour de lui. Le pas de la sentinelle, dont la surveillance le sépare de la liberté, lui est une distraction ; le mouvement de l’insecte qui suspend sa toile aux barreaux de fer de sa fenêtre, moins que cela, la tige grêle d’une giroflée se faisant place à travers les fentes de la pierre, tout attache son âme et intéresse son esprit. Pour la petite-fille du vieux marchand, le magasin sombre et froid, dans lequel les grands meubles obstruaient le passage de la lumière, ressemblait à une prison. L’air y était lourd et rarement renouvelé ; le silence y régnait habituellement, rompu parfois, subitement, par les craquements produits dans le bois de quelque armoire plus neuve que les autres ; chacune des fenêtres se trouvait partagée et protégée en même temps par une barre de fer garnie de piquants, comme pour garder les habitants contre les tentations du dehors.

Tandis que l’ordonnance de Jacques faisait descendre les malles du jeune homme et veillait aux apprêts du départ, Sarah, ayant, avec un coin de son mouchoir légèrement mouillé, nettoyé un petit espace de la vitre, encrassée depuis longtemps, regardait s’opérer ce déménagement qui lui serrait le cœur. Désormais, elle retombait avec son grand-père dans la solitude, et cette pensée lui était pénible, sans qu’elle sût bien définir son impression.

Quand, la dernière caisse étant disparue, la porte se referma, la petite fille se retourna vers Nicolas, assis dans le magasin et explorant attentivement un tas de vêtements jetés à terre devant lui. Il sondait avec soin chaque poche, chaque doublure, comme s’il eût craint qu’une fortune fût cachée dans leurs profondeurs. Dieu sait si le vice ou la misère, auxquels avaient appartenu ces vêtements, y avaient jamais rien déposé de semblable !

Sarah vint s’asseoir près de lui et le regarda faire cette opération.

Ayant trouvé quelques menus objets qui lui parurent valoir la peine d’être gardés, il chercha autour de lui un meuble où il pût les serrer, et, tout étant rempli, il prit une malle placée sous une table et allait les y déposer quand Sarah s’écria, en se penchant vers la malle ouverte et en saisissant une petite peinture sans cadre, qui s’y trouvait :

– Qu’est-ce que cela, grand-père ?

Le vieillard prit le portrait, et, ses regards étant tombés sur ce visage, auquel un peintre habile avait su donner une apparence de vie, il tressaillit et le rejeta de côté sans répondre. Mais, cette peinture ayant intéressé l’enfant, elle insista :

– Dites-moi de qui est ce portrait ?

– Que t’importe ?

Le ton de Nicolas était dur et irrité.

– J’ai tant envie de le savoir !

– Tu es bien curieuse !

– Je vous en prie, grand-père, dites-le-moi ?

– Le sais-je ? Il y a comme cela tant d’autres peintures dans le magasin !

Sarah eut une sorte d’intuition qu’il ne disait pas la vérité en prétendant ignorer ce qu’elle désirait savoir. Elle reprit :

– Vous paraissez le connaître, et, si c’était un portrait à vendre, vous le mettriez en évidence. On vous l’achèterait. Cela me semble aussi joli que ceux que vous vendez tous les jours bien chers. Pourquoi n’en tirez-vous pas de l’argent ?

Elle connaissait bien son aïeul, et le seul fait de garder inutilement cette peinture, sans chercher à s’en défaire avantageusement, lui faisait soupçonner quelque mystère.

Son insinuation parut frapper le vieillard, cette idée de gain le faisant réfléchir. Il prit le portrait et le regarda avec hésitation ; mais il le laissa retomber en disant :

– C’est un misérable !

– Comment se nomme-t-il ?

– Tu ne le sauras jamais, j’espère ! Notre malheur a été de l’avoir connu.

– Il a pourtant une jolie figure, dit Sarah timidement, n’osant contredire ouvertement son grand-père et baissant les yeux vers la peinture, qui, du fond de la malle ouverte, la regardait en souriant.

Nicolas leva les épaules.

– Sottises ! Rien n’est menteur comme ces visages de grands seigneurs !

– C’est donc un grand seigneur ?

À vrai dire, Sarah ne se rendait pas un compte exact de ce que signifiait cette expression. Ne causant guère avec personne, si ce n’est parfois avec son grand-père, la pauvre enfant ignorait la signification d’un grand nombre de mots. Le vieux marchand la regarda avec des yeux dans lesquels brillait une haineuse colère.

– Oui, oui, grand seigneur ! Il s’en vantait et regrettait son mariage. Mais aujourd’hui, il est bien au-dessous de ceux qu’il méprisait alors.

– Où est-il ?

– Assez ! interrompit brusquement Nicolas, mettant fin à cet interrogatoire. Cet homme n’a jamais existé pour toi. Ne t’en occupe plus. J’ai déjà trop complaisamment répondu à tes questions. Va veiller à ton dîner.

Sarah n’osa répliquer ; le ton et le regard de son grand-père l’effrayaient. Elle se dirigea vers le réchaud sur lequel chauffait la maigre pitance qui devait composer leur repas et l’examina soigneusement, comme s’il se fût agi d’un mets délicat confié à son talent culinaire.

À cet instant, Jacques entra, venant faire ses adieux au propriétaire de la maison.

– Où est Sarah ? demanda-t-il, voulant revoir l’enfant avant son départ.

– Elle veille au dîner, répondit Nicolas.

– Elle est bien jeune pour pareille besogne !

– Ah ! dame ! mon cher monsieur, les pauvres gens sont obligés d’employer leurs enfants de bonne heure.

Jacques pensa aux piles d’or dont leur avait parlé la petite-fille de l’avare.

– Elle semble si délicate !

– Délicate ! Elle ! Mais non ; je vous assure. Depuis que votre ami le docteur Martelac m’a ruiné en remèdes et en visites pour elle, elle se porte très bien.

– En remèdes et en visites ! reprit Jacques d’un ton moqueur. Il ne lui a jamais fait qu’une visite, et encore, pour la modique somme de cinq francs, vous avez su lui extorquer une consultation pour vous ! Quant aux remèdes, ils sont, je le parie, encore chez le pharmacien !

Le bonhomme sourit d’un air malin.

– Une personne riche comme vous ! reprit Jacques.

– Puisqu’elle se porte bien sans cela, c’était inutile d’aller manger de l’argent si difficile à gagner !

– Ah ! vous ne le dépensez pas inutilement, j’en réponds !

– C’est une qualité, une grande qualité ! reprit Nicolas avec aplomb.

– Hum ! Enfin, je n’entreprendrai pas votre conversion sous ce rapport, vous êtes trop endurci. Mais je voudrais au moins obtenir quelque chose pour Sarah. Si vous vouliez, elle pourrait mener une vie gaie, heureuse, comme il convient à une enfant. Ma pauvre petite Rose de Bengale !

– Pourquoi l’appelez-vous ainsi ?

– Parce qu’elle a dans toute sa personne quelque chose de gracieux, de distingué, une délicatesse de teint, de manières et d’extérieur qui la fait paraître dépaysée dans le milieu où elle est. Ne le trouvez-vous pas ? Cela m’a frappé dès mon arrivée ici et je lui ai donné ce surnom.

Nicolas leva les épaules en grommelant :

– Quelles absurdités ! Sarah est ma petite-fille et ne déroge point en faisant le ménage, ajouta-t-il d’un air mécontent.

– Que faisait son père ?

– Son père était un pauvre homme sans le sou.

Cette phrase fut prononcée avec une expression de profond mépris, tel que pouvait l’éprouver, à l’égard d’une personne en de pareilles conditions, un avare comme le marchand d’antiquités.

– Ma fille l’a épousé dans un jour de folie, et cela n’a pas duré longtemps, du reste. Elle a vite compris quelle sottise elle avait faite.

Au moment où le vieillard disait ces mots, Jacques, levant les yeux, vit la figure ébouriffée de Sarah paraître entre un bahut antique et le haut dossier d’un siège moyen âge, ressemblant à un trône avec son écusson sculpté et ses bras formés de deux lévriers couchés. Les yeux profonds de la petite fille se fixaient pensivement sur son grand-père, et les boucles de ses cheveux accentuaient leur expression par l’ombre qu’elles jetaient sur le haut de son visage penché en avant. Elle avait entendu causer dans le magasin et avait quitté le réduit où elle préparait le dîner, afin de voir qui était là.

Jacques lui fit signe d’approcher et lui remit un paquet de bonbons dont il s’était muni à son intention.

– Ah ! monsieur Hilleret, quelle perte est pour moi votre départ ! disait Nicolas. Quand louerai-je votre chambre ? Le loyer, si modique qu’il fût, nous aidait à vivre, Sarah et moi ; il nous fera défaut maintenant.

Le jeune homme parut prendre peu d’intérêt à ces doléances. Il se contenta de dire quelques paroles amicales à l’enfant, dont le visage attristé exprimait son chagrin de ce départ, et, avant de s’éloigner, il serra avec un sentiment de répulsion la main du vieil avare. L’avarice est, d’ordinaire, le sentiment le plus antipathique à la jeunesse, et Jacques n’avait pu pardonner à Nicolas cet amour passionné de l’or, métal dont, à son âge et surtout avec sa profession, on se montre peu ambitieux. Puis, seul et soucieux, il remonta cette longue rue, ayant préféré se rendre à pied à la gare.

La veille, il avait fait ses adieux à Mme Martelac et avait entrevu Anne un instant. Tout en marchant, il secouait parfois subitement la tête pour chasser un souvenir importun. C’était le visage de Mlle Duplay qui hantait son imagination ; il revoyait malgré lui ces traits brillants de jeunesse dans lesquels il avait cru un soir lire un commencement d’amour. Le sacrifice lui pesait ; pourtant, il l’accomplissait généreusement, et quand, la tête penchée à la portière du wagon emporté par la vapeur, il vit disparaître peu à peu la vieille ville dont les clochers se perdirent à l’horizon, il poussa un soupir de soulagement et se rejeta dans un coin en murmurant :

– Allons, je dois oublier ! Elle sera la femme du docteur Martelac, mon meilleur ami.

Un sourire triste, mais courageux, passa sur sa physionomie, et, sans se laisser aller davantage à ses regrets, il prit un journal et tâcha de s’absorber dans la lecture des nouvelles du jour.

Dans la soirée de ce même jour, Sarah, épiant le moment où son grand-père était sorti, ouvrit la malle et y prit la peinture qu’il y avait rejetée ; elle l’emporta dans sa chambre et se mit à l’examiner avec un véritable intérêt, n’ayant pas osé le faire devant Nicolas. Ce portrait, dont le cadre, ayant une certaine valeur, avait été vendu par le marchand, représentait un homme jeune, blond, aux traits délicats. Le regard semblait s’arrêter avec complaisance sur Sarah et suivre tous ses mouvements avec une persistance qui la tenait sous le charme. Elle éprouvait tout à la fois un vague désir de se soustraire à ce regard et un attrait irrésistible vers lui.

– Pourquoi me regarde-t-il ainsi ? se dit-elle à demi-voix, je voudrais le savoir.

Elle plaça la peinture sur la cheminée, s’éloigna, se rapprocha, alla d’un bout à l’autre de la chambre, et partout le regard en la suivant semblait la magnétiser. Enfin, elle revint en face de lui, et s’écria en joignant les mains :

– Grand-père dit que ce visage est menteur. C’est impossible. Il semble si bon !

Puis, plus bas, elle ajouta :

– Oh ! que je voudrais le connaître !

Un instant elle demeura immobile, ses yeux attachés sur ceux du portrait qui semblaient s’animer sous son regard. Tout à coup, elle éprouva une étrange sensation ; il lui sembla avoir, à travers cette toile insensible, évoqué une âme, et, baissant la tête, elle rougit, comme si celui auquel appartenait cette âme avait entendu son exclamation enfantine.

Craignant que son grand-père ne lui enlevât la peinture à laquelle l’attachait cet attrait inexplicable, elle la déroba à ses regards en la cachant sous ses vêtements, dans le coffre profond, unique mobilier de sa chambre. Lorsque Sarah allait se coucher, Nicolas ne lui permettait jamais d’emporter la lampe dont elle se servait au magasin ; elle montait dans les ténèbres l’escalier vermoulu et procédait à sa toilette à l’aide d’un réverbère, justement placé devant sa fenêtre, comme pour venir en aide à l’avarice du vieux marchand. Souvent, le soir, la petite fille sortait la peinture de sa cachette, et, se hissant sur la pointe des pieds pour s’approcher de la lumière de la rue, elle contemplait ce visage inconnu qui remuait si profondément son cœur innocent.

La destinée





X



Le docteur était venu plusieurs fois à Poitiers depuis le départ de Jacques. Étonné de la subite résolution de son ami, il avait causé de lui avec sa mère, et, sur les remarques de cette dernière, il était facilement arrivé à soupçonner le véritable motif de la fuite du lieutenant. Robert avait senti s’accroître son affection pour lui de toute sa reconnaissance pour ce généreux sacrifice.

Quand à Anne, elle avait été froissée du départ du jeune homme comme d’une injure personnelle, d’autant plus pénible qu’elle ne pouvait s’en plaindre à personne. Seule, Mme Martelac avait pu se douter du commencement de sympathie née entre elle et Jacques, et Mlle Duplay était assez fière pour garder le silence sur la déconvenue qu’elle subissait. La coquetterie l’avait, il est vrai, poussée à essayer son pouvoir sur le jeune officier et à vaincre l’éloignement qu’elle avait lu dans ses yeux à l’énoncé de ses projets ambitieux de fortune. Mais une âme humaine est si complexe ! Peut-être y avait-il au fond du sentiment d’irritation qu’elle éprouvait quelque chose comme un regret.

Il y eut à cet instant une sorte d’hésitation dans sa vie ; pendant plusieurs jours, son beau visage fut grave et ses yeux bleus parurent retenir des larmes. Était-ce orgueil froissé, ou son cœur était-il atteint ? Dans ce dernier cas, la blessure fut peu grave, et le balancement entre le bien et le mal fut de courte durée. Le soir du départ de Jacques, agenouillée sur son prie-Dieu, le front dans ses mains, elle demeura longtemps pensive, et ses lèvres murmurèrent même une prière ; mais cette prière ne sortait pas du fond du cœur, et l’impression sous laquelle elle jaillissait devait être fugitive. Mélangée d’orgueil plus que de véritable souffrance, elle ne pouvait s’élever jusqu’au ciel et s’éteignit subitement dans une révolte d’égoïsme ; ce bon mouvement n’eut aucune suite.

Refoulant la tristesse qui menaçait de ternir son regard et cédant à la légèreté naturelle de son caractère, la jeune fille se releva rayonnante, et le regret, s’il exista, l’aveugla davantage.

Prise d’une frénésie de vanité, elle oublia toute raison, la lueur à peine née dans son cœur fut étouffée immédiatement, et, s’élançant étourdiment vers l’avenir, elle se jura de n’avoir, désormais, d’autre objectif qu’un mariage riche. Ayant résolument fermé son esprit à toute pensée grave, le bonheur de son cousin et l’amour qu’il lui témoignait depuis son enfance ne pouvaient entrer dans ses calculs. Élevée par un père insouciant qui mettait au premier rang des choses désirables les aises de la vie et le confortable donné par la fortune, Anne avait distancé à ce sujet les idées paternelles. Elle oublia donc promptement le léger trouble apporté dans son cœur par la présence de Jacques, et se dit que le luxe devant lui faire goûter le bonheur rêvé par son imagination, elle l’achèterait en s’aidant de sa beauté par un riche mariage.

Hé ! mon Dieu ! qui donc en ce monde si délicat aurait droit de se dire sans péché sous ce rapport ? Un riche mariage ! N’est-ce pas le rêve de toutes les mères qui sèchent sur pied en attendant qu’il se présente pour leur fille ? Et quel père ne se rengorge fièrement quand un gendre nanti de nombreux et solides titres de rentes vient solliciter une main qu’on tremble de joie en lui accordant ? Peut-être la jeune fille isolée et laissée à elle-même serait-elle inaccessible au désir d’un mariage brillant. Mais sitôt qu’elle a mis le pied dans ce qu’on appelle le monde, sitôt qu’elle a été initiée par lui à l’éblouissement de l’or, pour elle aussi le mariage riche miroite à l’horizon, et elle parvient à comprendre comment tout est sacrifié pour y arriver. Elle se prête alors de tout son pouvoir aux combinaisons qui ont pour but de la vendre le plus cher possible au candidat désiré par toute sa famille.

Jacques est en Algérie depuis plusieurs mois lorsque nous retrouvons Robert et Anne dans le salon de Mme Martelac.

La conversation est engagée entre eux depuis un certain temps, et, sans doute, elle est pénible pour le docteur, car son visage est triste. Debout près de sa cousine, dont la figure exprime un peu d’ennui, il a pris dans les siennes la main de la jeune fille et demande :

– Ne m’aimez-vous pas assez pour attendre ? Je vous le jure, dans quelques années, ma position sera telle que vous n’auriez rien à envier à personne.

– Quelques années ! reprend Anne avec un peu d’ironie. Vous n’y songez pas ? J’ai vingt ans sonnés !

– Rien ne presse, il me semble ! fait observer Robert avec un léger sourire.

– Je suis lasse de ma vie retirée. Je veux en finir, et j’ai la prétention de ne pas me morfondre à attendre.

– Vous n’êtes pas malheureuse pourtant. Votre père fait tout ce qui vous plaît et vous laisse toute liberté.

– C’est vrai ; mais je suis décidée à changer de position, et le plus tôt sera le mieux.

– Pourquoi tant vous presser ?

– Parce que j’en ai assez de cette vie monotone ! répond-elle avec un peu d’impatience.

Ses regards, fixés à travers la fenêtre près de laquelle elle est placée, se détournent de Robert. Évidemment, il y a, au fond de son âme, une résolution prise ; mais il lui coûte de la faire connaître à son cousin.

Sans avoir une idée bien nette de sa conduite, un vague instinct lui dit qu’elle fait mal, et elle éprouve une certaine honte à exprimer avec une si triste franchise des sentiments que tant d’autres prennent beaucoup de peine à voiler d’apparences trompeuses. Il faut être bien inexpérimenté ou bien blasé pour faire, devant un de nos semblables, abstraction complète des sentiments généralement estimés autour de nous.

Toutefois, Anne prit son parti. Comme les gens timides, qui exagèrent l’audace quand une fois ils ont résolu d’aller en avant, elle tourna la tête vers son cousin, et, lorsque celui-ci lui dit presque humblement :

– Anne, vous n’avez donc aucune affection pour moi ? Pourtant, il y a quelques années, vous sembliez m’aimer ; l’avez-vous complètement oublié ?

Elle eut un geste irrité.

– Je vous voyais sans cesse alors, dans l’intimité de la famille. Est-ce qu’une jeune fille n’a pas toujours quelque cousin qu’elle s’imagine aimer ?

À cette dure repartie, Robert avait tressailli. Une flamme, traversant son regard, parut illuminer subitement la blessure faite à cette âme par les paroles d’Anne. Elle eut un instant de remords et dit sur un ton moins acerbe et comme une excuse :

– Vous le savez bien, je ne suis pas romanesque ; ainsi, ne faisons pas de sentiment, n’est-ce pas ?

– Pas romanesque, non, Anne. Moi non plus, je ne le suis pas, et je crois qu’il n’y a pas une heure de ma vie qui ait jamais été livrée à ces rêves sans but, auxquels se laissent aller les esprits romanesques. Mais, quoique vous en disiez, il me faut bien faire du sentiment, puisque vous appelez ainsi vous parler de cette affection profonde, sérieuse, et, si vous le vouliez, immortelle, qui remplit mon cœur depuis tant d’années ! Dépend-il de moi de lui imposer silence, et ne puis-je essayer de la défendre à vos yeux ? Puis-je oublier tout à coup l’amour dont mon cœur a vécu jusqu’ici, le seul qui l’ait fait battre et ait répandu son chaud rayon sur ma jeunesse laborieuse, cet amour unique pour lequel j’ai gardé avec une fière jalousie toutes les tendresses de mon âme ? Vous n’avez donc pas compris que mon bonheur dépend de vous, et que je suis prêt à tout pour vous donner celui auquel vous aspirez ?

– Même à sacrifier le vôtre ?

Elle levait les yeux vers lui avec une expression singulière.

– Oui, Anne, même cela ! dit-il doucement, sentant sa pensée sans qu’elle l’eût exprimée.

Un mouvement attendri se fit sur la belle physionomie de la jeune fille.

Un instant, il la crut touchée ; mais elle se raidit contre cette impression involontaire et reprit froidement :

– Nous ne saurions trouver le bonheur dans les mêmes éléments. Vous êtes un homme supérieur, dit-on ; je ne le nie pas. Mais je ne suis pas la compagne qu’il vous faut.

Il parut accorder peu d’attention à cet aveu, et, croisant avec supplication ses mains, qui tenaient celle de la jeune fille, il dit :

– Donnez-moi seulement deux ou trois années.

– Rien que cela ! s’écria-t-elle.

– Ce serait bien court si vous m’aimiez, et que cette attente dût aboutir au bonheur !

– Je languirais si longtemps dans l’ennui d’une vie de recluse ! Car enfin, mon père a beau faire, il ne peut me donner les plaisirs coûteux, et il me faut compter avec sa modeste fortune.

– Un peu de patience, et je vous donnerai une vie plus en rapport avec vos goûts.

Anne secoua la tête avec incrédulité.

– Vous êtes trop raisonnable ! dit-elle avec conviction. Et puis, cette fortune dont vous parlez peut vous faire défaut.

– Je travaillerai tant pour vous voir heureuse suivant vos désirs !

Elle hésita un instant, regardant son cousin en silence, et reprit tout à coup :

– Savez-vous, mon pauvre Robert, que j’ai là, sous la main, des millions qui m’attendent ? Je n’ai qu’à dire oui pour en jouir.

Enfin, l’ambitieuse jeune fille dévoilait la vérité ! C’étaient ces millions dont les scintillements aveuglaient sa vanité et lui faisaient dédaigner l’amour sérieux et fidèle du jeune homme.

– Qui ? demanda celui-ci, sans prendre la peine d’expliquer sa pensée.

– M. Tissier.

– Un vieillard !

– Qu’importe ?

– Comment, qu’importe ! Vous ne ferez pas un tel marché ? Car c’est un marché cela, Anne, un marché honteux ! Donner votre jeunesse, votre beauté, votre amour, pour de l’or !

– Oh ! de l’amour ! Il n’en demande pas tant. Il n’exige rien.

– Il le dit ; il sait bien qu’à son âge il serait ridicule en prétendant vous inspirer une passion. Mais, quand vous serez sa femme, savez-vous de quelles chaînes sa jalouse surveillance vous entourera ? Avez-vous songé aux difficultés et parfois aux douleurs d’une union si disproportionnée ?

– Nous verrons ! dit Anne en levant les épaules, comme pour nier les difficultés de l’esclavage qu’elle acceptait si légèrement.

Gâtée et élevée sans religion, Mlle Duplay ne savait et ne voulait savoir qu’une seule chose : c’est qu’ayant reçu en partage une beauté remarquable, elle avait, sur ceux qui l’entouraient, un très grand ascendant. Dans son aveugle vanité, elle ne doutait pas de prendre facilement le même empire sur son mari. Cet ensemble séduisant, formé par la pureté parfaite des lignes du visage et de la personne, le charme de deux grands yeux limpides et brillants, le sourire qui ajoute une grâce indéfinissable à la fraîcheur de la jeunesse, tout cela constitue une royauté, éphémère sans doute, mais non moins réelle, et Anne savait bien qu’elle portait au front cette couronne dont le prestige soumet les hommes à son empire.

Depuis un instant, Robert avait laissé retomber la main de sa cousine et regardait les feuilles se détacher des arbres du jardin et tomber à travers les plates-bandes, dans lesquelles les chrysanthèmes secouaient leur fleurs mélancoliques. Dans ce cœur fort et fidèle, il se faisait un déchirement profond, vaguement redouté peut-être depuis un certain temps, mais d’autant plus cruel que les sentiments du jeune docteur ne pouvaient être que sérieux.

Peut-être toutefois, la crainte de s’être attaché à un être indigne de son amour est-elle plus douloureuse pour une âme droite et fière que celle de n’être pas aimé ? Aussi, quand Robert tourna de nouveau la tête vers la jeune fille, il la regarda avec une tristesse mêlée d’amertume en disant :

– Anne, je crois qu’il est des âmes dans lesquelles un premier amour jette des racines que rien ne saurait arracher complètement. Je tâcherai pourtant d’oublier, puisque mes rêves ou plutôt ceux que nous avions faits autrefois ensemble ne sauraient vous donner le bonheur. Vous le cherchez ailleurs, et, je le crains, vous êtes dans une erreur terrible à ce sujet. Dieu vous garde et vous éclaire ! Croyez-le toutefois, vous trouverez toujours en moi un ami ! Puissiez-vous ne jamais vous repentir du mariage que vous méditez de faire !

Sa voix tremblait en faisant ce dernier souhait, et son regard sérieux enveloppa un instant sa cousine, comme s’il eût cherché, sous cette radieuse enveloppe terrestre, à pénétrer jusqu’au cœur. Il crut voir sur ses traits une lueur d’émotion, contre laquelle elle réagit de nouveau en disant brusquement :

– Bah ! suivons chacun notre voie ! Je regrette la peine que vous fait ma détermination ; mais peut-être, avant peu, regretterais-je aussi de m’être laissé aller à un moment d’attendrissement. Vous m’oublierez facilement, je l’espère ; et, quand vous n’aurez plus souvenir des enfantillages de notre jeunesse, vous épouserez une femme digne de vous. Quant à moi, soyez tranquille, la fortune seule me rendra heureuse. J’ai besoin de luxe, et je ne saurais me contenter d’une vie bourgeoisement économe, comme celle qu’il m’a fallu mener jusqu’ici.

Robert ne répondit rien ; il baissa la tête devant cette obstination et accepta sans reproches la décision qui brisait ainsi toutes les chères espérances de son cœur.

Quelques mois plus tard, Anne se jetait, tête baissée, dans cet avenir dont le reflet doré avait séduit son imagination. Elle épousait, à vingt et un ans, M. Tissier, qui en avait près de soixante et possédait plusieurs millions.

Les nouveaux époux quittèrent immédiatement Poitiers et allèrent s’installer à Paris. Fière du luxe princier dont elle se vit entourée, la jeune femme oublia et dédaigna même les mesquins projets d’alliance qu’elle avait pu former autrefois. Elle dit adieu à Mme Martelac avec une expression triomphante qui fit sourire la vieille dame. Au fond du cœur, la mère de Robert, tout en prenant part à la cruelle déception de son fils, ne pouvait regretter pour lui la femme frivole qui avait orgueilleusement tout sacrifié afin de s’assurer cette existence de millionnaire.

Le jeune docteur se dispensa de venir assister au mariage de sa cousine et eut recours au prétexte tout trouvé d’une vie absorbée par le travail lorsque M. et Mme Tissier cherchèrent à l’attirer, à Paris, dans leur intimité.

La destinée





XI



Sarah, assise près de la porte du magasin d’antiquités et cachée derrière le rideau, qu’elle a relevé en partie, afin d’y voir plus clair, travaille. Elle semble éprouver cette difficulté des enfants inhabiles quand ils tiennent une aiguille qu’ils ne sont point habitués à manier.

La tête baissée, rouge et fatiguée par cette application inusitée, elle raccommode un vêtement à son grand-père. C’est une vieille redingote usée, râpée, verdie par le temps et l’usage ; la trame, visible tout le long des coutures, semble prête à céder sous l’aiguille, et Sarah redouble de soin, tout en faisant des reprises aux mille sinuosités. Si l’étoffe venait à craquer, elle aurait une augmentation de travail et se verrait forcée de faire coutures sur coutures, Nicolas lui ayant déclaré qu’il comptait porter ce vêtement pendant un an ou deux encore.

Le vieil avare se résigne à changer de paletot seulement lorsque celui qui couvre ses épaules pointues se réduit en lambeaux. Encore gémit-il alors sur la mauvaise qualité des étoffes d’aujourd’hui, bien que, généralement, il leur ait demandé un usage beaucoup au-dessus de l’ordinaire.

Il n’y a personne en ce moment dans la rue remplie d’une brume épaisse et glaciale. Le ciel est gris et semble toucher les toitures, tant ce brouillard remplit l’atmosphère de sa masse légèrement bleutée. La petite fille, afin de terminer son ouvrage avant la nuit, se décide à ouvrir la porte et à s’installer sur le seuil, car elle n’y voit plus assez dans l’intérieur du magasin ; impatiente de finir ce raccommodage très difficile à son avis, elle fait courir sur l’étoffe ses petites mains rougies, sans se soucier du froid humide dont elle est pénétrée.

Absorbée par ses reprises, fort irrégulières il faut l’avouer, elle ne voit pas tourner à l’angle du boulevard un homme qui marche d’un pas alourdi et traînant. Ce doit être un ouvrier voyageur ; du moins il en a l’apparence. Vêtu d’une blouse grise souillée de poussière, d’un pantalon de velours à côtes usé et dont la couleur primitive est méconnaissable tant il a été traîné à la pluie depuis de longs mois, coiffé d’un chapeau de paille qu’il rabat sur ses yeux, il porte sur son épaule un bâton au bout duquel se balance le léger paquet composé de ses effets. Il semble fatigué, car, en arrivant devant la maison de Nicolas, il ôte son bâton de dessus son épaule, prend d’une main le mouchoir à carreaux bleus et jaunes qui renferme son mince trousseau et s’appuie de l’autre sur le bâton.

Péniblement, il fait encore quelques pas et s’arrête contre une fenêtre en face de Sarah, qu’il regarde longtemps sans remuer.

C’est un homme grand et mince, courbé par la fatigue, épuisé par l’inconduite et par la misère venue à sa suite. Son visage pâle entouré d’un collier de barbe inculte a une expression peu rassurante, et le regard de ses yeux noirs et éraillés est arrêté sur la petite fille avec persistance. Ce regard brille d’une façon inquiétante au milieu de sa figure jaunie ; il offre un mélange de ruse et de volonté qui tiendrait en arrêt un agent de la police si le hasard en amenait un dans la rue en ce moment. Mais personne, par ce brouillard intense et à pareille heure de la soirée, n’est là pour observer le voyageur. Il examine la maison depuis ses toits enfoncés et couverts de mousse jusqu’au bas des murs lézardés et se dit à voix basse :

– C’est ici.

Est-ce l’intuition du regard attaché sur elle ou simplement la conscience d’avoir fait tout le travail possible dans le vêtement de son grand-père ? Toujours est-il que Sarah se lève tout à coup, et ses yeux s’étant arrêtés sur l’étranger, elle éprouve un moment de peur irraisonnée, ramasse précipitamment son ouvrage, prend sa chaise et rentre dans le magasin en fermant la porte derrière elle. Dans l’intérieur de la maison, il commence à faire nuit et l’enfant allume sa petite lampe afin de s’occuper du dîner. Nicolas, retiré dans son cabinet, fait ses comptes de la journée ; mais lui aussi n’y voit plus, et, ne voulant pour rien au monde entretenir deux lampes, si modestes soient-elles, il quitte son travail et vient retrouver Sarah dans le réduit où elle fait sa cuisine et où elle va et vient avec une activité et une entente bien au-dessus de son âge. Assis devant le feu, les jambes croisées, le marchand siffle entre ses dents, tout en regardant tomber dans la soupière les tranches de pain que l’enfant taille pour la soupe.

La petite lampe jette sa clarté sur ce groupe et combat avec peine le crépuscule envahissant le magasin. Elle laisse dans une nuit profonde les nombreux recoins formés par les grandes armoires qui entourent la cuisine et la séparent seules du reste de la salle, repoussant la lumière sur le visage pointu du vieux marchand dont l’ombre danse à la lueur fantasque de la flamme du foyer.

– Inutile ! inutile ! s’écrie-t-il avec empressement en voyant Sarah s’apprêter à couper un mince petit morceau de beurre pour le mettre dans le potage. Apprends donc à être économe ! Tu ne seras jamais riche !

– Qui sait ? dit brusquement une voix étrangère. Ne doit-elle pas hériter de vous comme moi-même ?

La petite fille venait de se pencher pour déposer la soupière à terre, afin d’y verser le contenu du vase placé devant le feu. Elle se releva subitement et poussa une exclamation de terreur en apercevant devant elle l’homme qu’elle avait vu dans la rue. Nicolas s’était retourné sur son siège. Il hésita un instant, les yeux fixés sur la tête qui émergeait de l’ombre entre deux meubles et dont la pâleur cadavérique et les prunelles luisantes comme des charbons avaient quelque chose de fantastique.

– Pas vous, sûrement ! dit-il en devenant blême quand il reconnu celui qui avait parlé. D’où venez-vous ?

Sa voix tremblait. On ne saurait dire si c’était de colère ou d’effroi.

– De loin, comme vous voyez, répondit le nouveau venu sans se troubler.

Il montrait ses vêtements et ses chaussures souillées de poussière et de boue.

– Je vous croyais mort, n’entendant plus parler de vous.

– Vous caressiez cet honnête espoir ! Mais pour le cas où j’eusse vécu encore, vous aviez pris vos précautions ! Quelle peine j’ai eue à retrouver vos traces ! Et quand enfin je vous rencontre, grâce à des recherches si longues, vous me recevez ainsi ! Vraiment, la fibre paternelle est chez vous d’une sensibilité merveilleuse ! reprend son interlocuteur, ironiquement. Quel accueil ! l’Enfant Prodigue ne pouvait en recevoir un plus tendre !

– Monte dans ta chambre et restes-y jusqu’à ce que je t’appelle, dit durement Nicolas, se retournant vers Sarah, immobile et terrifiée par cette apparition.

La petite fille obéit sans dire un mot.

– Il ne vous plaît pas de faire connaître notre parenté ? Non, n’est-ce pas ? Pourtant, je me sens au cœur un certain besoin de la vie de famille et voilà pourquoi vous me voyez ce soir.

En disant cela, l’étranger prend un siège et s’assied aussi paisiblement que s’il s’installait pour passer la soirée. Le visage parcheminé du marchand d’antiquités exprimait une violente colère.

– Marc, s’écrie-t-il, dis tout de suite pourquoi tu es revenu ? Tu m’avais juré de ne plus remettre les pieds en France !

– Ah ! vous reprenez le tutoiement des anciens jours ? Vrai, cela m’attendrit ! dit hypocritement celui auquel il s’adresse. Au fond, voyez-vous, je ne suis pas mauvais et j’ai l’esprit de famille, au point même de croire tout commun entre père et fils, n’est-ce pas ?

Ses petits yeux pétillèrent d’ironique douceur et glissent entre ses paupières à demi fermées leurs regards menteurs vers Nicolas.

– Je vous répondrai qu’à ce moment-là j’avais mes raisons pour vous quitter. J’emportais un petit magot dont la perte vous arrachait des larmes, mais, en même temps, consolait mon amour filial de l’obligation où j’étais de m’éloigner de vous. Hélas ! la faim, dit-on, chasse le loup du bois et le besoin ramène d’Amérique ceux qui laissent en France un héritage à surveiller.

– Ton serment de disparaître pour toujours m’avait seul amené à faire ce que j’ai fait.

– Votre haine y trouvait aussi un bon moyen de se satisfaire, avouez-le ? Où, diable, aviez-vous la tête quand vous avez consenti à ce mariage ?

– Consenti ! consenti ! répliqua le vieillard, tu en parles à ton aise. Je n’ai pas pu en empêcher. Marguerite était comme ensorcelée !

– Ça n’a pas duré longtemps !

– Non.

– Un coup de tête, quoi ?

– Il a coûté cher !

Revenant subitement à la situation présente :

– Enfin, que veux-tu ?

– Mon bon père, répond Marc d’un ton mielleux, je viens d’avoir le plaisir de vous le dire : je reviens vous voir.

Le bonhomme murmure entre ses dents quelques mots qu’on peut supposer n’être en rien des compliments de bienvenue.

– Je voulais avoir de vos nouvelles.

– Et de celles de ma bourse ?

Debout en face l’un de l’autre, le père et le fils louvoient à qui mieux mieux, reculant le plus possible le moment que chacun d’eux sait inévitable. Marc joue avec Nicolas comme le chat avec la souris ; sûr de le tenir entre ses griffes, il se fait un cruel plaisir de prolonger les angoisses clairement visibles dans le regard de l’avare. Celui-ci, connaissant son fils, ne doute pas du motif auquel il doit sa visite ; mais il essaie de gagner du temps, comptant sur il ne sait quelle circonstance impossible pour sauver son trésor menacé.

– Celles-là, répond Marc, vous ne les donnez pas volontiers, il faut les prendre violemment. Quelle peine vous m’avez imposée la dernière fois, hein ?

À ces paroles, le vieillard se met à trembler, et regarde avec terreur le grimaçant sourire de son fils.

– Rassurez-vous, mon bon père, dit celui-ci, je ne tiens pas à vous forcer. Vous vous exécuterez généreusement et de bonne volonté, j’en suis sûr.

Le ricanement dont sont accompagnées ces paroles augmente le tremblement qui a succédé chez Nicolas au premier accès de colère.

– Le ciel m’a pourvu d’un père riche d’économies. Car il n’y a pas à dire, la somme enlevée jadis à votre caisse ne représentait qu’une modeste partie de votre fortune, je le sais bien ! Depuis, le reste a dû faire la boule de neige, et c’est pitié de voir le fils d’un richard comme vous courir le monde dans cet accoutrement ! Vous devriez avoir honte de moi.

Il s’approchait davantage de la lampe, afin d’éclairer sa toilette en piteux état.

– Tu pouvais travailler, hasarda le marchand.

– Travailler ? Moi ! Allons donc ! Quand vous avez de bonnes et belles rentes qui font de vous un Crésus ! D’ailleurs, ajouta-t-il complaisamment, je suis un fils de famille et je ne me sens pas né pour le travail. C’est pourquoi l’auteur de mes jours doit se charger de fournir à mes dépenses et pourquoi j’ai de nouveau résolu d’avoir recours à lui.

Il paraît avec un audacieux cynisme qui faisait de plus en plus blêmir le visage de Nicolas.

– Dis ce que tu demandes, balbutia ce dernier.

– Voyez-vous ! j’aime à vous voir ainsi ; vous parlez doucement comme un bon père parle à son fils de retour après une longue absence. Songez donc ! Onze ans passés depuis notre dernière entrevue ! C’est navrant de rester séparés si longtemps. Il n’en sera plus ainsi, j’espère.

– Espères-tu revenir encore ? dit le vieillard avec effroi. J’aimerais mieux te dénoncer à la police.

– Oh ! que non pas ! Vous n’irez pas livrer votre fils ; ce serait horrible ! Et puis vous me causeriez une peine inutile. L’autre a fait son temps et il est revenu.

– Où est-il ?

Marc haussa les épaules avec indifférence.

– Le sais-je ? J’ai pris la peine de vous chercher et je suis parvenu à vous rencontrer, y trouvant un grand intérêt ; mais lui ? Je n’ai rien de bon à attendre de sa connaissance ! Il est mort de faim, sans doute. C’est ce qu’il avait de mieux à faire. Ah ! comme vous l’aimiez ! Et ma pauvre sœur, quelle tendresse conjugale ! C’est si touchant de voir une pareille union exister dans une famille !

Le misérable passa sur ses yeux, comme pour y essuyer des larmes, la manche déchirée et sale de sa blouse ; puis, tout à coup ; il se mit à éclater de rire.

– Ah ! ah ! Vous avez joliment débrouillé mon affaire ! Avec quel aplomb vous avez affirmé l’avoir reconnu et comme vous avez bien su persuader à Marguerite qu’il était coupable ! Elle ne demandait pas mieux, il est vrai, de s’en débarrasser, ma chère petite sœur. Et elle ignorait mon retour en France ; sans cela, peut-être m’eût-elle soupçonné, car elle n’a jamais eu pour moi l’estime dont j’étais digne.

– Je me suis repenti bien des fois de t’avoir sauvé ! dit Nicolas avec rancune.

– Pourquoi donc l’avez-vous fait ?

– Parce que...

Il hésitait.

– Tu étais mon fils et je t’avais toujours aimé.

– Jusqu’à la bourse, oui ! dit Marc en riant. La preuve, c’est que j’ai été obligé d’en venir à cette extrémité pour me procurer un à-compte sur votre héritage.

– Enfin, combien demandes-tu pour me délivrer de ta présence ?

– Combien me donnerez-vous ? Ou plutôt, combien avez-vous en caisse !

– Rien, ou presque rien, répondit vivement Nicolas. Les affaires ne vont pas, et je ne me suis jamais relevé de la perte que tu m’as fait subir.

Marc leva les épaules avec ironie.

– À d’autres, mon père, dit-il. Conduisez-moi où est votre argent, nous allons être promptement renseignés sur votre franchise. Je vais vous éclairer.

En disant cela, Marc se lève et prend la lampe dans sa main. Le vieux marchand hésite.

– Allons ! vous me connaissez ! dit son fils.

La menace contenue dans ces paroles triompha des dernières hésitations de l’avare. Jugeant la résistance dangereuse, il se dirigea vers son cabinet, et, d’une main tremblante, ouvrit sa caisse. Marc, ébloui, entassa avec empressement dans ses poches les piles d’or et les billets. Tout y passa, et l’air navré de Nicolas, dont les yeux sortaient de leurs orbites à la vue de ce pillage, n’y fit rien.

Anéanti, comme pétrifié par ce spectacle, le vieillard, appuyé sur le dossier d’une chaise, contemplait avec horreur son fils le dépouillant ainsi des épargnes de son avarice. Ses jambes flageolaient, le sang lui montait aux joues, une sueur froide s’amassait en gouttelettes sur ses tempes desséchées, et, s’il ne se fût cramponné à la chaise, il serait tombé, car tout dansait devant ses yeux, et un bourdonnement effrayant secouait son cerveau affolé. Il essaya à plusieurs reprises d’étendre la main pour arrêter le voleur, mais le geste qu’il crut faire, il ne le fit pas ; ses membres lui refusaient le service, et les paroles qu’il crut prononcer ne sortirent pas de son gosier. Un son inarticulé parvint seul à Marc, qui haussa les épaules tout en continuant son opération. Quand tout ce qu’il pouvait prendre fut enlevé, il se retourna vers son père :

– Adieu et merci maintenant. Vous ne vous rendez pas de bon cœur à mes demandes, et vous semblez ahuri du soulagement apporté à votre caisse trop pleine ! Mais je me contente de votre manière de faire. Je me sauve maintenant. Bonne nuit ! ajouta-t-il ironiquement.

Nicolas ne répondit pas et demeura immobile, les mains crispées sur le dossier de la chaise contre laquelle il s’appuyait. Quand il revint enfin à lui, Marc avait disparu, il se trouva seul en face de sa caisse vide et murmura avec désespoir :

– Misérable ! Gredin ! Bandit !

Et autres aménités à l’adresse de celui qui ne s’en souciait nullement et venait de s’installer dans un wagon de chemin de fer où, seul et ricanant dans sa barbe, il comptait sans aucun remords et entassait dans son portefeuille les billets soustraits à l’avarice paternelle.

Le marchand s’assit devant la caisse ouverte et passa ses mains jaunes et ridées à travers ses cheveux gris avec un geste désespéré. À présent qu’il ne sentait plus peser sur lui la terrifiante présence de son fils, la colère lui montait de nouveau à la tête.

– Ah ! voleur, va, tu ne l’emporteras pas en paradis ! disait-il, je te dénoncerai et tu expieras ton crime cette fois ! Ai-je été fou de lui substituer un remplaçant !

Ses mains agitées de mouvements convulsifs retombaient sur les bras du fauteuil dans lequel il s’était assis, et ses ongles crochus s’enfonçaient dans le crin laissé à découvert par l’étoffe en lambeaux. Son visage pointu, dont le profil semblait découpé dans une lame d’acier tant la maigre chère à laquelle il s’astreignait l’avait desséché, exprimait en ce moment un tel désir de vengeance que ce masque dur et sournois eût effrayé Marc lui-même. Peut-être le digne fils d’un tel père eût-il jugé prudent pour sa liberté d’avoir recours à un moyen extrême, moyen devant lequel il avait reculé jusque-là, grâce à la crainte inspirée à Nicolas qui le savait capable de l’employer.

Le marchand d’antiquités prit une feuille de papier, écrivit nerveusement quelques lignes, signa et rejeta cet écrit dans sa caisse à la place des valeurs emportées par son fils. Puis il ferma la caisse en disant :

– Voilà ma vengeance ! dès demain, j’enverrai cela à qui de droit.

Il se leva en chancelant et sortit du cabinet. Tout était calme dans le magasin, la porte laissée ouverte par Marc, battait doucement, poussée par l’air de la rue. Le feu s’était éteint de lui-même, la soupière demeurée intacte près du foyer, ne fumait plus depuis longtemps. L’avare ne songea pas à dîner ni à faire dîner sa petite-fille ; il posa sa lampe sur le poêle refroidi et allant fermer la porte de la rue, il se prépara à aller se coucher.

La destinée





XII



Le quartier populeux habité par Nicolas commence à s’éveiller, les cloches des nombreuses chapelles et des couvents qui forment comme la garde d’honneur de la majestueuse cathédrale ont envoyé l’une après l’autre leurs tintements pieux dans l’air du matin. Le brouillard se dissipe sous le soleil et laisse apercevoir le miroitement du Clain le long du boulevard. Les saules, dont les branches dépouillées sont encore couvertes de la froide rosée de la nuit, trempent leurs extrémités dans ces eaux pailletées d’or par la lumière éclatante de la matinée. Au bord de la rivière, les roseaux reflètent dans cet humide miroir leurs touffes épaisses et sombres et déjà deux ou trois laveuses matinales travaillent à briser la légère couche de glace qui forme une frange argentée le long de la rive afin de commencer leur rude journée de travail.

Pourtant, le vieux marchand qui d’ordinaire précède tous ses voisins, n’a pas encore paru. Les contrevents blindés, seul luxe qu’il se soit permis pour protéger ses richesses, sont fermés, la maison reste silencieuse et Sarah ouvre les yeux, étonnée de n’avoir entendu aucun appel. Elle se jette à bas de sa pauvre couche en constatant que le soleil est déjà bien haut, puisqu’il lance un de ses rayons à travers les vieux carreaux verdâtres de sa fenêtre. Craignant d’être en retard, elle revêt à la hâte ses vêtements.

Nicolas est dur pour l’enfant comme pour lui-même ; chaque matin, il l’appelle dès l’aurore afin de lui faire faire l’ouvrage de la maison, ouvrage trop pénible pour elle et après lequel elle se sent brisée quand vient la nuit.

À peine habillée, elle se rend dans le magasin, pensant y trouver son grand-père. Dans ces grandes pièces sombres, il ne se fait aucun mouvement, si ce n’est le brusque réveil du chat, qui a passé la nuit étendu sur un fauteuil et saute à terre à son approche pour venir se frotter contre elle en miaulant. Rien n’est ouvert et de minces filets de lumière pénètrent seuls à travers les interstices des contrevents. Il semble à l’enfant que quelque chose d’étrange flotte dans cet air humide comme celui d’une prison.

– Grand-père ! appelle-t-elle.

Personne ne répond. Elle avance doucement, se frappant aux meubles qui élèvent leurs formes indécises dans l’ombre du magasin. Enfin, elle arrive à la dernière pièce et parvient à la porte de la rue que ses petites mains maigres ont peine à ouvrir.

Quand cette porte cède à ses efforts, un flot de lumière entre et un moment éblouie, Sarah se retourne en mettant la main sur ses yeux. Lorsqu’elle la laisse retomber, elle jette un cri. À quelques pas d’elle, son grand-père est étendu, rigide, la face congestionnée et les yeux grands ouverts. L’enfant porte de nouveau la main à son visage et s’élance dans la rue.

En quelques minutes, tous les voisins sont réunis, hommes et femmes, discutant sur l’évènement et jetant un regard curieux dans cette demeure où ils n’ont jamais pénétré.

Ce fut un brouhaha indescriptible au milieu duquel se croisaient les exclamations des femmes terrifiées, les explications qu’elles croyaient pouvoir donner sur cette mort inattendue et les empressements de quelques-unes d’entre elles, lesquelles n’ayant pas perdu tout espoir, coururent les unes chez un prêtre, les autres chez le docteur le plus proche. Les premières pensaient avec raison que le vieillard, s’il vivait encore, pouvait avoir un rude compte à rendre à Dieu avant de partir pour l’autre monde.

Mais tout fut inutile. Quand on releva Nicolas, il n’était plus qu’un cadavre et le docteur accouru en hâte, constata la mort, due à un de ces accidents que rien ne saurait faire prévoir et qui frappent les mieux constitués. Personne ne pouvait savoir quelle circonstance avait brisé subitement cette vie misérablement attachée aux richesses de ce monde. Sarah seule avait vu l’étrange visiteur venu dans la soirée au magasin ; retirée dans sa chambre sur l’ordre de Nicolas, elle avait d’abord écouté avec terreur l’éclat des voix s’élevant comme dans une discussion. Puis le bruit s’étant apaisé, elle s’était rassurée et avec l’insouciance de son âge, l’enfant s’était endormie, sans se douter du passage de la mort si près d’elle.

Ainsi, le vieux marchand était tombé victime de son avarice ; sa douleur d’être dépouillé de ses trésors avait été d’une telle violence qu’elle avait rompu l’équilibre de sa vie. Tombé dans l’éternité sans peut-être en avoir conscience, il avait quitté les trésors amassés avec tant de soins et ses yeux subitement fermés de ce côté-ci de la tombe, s’étaient ouverts sur la vie éternelle, où notre seul trésor sera celui que les vers ne rongent point et que les voleurs ne sauraient dérober.

Sarah, épouvantée, se tenait à distance, osant à peine tourner les yeux vers le lit sur lequel on avait déposé son grand-père ; elle regardait d’un air inquiet cette foule curieuse qui, maintenant, allait et venait devant la porte sans entrer, car un agent de police avait été appelé et avait fait évacuer la maison. Quelques femmes essayèrent de lui parler, mais repoussée de tous jusque-là à cause de son grand-père, elle se montra sauvage et reçut froidement ces consolations de deux ou trois voisines compatissantes.

Appuyée près de la fenêtre, les mains croisées, les traits sévères et comme empreints de la rigidité du cadavre, le cœur serré par une angoisse inconnue, la pauvre petite ne savait que devenir. Ses regards craintifs allaient du docteur à l’agent de police, sans comprendre les paroles qu’ils échangeaient. Enfin, ce dernier se tourna vers elle :

– C’était votre grand-père ? demanda-t-il en indiquant du geste le corps étendu sur le lit.

L’enfant inclina la tête.

– Où sont votre père et votre mère ?

– Ils sont morts.

– Avez-vous d’autres parents ?

– Aucun.

– Connaissez-vous quelqu’un chez qui vous puissiez aller pour le moment ?

– Non, répondit-elle, laconiquement.

L’impression qu’elle éprouvait lui serrait la gorge et lui permettait à peine ces courtes réponses.

L’homme de la police dit quelques mots au docteur et ils parurent se concerter sur ce qu’il y avait à faire. Un voisin et sa femme étaient seuls restés dans la maison pour le cas où l’on eût eu besoin de leurs services ; le médecin, les connaissant, s’adressa à eux et leur demanda divers renseignements.

Durant cette conversation, Sarah jetait des regards effarouchés sur les interlocuteurs et paraissait chercher à saisir le sens de leurs paroles. Ils s’arrêtèrent enfin à une résolution dont ils ne firent point part à l’enfant. Le docteur et l’agent de police sortirent en fermant la porte derrière eux ; la foule rassemblée dans la rue ne trouvant plus moyen de satisfaire sa curiosité, se dispersa et le silence se rétablit autour de la maison de Nicolas. La petite fille demeurait seule avec l’homme et la femme chargés de la lugubre toilette du mort.

La pauvre enfant se laissa alors tomber sur une chaise et y demeura immobile, pétrifiée par le sinistre spectacle qu’elle avait sous les yeux depuis son réveil.

À quoi pensait-elle ? Qui le sait ? Une enfant de douze ans, ayant vécu en dehors de tout rapport habituel avec ses semblables, a sans doute des idées bien peu arrêtées sur la vie. Trop intelligente pour s’engourdir dans ce milieu restreint où son grand-père l’avait retenue, elle avait vécu jusque-là en compagnie des souvenirs de sa petite enfance, souvenirs confusément mêlés aux élucubrations de sa jeune imagination. Son ignorance absolue avait fermé tout champ nouveau aux pensées de l’orpheline ; aussi le moindre incident dans sa vie de recluse avait un retentissement dans cette âme frêle et naturellement impressionnable. Quelle ne dût donc pas être la secousse qu’elle éprouva de cette mort subite et des préparatifs dont elle fut le témoin muet, pendant les heures qui suivirent ?

La chambre dans laquelle on avait transporté Nicolas était contiguë au magasin et paraissait en faire partie, car à part le lit sur lequel avait été déposé le corps, elle était remplie de meubles à vendre. Lorsqu’elle fut tranquille et quand tout fut remis en ordre, la femme chargée de ce soin s’approcha de Sarah :

– Il faut déjeûner, lui dit-elle. Vous êtes à jeun, sans doute ?

La petite fille leva les yeux vers elle :

– Je n’ai pas faim.

– Voyons, reprenez courage. Si vous voulez, je vais vous apporter ce qu’il vous faut ?

– Là ? Oh ! non.

Elle avait frémi, en jetant un regard du côté du lit.

– Alors, venez.

La voisine entraîna l’enfant et celle-ci éprouva un immense soulagement à quitter, ne fût-ce qu’un instant, le voisinage de ce lit et du triste fardeau qu’il portait. Tandis qu’elle essayait d’avaler le lait chaud présenté par cette femme, celle-ci la questionna :

– Vous n’avez donc plus personne de votre famille pour veiller sur vous ?

Sarah secoua la tête avec indifférence. Ce qu’elle avait éprouvé depuis le matin, c’était la frayeur due à un événement si lugubre et auquel rien ne l’avait préparée, mais ce n’était pas le chagrin.

– Je n’ai pas de famille.

– Des amis ?

– Je ne connais personne.

– Pas une âme au monde, alors, ne s’intéresse à vous ?

La petite fille fixa son regard étonné sur son interlocutrice :

– Comment est-il possible d’être, à votre âge, si complètement seule ici-bas ?

Il y avait tant de compassion dans le ton dont fut dite cette parole et l’enfant lut une pitié si profonde dans les yeux qui la regardaient que, soudain, elle comprit l’isolement fait autour d’elle par cette mort, isolement duquel à cause de sa jeunesse et de son ignorance, elle ne s’était pas rendu compte immédiatement. Lentement, ses yeux s’humectèrent, puis ses larmes se mirent à couler et tombèrent comme des perles dans la tasse qu’elle tenait. Quand elle l’eut remise entre les mains de celle qui la lui avait préparée, elle appuya son front sur ses deux mains et se mit à sangloter.

Pleurait-elle le vieillard qui avait fait de son enfance un long et morne désert ? Regrettait-elle cette unique protection dans laquelle jamais elle n’avait senti une étincelle de tendresse ?

Non, sans doute. Sarah était trop peu au courant de la vie pour comprendre ce que lui réservait son isolement. Mais la bonté visible dans les traits de cette pauvre femme avait fait déborder le cœur de l’enfant, ce cœur comprimé depuis des années ; elle avait amené tout à coup une rosée bienfaisante qui devait le dilater et rendre moins sévère dans sa tristesse le visage enfantin sur lequel elle coulait.

Dans la soirée, les hommes d’affaires vinrent et prirent des dispositions pour sauvegarder les intérêts de l’unique héritière de Nicolas.

Bientôt, l’abandonnant à la personne qu’on avait chargée de prendre soin d’elle et de garder la maison du marchand d’antiquités, les habitants du quartier ne songèrent plus à Sarah, si ce n’est pour envier le riche héritage de la petite orpheline.

La destinée





XIII



À quelques jours de là, à l’heure où les boutiques commençaient à se fermer, la rue où se trouvait la maison de Nicolas était déserte. De loin en loin seulement, un cabaret borgne restait ouvert et l’on pouvait y voir à travers les vitres quelques hommes attablés, chantant ou discutant sur la politique, politique d’ivrogne aboutissant immanquablement à cette conclusion : Il faut gagner le plus d’argent possible et peu travailler.

Il faisait froid. La lune combattant les dernières clartés du jour, se levait et jetait sa lumière pâle dans la rue. La maison de Nicolas était silencieuse, plus encore qu’autrefois, semblait-il ; elle était entièrement sombre à l’intérieur, mais ses fenêtres d’inégale grandeur recevaient quelques rayons de lune dans leurs petits carreaux épais.

Le docteur Martelac, en ce moment à Poitiers, passait par hasard en face de cette maison, et se trouvait dans l’ombre projetée jusqu’au milieu de la rue par les hauts bâtiments longés par le trottoir sur lequel son pas résonnait dans le silence. Le jeune homme marchait vite, activé par le froid, les mains cachées dans les poches de son pardessus et la tête inclinée par un mouvement naturel contre le vent glacé qui lui gelait la figure. Il songeait tout en marchant et nous pouvons croire, connaissant Robert, que ses pensées étaient sérieuses et l’absorbaient entièrement.

Pourtant, au moment de tourner l’angle du boulevard, il leva les yeux et s’arrêta étonné. Vis-à-vis lui, au coin de la maison de Nicolas, appuyée contre la borne, une ombre se détachait, petite, immobile et clairement dessinée par la lune. Le docteur chercha à deviner quel était l’être qui rêvait ainsi dehors par cette soirée glaciale. Il traversa doucement la rue et vit une enfant, les bras passés au-dessus de sa tête et les yeux fixés dans le vide, à travers les arbres du boulevard sur lequel se trouvait une des façades de la maison.

– Que fait là cette pauvre créature ? pensa-t-il. Il fait bien froid pour une enfant si jeune, et vraiment un séjour dans la rue à pareille heure ne saurait avoir pour personne un grand attrait. Serait-ce la petite-fille du vieil avare ?

En passant, il frôla les vêtements de l’enfant. Elle tourna la tête et il la reconnut :

– Que faites-vous là, Sarah ?

Outre la visite qu’il lui avait faite lorsqu’elle était malade, le docteur avait eu quelquefois occasion de l’apercevoir pendant le séjour de Jacques Hilleret chez le marchand d’antiquités, et il avait partagé la compassion de son ami pour la triste vie de la petite-fille de Nicolas. Pour elle, elle le regarda sans le reconnaître. Le visage du jeune homme se trouvait dans l’ombre au moment où il lui parlait ; d’ailleurs, son chapeau, enfoncé sur ses yeux et le collet de son pardessus relevé avec soin autour de son cou, ne laissaient guère voir ses traits.

– J’attends.

– Qu’attendez-vous ? Votre grand-père ?

Sarah ouvrit de grands yeux effrayés.

Certes, les joues de la pauvre enfant n’avaient même pas en ce moment les nuances délicates de la rose de Bengale et Jacques n’eût pu employer à son égard sa comparaison favorite. Sa figure semblait plus pâle et plus maigre qu’autrefois, et, dans ce visage d’une blancheur de cire, ses regards brillants, éclairés par la lune, avaient quelque chose de fantastique. On eût dit un être surnaturel : fée, lutin ou djinn, une de ces légères créations des peuples auxquelles ils prêtent un caractère étrange et capricieux. Toute la vie de Sarah semblait s’être concentrée dans son regard et sa personne diaphane s’amincissait encore sous cette clarté blanche. Ses vêtements étaient trop grands et formaient des plis flasques sur ses membres grêles. Pourtant, pour la première fois depuis qu’elle était dans la vieille maison, elle avait revêtu une robe faite pour elle, une robe de deuil payée par cet argent entassé par Nicolas, qui n’en avait jamais distrait un centime, afin d’habiller convenablement sa petite-fille. Un fichu noir encadrant sa figure était noué sous le menton, et les mèches de ses cheveux tombaient en désordre sur ses épaules frissonnantes de froid.

– Vous ne savez donc pas qu’il est mort ? dit-elle. Comme cela, tout d’un coup ! Et il était violet et tout froid quand je l’ai trouvé le matin.

Ce souvenir, empreint dans son imagination, la fit frissonner et elle ferma les yeux en détournant la tête, comme si elle voulait éloigner d’elle cet affreux spectacle dont le tableau la harcelait.

– J’ai peur dans la maison, maintenant ; je n’ose pas y rester seule. Une voisine vient tous les jours ; mais elle va chez elle dans la soirée pour faire le dîner de son mari et de ses enfants et elle rentre tard. Je l’attends dans la rue.

– Pauvre enfant ! j’ignorais la mort de votre grand-père. Est-il mort depuis longtemps ?

– C’est le cinquième jour aujourd’hui.

– Vous n’aviez donc pas d’autres parents ?

– Non, je n’en connais pas.

– Vous n’êtes pas de Poitiers, je crois ?

– Non.

– Et vous n’avez pas de connaissances ?

Ces questions, tous les lui posaient successivement avec un ton compatissant ; cette fois encore Sarah répondit :

– Non, nous n’avions pas d’amis.

Des larmes coulaient sur sa joue, elle les essuya du revers de sa main :

– Je suis si triste depuis ces quelques jours ! Je suis seule presque toute la journée, car cette femme a sans cesse besoin d’aller chez elle. Alors, je n’ose pas remuer dans la maison, mes propres mouvements m’effraient ; je reste tout le temps près de la fenêtre de la rue dont le bruit me rassure. Mais dès que la nuit arrive, je sors ; je n’ose pas fixer l’endroit où je l’ai trouvé étendu. J’ai si peur ! ajouta-t-elle en croisant des petites mains avec angoisse.

– Personne ne vient donc vous voir ?

– Personne.

– Comment n’a-t-on pas pitié de votre âge et de votre solitude ? demanda Robert comme s’il se parlait à lui-même.

Sarah secoua la tête doucement.

Elle n’avait jamais formé aucune relation avec le voisinage. Il régnait contre elle une sorte d’antipathie qui la tenait à distance, soit que ce sentiment fût dû au peu d’estime accordée à Nicolas, soit que l’enfant elle-même, naturellement fière et sauvage, inspirât de l’éloignement aux humbles familles du quartier.

– On m’appelle : la Juive ! dit-elle avec amertume au bout d’un instant.

Elle ajouta, relevant ses yeux humides vers le jeune homme :

– Pourtant, je suis chrétienne, j’en suis sûre. Je me souviens d’avoir été à l’église avec ma mère et elle me faisait dire des prières comme en disent les enfants d’ici.

– Les dites-vous encore ?

– Je ne sais plus.

Tous les isolements se trouvaient donc réunis autour de cette pauvre petite créature à laquelle on n’avait même pas appris à élever la voix vers le père qui est dans les cieux.

– Votre grand-père a dû laisser une certaine fortune ? demanda Robert.

– Oui, je crois. Le jour de sa mort, des messieurs sont venus mettre les scellés. Ils ont dit qu’il y avait dans la magasin des marchandises pour une somme importante et qu’ils reviendraient en faire l’inventaire.

– Au moins, vous serez à l’abri du besoin, ma pauvre enfant.

Sarah eut un geste d’indifférence.

– J’espère qu’on prendra soin de vous, mieux peut-être qu’on ne l’a fait jusqu’à présent.

– Qui cela ?

– Les gens chargés de vos intérêts.

L’enfant parut peu sensible à cet espoir. Tout entière au moment présent, elle se préoccupait de sa gardienne et se penchait de temps en temps, afin de voir si elle venait. Quand un pas retentissait sur la terre glacée, elle tressaillait, mais le pas prenait une autre direction et Sarah retrouvait son attente anxieuse.

– Elle ne vient pas encore, murmura-t-elle après une de ces déceptions.

– Pourquoi n’allez-vous pas chez elle ?

– Je n’ose plus.

– Pourquoi cela ?

– J’y suis allée une fois et son mari s’est fâché.

– Comment, fâché ?

– Il était ivre et j’ai peur de lui.

– Mais enfin, cette femme est payée, sans doute, pour prendre soin de vous ?

– Oui, elle devrait être toujours avec moi dans la maison, mais, comme je vous l’ai dit, elle me laisse presque toute la journée seule ; ce soir, elle est sortie de bonne heure afin de s’occuper de ses enfants.

– Le quartier est bien désert. Vous devriez rentrer chez vous en l’attendant.

Sarah eut un mouvement d’effroi :

– Je n’oserais jamais !

– Je ne veux pourtant pas vous laisser seule à cette heure. Comment faire ?

– J’aime mieux être dans la rue que de rentrer ! reprit la petite fille, épouvantée par la pensée de se retrouver seule dans les ténèbres de cette grande maison. J’attendrai ici. Peut-être va-t-elle enfin venir.

Le jeune docteur la regardait avec pitié :

– Vous êtes bien pâle ! Vous avez froid. Puis je vous trouve, il me semble, encore plus maigre qu’autrefois.

– Vous me connaissez ? demanda-t-elle.

– Je vous ai vue chez votre grand-père.

– Cela m’explique comment vous m’avez appelée par mon nom, ce dont j’ai été étonnée.

Robert se nomma.

– Ah ! je me souviens. Vous veniez voir votre ami, M. Hilleret, lorsqu’il était ici. Vous êtes venu me voir aussi un jour que j’étais malade et vous paraissiez très bon. J’ai bien regretté le départ de votre ami. Où est-il ?

– Toujours en Algérie, où il est allé en quittant Poitiers.

Le docteur, debout près de Sarah, recevait en plein visage une bise froide qui le glaçait jusqu’aux os. Il commençait à perdre patience sans pouvoir, toutefois, se décider à abandonner l’enfant. Deux ivrognes passèrent en titubant et en se tenant bras-dessus bras-dessous, afin d’unir le peu d’équilibre qu’ils n’avaient pas laissé au fond de leurs verres. Ils chantaient un duo discordant, d’une voix à effrayer les corbeaux nichés dans les tours de la cathédrale, qu’on apercevait au-dessus des toits, perdues dans le ciel bleu. Sarah les suivait d’un œil mélancolique.

– Nous ne pouvons passer la nuit ici où il fait un froid de tous les diables ! reprit le docteur. Votre compagne vient-elle aussi tard tous les soirs ?

– Jamais.

– Savez-vous où elle demeure ?

– Oui, sur le boulevard, là-bas, un peu plus loin.

– Allons voir pourquoi elle ne vient pas.

Il tendit la main à la petite fille qui y mit la sienne en disant craintivement :

– Et son mari ?

– Vous n’avez rien à craindre avec moi.

La destinée





XIV



Il faisait sombre sous les arbres du boulevard ; bien qu’ils fussent dépouillés, leurs branches formaient un inextricable réseau laissant à peine parvenir quelque clarté sur le chemin suivi par Robert et par l’enfant. Les maisons étaient fermées et leurs lumières éteintes. Une seule brillait encore et projetait sa lueur au-dehors à travers les vitres de la fenêtre.

– C’est là-bas, dit Sarah en montrant ce carré de lumière dessiné sur le sol.

Le bruit d’une dispute parvenait jusqu’à eux à mesure qu’ils approchaient.

– Il y a du tapage, je crois, dit le docteur.

– Le mari est ivre peut-être, murmura Sarah en tirant la main du jeune homme pour lui faire rebrousser chemin.

Ils arrivaient devant la porte.

– N’ayez pas peur, dit Robert, la retenant près de lui.

Ils s’arrêtèrent avant de frapper. Dans le silence de la nuit à peine troublé au loin par les derniers bruits de la vieille cité au moment de s’endormir, on entendait distinctement ce qui se passait dans la maison où une voix avinée faisait entendre une série de jurons dont l’enfant frissonna. Elle jeta un regard par la fenêtre éclairée et vit cet homme en costume débraillé, le poing levé vers une malheureuse femme debout devant lui et qui semblait s’être placée là pour protéger deux enfants cachées derrière elle.

– Pierre, écoute-moi, disait-elle, je gagne cher à aller dans cette maison. Je devais y passer la journée, j’ai promis à ces messieurs de le faire et de soigner la petite ; il faut que j’y aille. Laisse-moi coucher les enfants, ils dormiront et tu n’auras pas à t’en occuper.

– Non, répondit l’homme en la repoussant brutalement, c’est ton affaire à toi, les mioches ! Je ne veux pas que tu les quittes. Ils m’ont réveillé la nuit dernière.

– Ils ne le feront plus, je te le promets.

– Laisse-moi tranquille !

– Nous avons tant besoin d’argent !

– Tu es une dépensière !

La pauvre femme se privait parfois du nécessaire afin de faire plus grande la part de son mari et de ses enfants, elle travaillait encore nuit et jour pour remplacer l’argent dépensé par Pierre au cabaret. Mais elle ne releva point ce reproche. À quoi bon ?

– Que va devenir la petite fille ? Elle mourra de frayeur ! se dit-elle à demi-voix.

Elle était mère et se sentait au cœur une pitié naturelle pour l’orpheline.

– Le beau malheur ! repartit son mari, qui avait entendu. Une fille de juif !

– Elle est chrétienne comme notre propre fille. Elle porte au cou une médaille avec la date de son baptême.

– Chrétienne ! Ça ! dit Pierre avec un profond mépris en levant les épaules.

– Puisqu’elle a été baptisée !

– Je te jure qu’elle est juive ! reprit avec une véritable fureur l’ouvrier, auquel l’ivresse donnait une irritation stupide.

À cet instant, la porte s’ouvrit et Robert, après avoir vainement attendu que la querelle se calmât, entra ayant Sarah sur ses talons.

À l’aspect du jeune homme, Pierre Bléreau porta machinalement la main à sa casquette absente. Ce mouvement était un reste de sa première éducation, mais il reprit promptement son assurance insolente et le ton d’égalité avec lequel, depuis quelque temps, il avait appris à traiter ce qu’il nommait : le bourgeois.

Pierre, au fond, n’était pas un méchant homme ; longtemps même, il avait passé pour être un des meilleurs ouvriers de la fabrique dans laquelle il travaillait depuis son enfance. Un jour, cette fabrique ayant changé de maître était tombée entre les mains d’un propriétaire antireligieux, qui avait laissé les mauvais journaux et les mauvais livres se répandre autour de lui. Il avait même employé sa puissante influence à renverser les principes de morale entretenus avec soin par son prédécesseur. Les anciens ouvriers, ceux qui croyaient en Dieu et savaient se contenter de leur sort, avaient opposé une assez vive résistance à ces efforts coupables ; puis, peu à peu, les doctrines du patron avaient fait des adeptes et Pierre était de ces derniers.

Sa femme, chargée de trois enfants, l’avait entendu avec effroi redire au sortir de l’atelier quelques-unes de ces phrases creuses que les plus habiles lisaient dans leurs journaux et qu’ils ressassaient à leurs camarades. Quand elle l’avait vu faire le lundi, ce qui ne lui était jamais arrivé durant les quatre premières années de leur union, et rentrer en rapportant seulement une partie de sa paie, elle avait essayé quelques remontrances.

– De quoi ? De quoi ? avait-il répondu. Je suis le peuple, moi ! Et le peuple souverain, entends-tu ?

– Souverain de quoi, mon pauvre homme ? Triste souverain qui mourra de faim, s’il se nourrit de ces sottises-là ! Que signifient-elles, mon Dieu ?

– Elles signifient...

Pierre resta coi au commencement de sa phrase. Il n’était pas un beau parleur et n’avait pas reçu ce don fatal dont abusent ceux qui soufflent la haine entre les différentes classes de la société. Mais il écoutait volontiers les discoureurs de cette sorte et sa courte intelligence avait saisi seulement les promesses avec lesquelles ils éveillent les convoitises de la foule. Il avait vu briller à travers les fumées du vin bu au cabaret, des mots qui jusque-là avaient à peine existé pour lui, dont la jeunesse calme et digne s’était passée dans un travail paisible, satisfaisant à ses besoins et à ceux de sa famille.

Cette science était de date trop récente pour qu’avec un esprit peu délié, il sût répéter les absurdes commentaires dont était suivie cette déclaration dans le journal où on la lui avait lue.

– Ceux qui t’entraînent au cabaret te disent des bêtises ! Qu’allons-nous devenir, les enfants et moi, si tu les écoutes ?

Cette question était posée avec une profonde tristesse. Bien qu’elle fût jeune, la femme de Pierre avait l’expérience des femmes du peuple ; après avoir vu quelques-unes de ses compagnes mariées à des ivrognes et à des paresseux, elle savait où conduit le vice, et la misère lui apparaissait faisant irruption dans son ménage.

La pauvre créature ne s’était pas trompée dans ses prévisions, et la vue lamentable de cet intérieur étonna Robert à son entrée. Le plus petit des enfants dormait dans son berceau ; les deux autres, sales et déguenillés, demeuraient cachés derrière leur mère afin d’éviter les coups de l’ivrogne. Accoutumés à ce spectacle, ils riaient entre eux, tout en se tenant à distance du chef de famille. Sur une table boiteuse, placée au milieu de la chambre, se trouvaient les restes du souper et plusieurs bouteilles pleines ou à demi vides qui, depuis quelque temps, étaient en permanence à la portée de Pierre, quand il rentrait à la maison. Il exigeait ce luxe, même dans son intérieur où le pain se faisait, hélas ! souvent rare.

Le lit des enfants et celui du père n’avaient pas été faits, et des vêtements souillés et déchirés étaient épars sur toutes les chaises. La mère de famille avait passé au bord de la rivière afin d’y laver l’absolu nécessaire tout le temps dérobé aux soins qu’elle devait à Sarah, et elle était rentrée pour préparer en hâte le maigre repas du soir.

Un des carreaux de la fenêtre était cassé, le vent s’engouffrait par cette ouverture, menaçant d’éteindre la lampe placée sur la table et dont la lumière jetait dans tous les sens sa flamme allongée et fumeuse. Sur les murs, dont en plein jour on eût vu le crépissage gris de poussière et tapissé de toiles d’araignées, pendaient quelques images aux couleurs voyantes que les enfants, dans leurs heures de solitude, s’étaient amusés à maculer ou dont ils avaient emporté des lambeaux. Enfin tout, même à cette lumière dont l’odeur âcre remplissait la chambre, représentait le désordre et la gêne qui le suit inévitablement.

Certes, il y avait loin de cet intérieur à celui de Pierre pendant les premières années de son mariage, quand sa femme, active et laborieuse, entretenait avec soin son ménage et s’occupait uniquement, grâce au gain fidèlement rapporté intact par son mari, à soigner ses enfants et à préparer les vêtements de la famille. Aujourd’hui, triste, découragée par l’inutilité de ses efforts pour le retenir sur la pente où il se perdait, affolée par la besogne dont elle se chargeait afin de gagner quelques sous, elle n’avait plus de cœur à rien, comme elle le disait elle-même, et, s’abandonnant au découragement, elle travaillait dans l’unique but de fournir l’absolu nécessaire à ses enfants et à elle. Le chef de la famille ayant abandonné ses devoirs, sa compagne se sentait impuissante à le remplacer et ne se soutenait plus guère que par l’instinct de la bête luttant pour sa vie.

– Bonsoir, dit le docteur en entrant.

– Bonsoir. Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda brusquement Pierre Bléreau.

Robert attira Sarah devant lui.

– J’ai trouvé cette enfant grelottant dehors en attendant votre femme. Ne viendra-t-elle pas ce soir ?

– Non.

Le visage rouge de Pierre s’était levé hardiment vers le jeune homme, et il avait sentencieusement prononcé ce mot avec l’orgueil évident de faire peser sur quelqu’un son autorité.

– Pierre... commença la femme.

– Tais-toi ! Je suis le maître.

La malheureuse baissa la tête. Elle lisait dans les yeux injectés de sang de son seigneur et maître une irrévocable résolution, et depuis quelque temps les coups lui avaient appris la limite de résistance qui lui était permise.

– Comment faire ? dit le docteur. Cette petite n’osera pas rentrer seule dans la maison.

– Oh ! non, murmura Sarah en se pressant contre lui.

– Comme elle voudra ! Je garde ma femme pour soigner mes enfants, je ne veux pas qu’elle les quitte pour aller soigner ceux des autres.

– Elle est payée pour cela, il me semble, dit Robert gravement, et elle s’est engagée à le faire.

– Payée ou non, elle restera ici.

Devant cet entêtement d’ivrogne, le docteur n’insista pas. Tenant la petite-fille de Nicolas par la main, il se tourna vers la porte en disant :

– Vous êtes libre. Adieu.

– Où aller ? s’écria Sarah, aussitôt qu’ils eurent passé le seuil de la maison.

Ce mot prononcé avec une sorte de désespoir résonna comme une plainte dans la nuit et tomba sur le cœur de Robert, ému de compassion. La résolution du jeune homme fut promptement arrêtée. Il serra la petite main tremblante qui s’accrochait à la sienne dans son enfantine terreur et répondit doucement :

– Avec moi, mon enfant. Je connais quelqu’un qui aura pitié de vous.

Les yeux de la petite fille, ces yeux parfois si étrangement étincelants, se levèrent, confiants et rassurés, vers le docteur. Un mince rayon de lune, pénétrant tout à coup les ténèbres du boulevard, tomba à travers les branches des arbres sur la tête de l’orpheline, et, éclairant son visage, permit d’y lire la foi naïve qu’elle éprouvait en son protecteur improvisé.

Une heure plus tard, Sarah, assise devant le feu, répondait timidement aux questions de Mme Martelac. Étonnée en entrant dans cet intérieur si différent de celui de son grand-père, elle sentait une jouissance inconnue pénétrer tout son être, et ses yeux rayonnants allaient de la flamme du foyer à la figure sympathique de la mère de Robert. Son visage, sur lequel la chaleur avait amené une teinte rosée, avait une expression de contentement qui depuis bien des années n’y avait pas fait son apparition. Comme l’oiseau né pendant l’hiver s’élance, joyeusement surpris, dans l’air tiède d’une première journée de printemps, la petite-fille du vieil avare était transportée dans un monde nouveau, et son âme ignorante et pure se sentit immédiatement à l’aise dans ce nid paisible où la Providence l’avait amenée.

La destinée





XV



La première impression ne fut pas trompeuse, et Sarah fut promptement habituée chez Mme Martelac. Celle-ci, de son côté, ayant consenti à s’en charger, trouva en elle une compagne intelligente et docile.

Tout était à faire dans l’éducation de l’enfant, Nicolas ayant négligé les plus simples éléments d’instruction qu’il eût pu lui faire donner. Le vieil avare avait pour principe que l’unique science utile en ce bas monde est l’économie.

M. d’Hassonville raconte, dans un de ses ouvrages, qu’un paysan, après lui avoir fait l’éloge de son fils, ajouta avec émotion : « Et puis, monsieur, il est si intéressé ! » L’économie poussée jusque-là était pour lui la première de toutes les vertus. Nicolas Larousse eût, certes, dépassé de beaucoup à l’égard de Sarah l’estime de ce brave paysan pour son fils ; mais la consolation de lui donner un pareil éloge ne lui fut jamais accordée, et sa petite-fille témoigna toujours une profonde insouciance des marchés heureux dont il se vantait parfois devant elle, n’ayant personne autre aux yeux de qui il pût faire valoir son habileté en affaires.

Lui trouvant l’esprit réfractaire quand il cherchait à lui faire suivre ses calculs sordides, il avait abandonné l’espoir de la former à son image et la considérait comme un être mal doué, incapable de s’élever au-dessus des occupations auxquelles elle s’était accoutumée mécaniquement pendant les quelques années de sa vie chez lui.

Nature absolument neuve, mais, contrairement aux méprisantes conjectures de Nicolas, riche de tous les dons de l’intelligence et du cœur, Sarah reçut avec joie et reconnaissance les impressions nouvelles d’une éducation bien différente. Grâce à la fortune entassée sou à sou par l’avare, on put charger d’excellents professeurs de réparer le temps perdu pour son instruction. Mme Martelac se chargea elle-même de l’initier à la science religieuse, dont elle ignorait encore le premier mot, et l’âme de l’enfant s’éleva rapidement sous la pieuse influence de celle qu’elle aima bientôt comme une mère.

La petite-fille du marchand d’antiquités n’avait, au moins, subi aucune mauvaise direction. N’ayant point vécu au contact d’enfants étrangers et n’ayant guère vu de près personne autre que son grand-père, son intelligence était une page blanche encore ou à peu près, puisqu’elle ne contenait que les souvenirs éloignés et presque illisibles de sa première enfance.

Nicolas était mort depuis quelques mois, quand un matin Mme Martelac entra dans la chambre de Sarah, communiquant avec la sienne. La vieille dame tenait une lettre à la main et son visage était fort ému. La petite fille, occupée à un devoir d’écriture, laissa en commencement le mot auquel elle donnait à ce moment-là toute son application et se leva, comprenant qu’il y avait quelque chose de nouveau.

– Sarah, lui dit sa protectrice, connaissiez-vous le frère de votre mère ?

– Je l’ai vu, vous le savez, un instant seulement, la veille de la mort de mon grand-père, comme je vous l’ai raconté, mais j’ignorais qu’il fût mon parent, et c’est seulement après ce triste événement que j’ai su quel était cet homme, duquel j’avais été si effrayée.

– Et votre père, l’avez-vous connu ?

– Non, madame.

– Vous en êtes sûre ? Rappelez bien vos souvenirs.

L’enfant s’arrêta un moment pour faire appel à sa mémoire et répondit avec assurance :

– Je ne l’ai pas connu. J’ai connu ma mère pendant quelques années, mais je ne me souviens pas d’avoir vu près d’elle personne autre que mon grand-père.

– Celui-ci vous a-t-il parlé de votre père ?

– Il ne m’a jamais parlé d’aucun des membres de ma famille.

Ce n’était pas la première fois depuis son séjour chez la mère du docteur qu’on questionnait ainsi l’enfant ; mais elle était toujours obligée de faire les mêmes réponses, car elle ne se rappelait rien de ce qui avait eu lieu avant son arrivée à Poitiers avec son grand-père, et celui-ci n’avait jamais pris la peine de causer de ses parents avec elle.

– Savez-vous où vous êtes née ?

– Non, madame.

La mère du docteur fit un geste découragé.

– N’avez-vous dans l’esprit aucun indice pouvant le faire soupçonner ? Rien ne réveille-t-il vos souvenirs ?

– Pas grand-chose, non. Je crois, pourtant, qu’il faisait très chaud dans l’endroit où nous étions alors ; car, bien que je fusse toute jeune au moment de mon arrivée ici, la différence de température me frappa et j’ai, malgré les années, gardé souvenir de cette impression.

– Vous ne savez rien sur vous-même ? dit Mme Martelac avec compassion. Vous êtes en ce monde comme un pauvre petit être tombé on ne sait d’où et uniquement confié à la Providence.

– Pourquoi me faites-vous encore une fois toutes ces questions ? dit Sarah en regardant la lettre tenue par sa protectrice, se doutant bien qu’il existait un rapport quelconque entre elle et l’interrogatoire qu’elle subissait.

– Asseyez-vous et je vais vous l’expliquer. Mais nous ne savons pas grand-chose de nouveau, vraiment ! Et ni la justice ni vos amis ne parviendront à voir clair dans votre histoire si Dieu n’y met la main.

La petite fille s’assit en face de Mme Martelac, en tournant vers elle la chaise sur laquelle elle était au moment de son entrée.

– Vous savez, reprit celle-ci, qu’après la mort de votre grand-père on trouva, dans sa caisse vide, un billet, dont alors on vous lut le contenu, espérant pouvoir obtenir de vous quelques renseignements. Ce billet était, il est vrai, signé par M. Larousse, mais il était bien insuffisant pour éclairer les démarches de la justice. C’était une dénonciation contre son propre fils. Il l’accusait de l’avoir, à deux reprises, dépouillé des valeurs qu’il possédait chez lui et avouait l’avoir sauvé une première fois en sacrifiant le mari de sa fille et en le faisant condamner. Ce papier ne contenait ni la date du premier vol, ni, ce qui sans doute eût rendu les recherches plus faciles, l’endroit où il avait eu lieu et où votre père avait subi le jugement. M. Larousse écrivit cela sous l’empire de la colère qui, probablement, détermina la congestion dont il est mort ; l’écriture était tremblée, formée avec peine et à la hâte. Frappé soudainement, il n’eut pas le temps de relire cette déclaration et de la compléter assez pour permettre de réparer le crime dont il s’était rendu coupable en faisant condamner un innocent. Eh bien ! par une inconcevable fatalité, une nouvelle déclaration, celle-là du coupable lui-même, est interrompue aussi par la mort. L’aveu de Marc Larousse ne peut, pas plus que l’écrit de votre grand-père, nous mettre sur la voie pour retrouver, s’il vit encore, et pour réhabiliter votre malheureux père.

– On a retrouvé le frère de ma mère ? s’écria Sarah.

Mme Martelac lui montra la lettre envoyée par le docteur et qu’elle tenait à la main.

– Robert m’écrit ce matin et joint cette lettre à la sienne afin de nous tenir au courant des événements ayant rapport à votre situation. Elle est de M. Hilleret, que vous avez connu pendant son séjour ici ; le plus grand des hasards l’a fait assister aux derniers moments de Marc Larousse. Après avoir volé à son père tout ce qu’il pouvait emporter, le misérable est passé en Algérie, où il s’est mis à faire le commerce avec les Arabes, se hasardant, paraît-il, au milieu de tribus mal soumises, et courant parfois de grands dangers dans lesquels l’appât du gain et son humeur aventureuse le poussaient malgré les avis des colons qu’il connaissait. Il y a quelques jours, on l’a trouvé frappé à mort, après avoir été dépouillé de tout ce qu’il portait avec lui. Le détachement qui l’a rencontré au moment où il allait rendre le dernier soupir était justement commandé par Jacques Hilleret. Celui-ci l’a, dit-il, préparé de son mieux à rendre à Dieu son âme si coupable, et, à défaut du prêtre absent dans cet endroit désert, il a reçu ses dernières confidences et l’aveu de son désir de réparer son crime. Malheureusement, il perdit presque immédiatement la parole, sans avoir pu compléter ses renseignements et les mots prononcés par lui viennent seulement confirmer la déclaration de son père.

– Oh ! madame, quel malheur ! Si mon pauvre père vit, je serais si heureuse de pouvoir le consoler et lui faire oublier l’horrible injustice dont il a été victime !

– Peut-être n’existe-t-il plus, ma pauvre enfant. Votre grand-père ne vous traitait-il pas comme une véritable orpheline ?

– Sans doute et longtemps, ignorant les raisons qu’il avait pour me le faire croire, je me suis aussi regardée comme telle ; mais aujourd’hui, un secret espoir s’est emparé de moi et je m’explique que mon grand-père, dans de telles conditions, ait pu sans aucune certitude me laisser croire à la mort de mon père.

Mme Martelac secoua la tête.

– Confions-nous en Dieu ! Le docteur fera tout au monde pour savoir la vérité à ce sujet. Il s’est déjà livré à bien des recherches dans les différentes parties de la France ; mais nulle part il n’a obtenu un renseignement sur un condamné de votre nom.

La petite fille écoutait ces paroles, les yeux pleins de larmes et les mains croisées.

– Il faut prier, mon enfant ; le ciel nous viendra en aide. S’il a permis que ces deux tentatives de réparation demeurassent inachevées, c’est pour nous éprouver ; mais si votre pauvre père existe encore, il vous donnera, je l’espère, la joie de le revoir.

Sarah écouta ces paroles avec cette confiance particulière à la jeunesse, toujours croyante en l’avenir. Pourtant les mois s’écoulèrent, l’année se passa, une autre lui succéda et Robert n’aboutit à rien, bien qu’il mît tout en œuvre. Sa mère et lui finirent par penser que le père de leur petite protégée était maintenant dans un autre monde où la justice infaillible de Dieu rend à l’innocent et au coupable ce qui leur est dû. Toutefois, ne voulant point affliger Sarah, ils continuaient à l’engager à s’adresser à Dieu pour obtenir la consolation qu’ils étaient impuissants à lui donner, malgré leur active affection.

La destinée





XVI



Deux années se passèrent ainsi. Sarah grandissait à peine, assez pourtant pour accuser ses quatorze ans. Son visage, aux teintes délicates, était éclairé par ses yeux noirs dans lesquels semblait, malgré la gaieté de son esprit, se refléter le vague souvenir des tristes années passées chez son grand-père. La vie laisse sa marque indélébile sur notre front et l’âme qui a souffert, fût-ce sans avoir conscience de sa souffrance, garde une empreinte mélancolique, surnageant parfois à travers les joies présentes et leur communiquant une puissance plus grande en accentuant par le souvenir leur contraste avec le passé. Un soir, assise devant une table sur laquelle étaient ses livres d’étude, la petite-fille du marchand d’antiquités apprenait ses leçons. Mme Martelac, placée près de la lampe, dont l’abat-jour rejetait la lumière sur ses cheveux blanchis et sur son front calme, travaillait en silence afin de ne pas la troubler.

Le salon avait gardé son apparence austère, la mère de Robert ayant tenu à ce que rien de la fortune de sa pupille ne vînt apporter le luxe dans son intérieur. Elle évaluait ses soins et son affection trop haut pour en retirer un avantage matériel et pensait en être payée par la tendresse de l’enfant et par la joie de la former à une vie utile et sérieuse. Sarah, indifférente à un confortable qu’elle n’avait jamais connu du vivant de son grand-père, acceptait avec reconnaissance la place qu’on lui faisait à ce foyer.

Quand elle sut ses leçons, appuyant le coude sur la table et le menton dans sa main, elle regarda sa compagne en silence. Aucun bruit ne troublait la tranquille soirée des deux femmes ; dans la rue, des chants se faisaient entendre, adoucis par l’éloignement, et le cloches de l’église de Notre-Dame, sonnant le couvre-feu, dominaient les derniers bruits de la journée arrivée à sa fin. Mme Martelac et Sarah ne voyaient personne, elles sortaient rarement, sauf pour la promenade de chaque jour, conseillée par Robert pour la santé de l’enfant. La mère du docteur se donnait entièrement au devoir qu’elle avait accepté et, surveillant l’éducation de la petite fille, elle avait éloigné au moins pour quelques années les relations qui eussent pu la distraire de cette surveillance.

Sarah se trouvait parfaitement heureuse et n’ambitionnait aucune distraction nouvelle. Elle avait voué à sa protectrice une tendresse profonde qui s’était tout naturellement implantée dans son cœur au contact de cette âme élevée et douce.

Mme Martelac, levant les yeux et la voyant immobile, lui dit :

– À quoi pensez-vous, Sarah ?

– Je pense, madame, que le docteur, avec toute l’apparence de la force, vous ressemble par la douceur.

– À quel propos dites-vous cela ?

– Je pensais à lui et je ne puis le faire sans songer à sa bonté à mon égard et à l’égard de tous ceux qui ont besoin de lui.

– Oui, il est bon, c’est vrai, dit Mme Martelac avec conviction.

– Il le prouve en toutes circonstances. Tenez, à son dernier voyage ici, il y a deux mois, je l’ai vu soigner Catherine lorsqu’elle s’est cassé le bras, j’ai été frappée de sa douceur en le soignant.

– Il aime beaucoup notre fidèle domestique.

En disant cela, la mère du docteur s’était remise à son travail.

– N’êtes-vous pas heureuse d’avoir un fils comme celui-ci ? repartit Sarah.

Mme Martelac laissa son ouvrage appuyé sur ses genoux et releva la tête ; un fier sourire éclairait son regard.

– Certainement, c’est un cœur excellent, noble et droit.

– Et un homme remarquable ! reprit l’enfant avec chaleur. On dit qu’il est déjà célèbre.

À ce moment, un coup de sonnette fit tressaillir les deux femmes.

– Qui cela ? s’écria Sarah.

Elle s’était levée brusquement, mais elle retomba sur son siège en voyant la porte s’ouvrir. Celui dont elle venait de parler entrait dans le salon.

– Toi, Robert ! quelle bonne surprise !

Mme Martelac s’était levée et serrait le jeune homme dans ses bras.

La mère et le fils avaient toujours été intimement unis. Le docteur, arrivé à la maturité de l’âge, chérissait et respectait celle qui, demeurée veuve et dans une position précaire, avait su se sacrifier cependant de longues années pour lui fournir les moyens de terminer ses études et de parvenir à la situation qu’il avait conquise. Il avait pour elle des égards attendris et touchants ; la vieille dame se sentait récompensée de son amour par la profonde tendresse de ce fils, l’unique consolation de sa vie triste et isolée. Ses succès, dont le retentissement arrivait jusqu’à elle, lui faisaient éprouver ce légitime orgueil de l’heureuse mère d’un homme esclave du travail et du devoir et dont les hautes facultés sont noblement employées.

Les regards du docteur rayonnaient d’une joie sincère tandis qu’il tenait dans les siennes les mains de sa mère et lui disait tendrement :

– Je suis si heureux de cette occasion de vous revoir ! J’ai été appelé à quelques lieues d’ici pour soigner un richissime vieillard qui a eu la malencontreuse idée de venir tomber malade à la campagne. À Paris, il est de mes clients et prétend être ici consciencieusement empoisonné par le médecin de son village, bien que le brave homme ait l’intention de le soulager et fasse de son mieux pour y arriver. Mais l’usage de la fortune rend parfois fantasques certains caractères, et mon malade est de ce nombre ; il maltraite son docteur de campagne et me suppose le pouvoir de le rendre immortel. Bref, il m’a fait venir ce matin, espérant que je puisse lui rendre un peu de ce que les années en s’accumulant sur sa tête lui ont enlevé, c’est-à-dire les forces de l’âge mûr. Je me suis échappé de son château, où il m’a accueilli comme le Messie, car ce nabab a une peur horrible d’abandonner les biens de ce monde, et j’ai pu venir passer quelques heures avec vous.

Tandis qu’il parlait, Sarah n’avait pas fait un mouvement. Ses yeux fixés sur lui l’examinaient avec un curiosité admirative à laquelle, absorbé par la joie de revoir sa mère, il ne fit pas attention au premier abord. Quand enfin il se tourna vers elle, elle baissa la tête en rougissant.

– Eh bien ! Sarah, vous ne me dites pas bonjour ? dit-il en lui tendant la main.

Elle y mit la sienne avec un embarras visible. Son visage recevait en plein la lumière de la lampe et Mme Martelac remarqua cet embarras.

– Pourquoi rougissez-vous ainsi, mon enfant ? demanda-t-elle étonnée.

– Redevenez-vous aussi sauvage que le jour où Jacques Hilleret et moi, nous vous avons inopinément surprise dans le magasin de votre grand-père ? dit Robert en plaisantant. Ou m’avez-vous oublié au point de ne plus me reconnaître ?

– Je ne vous ai point oublié ! dit vivement la petite fille ; je parlais de vous au moment où vous êtes arrivé. Mais...

Elle s’arrêta et rougit.

– Mais quoi ? reprit Mme Martelac en insistant et sans comprendre un accès de timidité peu ordinaire chez sa pupille.

La petite-fille de Nicolas avait en effet abandonné depuis longtemps l’attitude craintive qui lui était habituelle pendant sa vie chez le vieil avare. Heureuse et aimée depuis lors, elle avait facilement laissé s’ouvrir son esprit et son cœur ; après avoir été comprimée durant son enfance, sa nature expansive avait maintenant de joyeux élans de confiance qui faisaient le charme de son intimité.

– Allons, qu’avez-vous ? Regardez-moi.

Robert avait pris une chaise basse et s’était assis près de sa mère, en face de Sarah, qu’il examinait en lui parlant ainsi.

– Je n’ose pas, dit-elle, en détournant son regard devant ces yeux interrogateurs.

– Pourquoi ?

Elle garda le silence.

– Ne sommes-nous plus amis ?

Il lui tendait de nouveau la main.

– Oh ! si, dit-elle avec un vague sourire et en baissant la tête.

– Eh bien, alors ?

Il attendait la réponse, elle hésita un instant.

– Voilà ! dit-elle enfin franchement, mais sans oser le regarder en face. Vous êtes, a-t-on dit l’autre jour devant moi, un homme illustre et cette pensée me rend maintenant timide en votre présence.

Une légère rougeur passa sur le visage de Robert. Si grand, si fort qu’il soit, le cœur humain reste sensible à la louange surtout lorsqu’elle sort de lèvres innocentes qu’on ne peut soupçonner de mesquins calculs. Le jeune docteur sourit, et ce sourire illuminant son regard y ajouta une nuance de bonté qui donnait à cet homme austère un attrait irrésistible.

– Illustre ! Attendez mes cheveux blancs, chère enfant, pour croire à un pareil éloge, dit-il. Puis, quand cela serait, deviendrions-nous étrangers ?

Il y avait dans son ton un léger reproche.

– Non, vous avez été trop bons pour moi, répondit Sarah, surmontant enfin le premier mouvement d’embarras. Votre mère et vous, je vous aimerai toujours.

– À la bonne heure ! dit Mme Martelac, je vous retrouve comme à votre ordinaire ; j’étais déroutée par cet accès inusité de timidité. Vous nous aimez, dites-vous, enfant ? Vous avez bien raison, car nous vous le rendons de tout notre cœur.

– Quelle singulière personne vous faites ! reprit Robert en riant. Vous êtes, je crois, seule de votre espèce.

– Ce n’est pas ma faute ! répondit Sarah d’un air attristé.

– Oh ! je n’ai pas l’intention, en faisant cette remarque, de vous adresser un reproche, repartit aussitôt le docteur. Au contraire, je suis heureux de constater en vous ces particularités ; je déteste la banalité, et j’aime bien vous voir ainsi, pourvu que vous gardiez et développiez même, sous l’influence de ma mère, les charmantes qualités de votre esprit et de votre cœur.

– Ces nuances personnelles chez Sarah, et grâce auxquelles elle ne ressemble à aucune autre, tiennent sans doute, dit Mme Martelac, au milieu et à l’isolement à peu près complet où elle a été élevée ; mais nous en ferons, tu verras, une très bonne et très aimable jeune fille.

Elle regardait avec une affectueuse indulgence l’enfant, dont la figure souriante gardait encore une teinte rosée, dernier vestige de timidité.

– Je n’en doute pas, répondit le docteur avec conviction, en fixant sur Sarah ce regard grave, qui semblait fouiller aussi profondément le cœur humain que son scalpel l’être physique de ses semblables.

Cette fois, la petite fille ne détourna pas les yeux et soutint l’examen de Robert avec cette confiante franchise de l’âme innocente et n’ayant rien à cacher.

– Comment va Anne ? demanda Mme Martelac à son fils lorsque la conversation eut pris un autre cours.

– Bien, mais son mari est souffrant depuis quelque temps.

– La pauvre enfant ! Sa vie est-elle ce qu’elle la désirait au moins ?

– Non, je crois ; elle est sévère et ne doit guère lui offrir les plaisirs qu’elle enviait. Même avant d’être malade, M. Tissier était d’humeur morose et retenait sa femme dans son intérieur, dont il lui permettait rarement de sortir et jamais sans être accompagnée par lui.

– Cela a dû lui sembler dur ?

– Je le pense ; d’après les idées énoncées par Anne jadis, elle ne devait pas être préparée à une semblable existence et a dû avoir de la peine à se faire à cette vie de recluse.

– Les vois-tu souvent ?

Elle levait la tête vers Robert, afin d’examiner son visage, dont l’expression s’était attristée.

– Très rarement. Mes occupations ne me permettent pas de relations suivies.

– Est-elle toujours la même ?

– Je la crois devenue plus sérieuse. Sans doute, l’atmosphère dans laquelle elle vit forcément influe sur son esprit. Son mari est loin d’être un homme ordinaire, et son contact oblige Anne à oublier un peu les petites vanités que vous lui reprochiez autrefois de tant aimer. Elle voit peu de monde et seulement de vieux savants, amis de M. Tissier.

– Que sont devenus ses rêves d’élégance et d’amusements ? dit Mme Martelac pensivement.

– Ils ont été cruellement déçus, au moins pour les amusements ; car son mari ne lui refuse aucun luxe d’intérieur.

– Et ton ami, M. Hilleret, donne-moi de ses nouvelles ? dit tout à coup la mère du docteur.

– Il vient d’être promu au grade de capitaine et persiste à rester loin de nous.

Puis il ajouta plus bas, et tandis que Sarah se levait pour aller chercher, à l’extrémité du salon, un travail qu’elle voulait continuer :

– J’ai souvent pensé qu’il eût mieux fait de ne pas partir. Peut-être Anne n’eût-elle pas alors consenti à épouser M. Tissier ?

Mme Martelac secoua la tête.

– Peut-être. Il y avait certainement, entre elle et lui, un commencement de sympathie qui eût pu triompher de la vanité de ta cousine. Mais, à ce moment-là, le devoir de M. Hilleret vis-à-vis de toi était de partir. Il savait ta passion pour Anne et ton espoir de l’épouser. S’il eût eu la faiblesse de rester près d’elle, tu n’eusses pu t’empêcher de le blâmer...

– Et de lui garder malgré moi un peu de rancune, hélas ! La nature humaine est bien mesquine, malheureusement !

– Pas toujours, reprit vivement la mère ; et tu aurais su, je n’en doute pas, te montrer généreux comme Jacques lui-même a su le faire ; car il a agi noblement.

– C’est vrai, répondit le jeune docteur, et je l’en estime et l’en aime davantage. Mais, aujourd’hui, je juge différemment la chose, et je comprends qu’il convenait mieux que moi au bonheur d’Anne.

Mme Martelac regardait son fils. Sur son large front, il y avait certainement un peu de mélancolie, mais non plus ce chagrin profond qu’elle y avait vu quelques années auparavant, lorsqu’il avait dû renoncer à épouser sa cousine. Elle avait craint de plus longs regrets et se félicita de le voir en voie de guérison.

– Pourquoi ne te marierais-tu pas à ton tour ? lui dit-elle doucement.

Il tressaillit, comme si une telle pensée lui était douloureuse.

– Ma mère, ne me parlez jamais de cela ! dit-il simplement et avec une expression de prière.

Sarah revenait prendre sa place, munie de son ouvrage ; Mme Martelac baissa la tête sur le sien, ne voulant pas, devant l’enfant, continuer cette conversation.

– La blessure saigne encore, se dit-elle intérieurement. Comme il l’aimait !

Involontairement, elle en voulait à la jeune femme d’avoir méconnu un amour si sûr, et dont tant d’autres se fussent montrées fières ; elle lui en voulait surtout de la souffrance imposée à son fils. Et pourtant, elle le sentait bien, Anne n’était pas la femme qu’il eût fallu à Robert, et non seulement elle lui eût pardonné, mais elle l’eût remerciée de l’avoir repoussé si le docteur s’était heureusement marié. De telles contradictions sont fréquentes dans le cœur des mères ; leur amour exclusif n’admet pas que leurs enfants puissent n’être pas appréciés par tous comme ils le sont par elles-mêmes.

La destinée





XVII



Il pleut depuis plusieurs jours. Sarah, âgée maintenant de dix-huit ans, erre dans la maison, s’arrêtant à chaque fenêtre pour regarder tomber cette pluie diluvienne, qui voile l’horizon et forme une nappe unie et grise, d’un aspect fort peu récréatif, trouve-t-elle.

– Vraiment, les belles-filles de Noé étaient bien pardonnables si elles étaient animées de sentiments mélancoliques pendant leur séjour dans l’arche ! s’écrie-t-elle enfin.

– Oui, mais elles devaient éprouver aussi une profonde reconnaissance envers Dieu, en se sentant, grâce à Lui, à l’abri d’une averse de quarante jours ! répond en riant Mme Martelac, installée près de la fenêtre et essayant, avec le concours de ses lunettes, de lutter contre le jour obscurci par la pluie, pour exécuter une reprise difficile.

– C’est vrai. Absolument comme moi, je dois être reconnaissante d’avoir été recueillie dans cette chère vieille maison.

Sarah professe pour l’antique demeure si laide des Martelac un culte presque aussi respectueux et presque aussi ardent que celui du docteur.

– Songez donc ! J’ai été bien heureuse de trouver cet asile au lieu de rester au dehors, où j’aurais été, pauvre petite abandonnée, submergée par cette grande mer du monde !

En disant cela, elle vient s’agenouiller devant Mme Martelac, et, d’un geste caressant, enserre dans les siennes la main qui travaillait, et dont elle arrête le mouvement.

La mère du docteur répond à cette caresse en baisant le front de la jeune fille.

– Que serais-je devenue sans vous, mon Dieu ?

– La Providence, toujours bonne et compatissante, a mis Robert sur votre chemin.

– Et il m’a amenée à vous, qui m’avez si généreusement fait place à votre foyer et m’avez reçue ici comme votre enfant.

– Ce dont je suis bien récompensée par votre affection, Sarah !

Les deux femmes demeurent un instant silencieuses : la plus jeune, appuyée avec confiance sur le fauteuil de sa compagne, garde dans ses mains celle de Mme Martelac, et celle-ci passe doucement sa main restée libre sur les cheveux de sa fille d’adoption.

– Robert arrive ce soir, dit-elle enfin en tirant de sa poche une lettre reçue un instant auparavant.

La physionomie de Sarah s’éclaire d’un joyeux sourire.

– Êtes-vous contente ? demande la mère du docteur.

Sarah baisse légèrement la tête en répondant :

– Certes, oui, je suis heureuse de le revoir !

– C’est un de vos amis, n’est-ce pas ?

– Le meilleur de tous ! répond Sarah avec chaleur et en redressant son charmant visage, couvert en ce moment d’une vive rougeur.

Ses yeux se lèvent vers son interlocutrice, et celle-ci y lit sans doute quelque chose qui lui fait plaisir ; car elle embrasse de nouveau la jeune fille et dit d’un ton bas et sérieux, comme se parlant à elle-même :

– Dieu mène tout à bien ; confions-lui l’avenir.

– Quand je dis le meilleur, reprend Sarah sans remarquer ces paroles, je ne vous oublie pas pourtant ; mais vous n’êtes même plus une amie pour moi, chère madame. Il me semble être votre enfant.

– Vous avez raison. Je me sens une tendresse maternelle pour ma chère petite orpheline.

Ce dernier mot amène une expression pénible dans les grands yeux sombres de Sarah. Elle a appuyé ses deux mains croisées sur les genoux de sa protectrice et dit avec hésitation :

– Orpheline ? Le suis-je ? Les années ont beau s’écouler, j’attends et j’espère toujours.

– Hélas ! ma pauvre enfant, vous le savez, toutes les démarches de Robert demeurent sans résultat. N’ayant aucun indice pour nous guider, ignorant absolument le lieu de votre naissance, nous ne trouvons rien. J’en ai peur, il faut vous résigner. Votre pauvre père est mort sans doute et Dieu l’aura, dans une vie meilleure, consolé de l’horrible injustice dont il a été victime dans celle-ci.

– Je ne puis le croire. Je désire tant le retrouver !

Mme Martelac n’insista pas. Elle savait combien, à l’âge de Sarah, il est difficile d’abandonner une espérance et de croire que la vie nous refusera la réalisation de nos souhaits les plus ardents.

À cet instant, la porte s’ouvrit et une jeune femme en deuil entra dans le salon. Sarah se leva vivement et vint à elle avec affection.

– Anne, combien vous êtes aimable de braver ce déluge pour venir nous voir ! Vous ressemblez vraiment à la colombe de l’arche.

La nouvelle venue la regarda, étonnée de cette comparaison :

– Oui, il y a un instant, cette pluie persistante me faisait penser à la famille de Noé et j’essayais de me rendre compte des sentiments qu’elle a dû éprouver pendant quarante jours de réclusion. Venez-vous comme la colombe nous annoncer enfin la cessation de ce nouveau déluge ?

Avec cette facilité d’impressions qui est l’apanage de la jeunesse, le visage attristé de Sarah a repris à l’arrivée d’Anne son expression souriante.

– Malheureusement non, dit celle-ci, le ciel est encore tout noir et ne semble pas disposé à fermer immédiatement ses cataractes ; nous aurons, sans doute, plusieurs heures de pluie et je ne puis, malgré ma bonne volonté, vous donner aucun espoir sous ce rapport. Vous êtes donc condamnée à rester enfermée, à moins que, comme moi, vous n’affrontiez cette averse et ne vous hasardiez dans la rue malgré les ruisseaux qui y coulent.

– Mieux vaut rester ici alors, puisque vous avez eu le courage de venir nous trouver, répond Sarah en amenant la jeune femme à un fauteuil près de Mme Martelac. Nous profiterons de votre aimable visite et nous en jouirons en comparant notre sort à celui des belles-filles de Noé, lesquelles n’avaient pas une ressource de ce genre pour faire agréablement passer le temps.

S’installant ensuite sur une petite chaise entre Anne et sa tante, elle demeure comme absorbée devant la beauté de Mme Tissier, beauté en plein épanouissement et qui emprunte un éclat adouci au deuil dont elle est revêtue.

Anne, veuve depuis un an ou deux, est revenue habiter avec son père. Elle n’a point été heureuse au milieu de ce luxe, ambition de sa jeunesse, et a souvent regretté sa vie simple mais libre de la province. M. Tissier était un maître sévère qui la parait comme une idole à laquelle il refusait des adorateurs ; il l’avait tenue dans un isolement absolu par jalousie et par égoïsme. Étant souffrant et d’humeur mélancolique, il ne permettait pas à sa femme d’aller chercher des distractions qu’il ne pouvait pas partager, si innocentes fussent-elles. Ces quelques années de ménage s’étaient donc passées pour Anne dans un somptueux appartement dont elle franchissait rarement le seuil.

Que fût devenue la jeune femme si elle n’eût trouvé aucune ressource contre l’ennui ? Heureusement, si son cœur paraissait desséché par l’éducation, s’il était resté fermé aux bonnes et nobles inspirations, si la vanité, prenant la direction de sa vie, l’avait amenée aux bas calculs auxquels elle avait tout sacrifié, Anne était bien jeune encore et son esprit était bien peu formé au moment de son mariage avec M. Tissier. Celui-ci, homme instruit et grave, s’il n’avait pas su lui donner le bonheur, avait au moins eu l’avantage de l’élever à son contact.

Anne était intelligente, et, dans la sévère retraite à laquelle elle s’était subitement trouvée condamnée, elle avait réfléchi et avait compris le vide de ses aspirations vers le plaisir. Souvent, son mari l’avait priée de lui faire la lecture ; elle s’y prêta d’abord à regret, son esprit n’ayant jamais eu l’habitude de s’arrêter à rien de sérieux ; peu à peu, l’effort qu’elle était obligée de faire pour obéir fut moins pénible et elle finit par y prendre goût. Ces lectures variaient de sujets, mais généralement M. Tissier les choisissait graves et chrétiennes, car il appartenait à une famille sévèrement attachée à ses devoirs religieux et de laquelle il conservait pieusement les convictions.

Transportée dans un pareil milieu, la pauvre Anne avait longtemps pleuré ses illusions et avait, au premier abord, essayé de se révolter et d’imposer sa légèreté comme une loi dans la demeure de son mari ; elle s’était heurtée à une volonté ferme de la part de celui-ci et avait dû courber la tête, regrettant en secret la folie de sa vanité. Puis, un jour, elle avait eu entre les mains un de ces ouvrages communs aujourd’hui qui racontent les sublimes dévouements de quelques âmes vouées aux œuvres de charité. Anne avait dévoré le livre ; elle l’avait lu les larmes aux yeux et son âme, non pas morte, mais endormie, avait secoué son engourdissement. Le rayonnement de la charité avait renouvelé le miracle du Maître et réveillé dans son sommeil celle qui paraissait morte aux yeux de tous. La lumière se levant, elle était venue docilement vers la lumière.

Qui dira le bien accompli par l’exemple ? Et quels ravissements donneront aux âmes des saints les cris de reconnaissance qui leur viendront de tous les siècles de la part de ceux qu’entraîne sur leurs traces le récit de leur vie !

Les côtés sérieux du caractère d’Anne prirent le dessus et la firent sortir de l’engourdissement où l’avaient assoupie l’orgueil de sa beauté et l’égoïsme de sa nature. Étonnée d’abord en découvrant un monde nouveau et dont son éducation ne lui avait pas laissé soupçonner l’existence, elle demeura comme aveuglée en face de l’horizon ouvert devant son intelligence. Puis, quand, jetant les yeux vers sa jeunesse pour y retrouver ses pensées et ses joies d’autrefois, la jeune femme se sentit humiliée d’avoir pu se contenter de pareils enfantillages, elle mesura le chemin parcouru, et comprit qu’il y a pour l’âme humaine un bonheur plus élevé et plus complet que l’amusement de la vanité et la distraction des futilités de la vie.

Quand son mari mourut, Anne abandonna sans regret Paris, où jadis elle rêvait de briller, et vint retrouver son père à Poitiers ; l’immense fortune que lui avait léguée M. Tissier lui permit à son tour de faire du bien.

Sarah l’a souvent vue agenouillée à une messe matinale et priant avec ferveur ; la jeune fille s’est prise d’amitié pour la belle et riche veuve, dont la vie semble désormais consacrée à la charité. Jamais, avant son mariage, Anne n’avait songé à se rapprocher de Dieu. L’imagination pleine de vanités, elle se contentait d’une religion superficielle. La Providence l’avait attendue au désenchantement éprouvé dans cette union et elle était devenue sérieuse et chrétienne, tout en conservant une teinte attristée, suite de la déception subie par sa jeunesse.

– Ne soyez jamais ambitieuse, avait-elle dit un jour à Sarah. La fortune ne suffit pas au bonheur.

– N’avez-vous pas été heureuse, vous ? demanda la jeune fille.

Anne soupira et dit avec regret :

– J’aurais pu l’être !

Quel souvenir avait alors mis des larmes dans les beaux yeux qui se détournaient pour les cacher ?

Sarah n’osa questionner. Elle était bien enfant encore pour être la confidente de la jeune veuve, et, tout en lui donnant une sincère affection, la petite-fille de Nicolas Larousse se sentait parfois un peu intimidée en face de cette grande et belle personne, plus âgée qu’elle de plusieurs années.

– Savez-vous ce que je pense ? dit-elle un peu après le départ d’Anne, quand celle-ci, voyant la pluie cesser un instant, en profita pour quitter sa tante et son amie.

La jeune fille, laissant retomber le rideau quelle avait soulevé pour regarder dans la rue, se tournait vers Mme Martelac.

– Je ne sais, petite, dit la vieille dame. Ce doivent être des choses bien graves, car, depuis le départ d’Anne, vous paraissez absorbée dans de sérieuses réflexions.

– Très graves, en effet ! repartit Sarah en secouant le tête. Il s’agit de l’avenir.

– Ah ! seriez-vous prophète ?

– Peut-être ! En ceci, du moins.

– Vous m’intriguez. Et dites-moi, je vous prie, ce que découvre dans l’avenir votre jeune sagesse ?

– Eh bien ! Anne et le docteur se marieront, vous verrez.

– Chacun séparément, je le crois, répondit la mère de Robert en souriant ; je l’espère pour mon fils, et Anne est jeune, riche et belle, cela en fera tout naturellement un parti très recherché.

– Non, pas séparément, mais ensemble !

La figure de Sarah avait une singulière expression, tandis qu’elle accentuait ces derniers mots ; elle souriait, mais ses yeux, incapables de tromper, démentaient ce sourire.

– Pourquoi cela ? demanda Mme Martelac.

– Elle est si belle !

La jeune fille ajouta en se rapprochant :

– Le croyez-vous ?

Son interlocutrice arrêta un instant son travail pour la regarder et demanda :

– En seriez-vous contente ?

Sarah rougit, hésita un instant et tourna brusquement la tête en disant :

– Pourquoi non ? Je souhaite de tout mon cœur qu’il soit heureux.

La destinée





XVIII



Anne et Sarah reviennent ensemble de la messe ; la jeune femme ramène sa petite amie jusqu’au seuil de la maison de Mme Martelac, et elles s’arrêtent toutes les deux au bas du perron.

– Entrez-vous un instant ? demande Sarah.

– Non, merci, j’ai deux personnes à voir ce matin, je leur ai promis ma visite et je tiens à ne pas leur manquer de parole.

– Ce sont des pauvres ? Je suis sûre d’avoir deviné, n’est-ce pas ? Toutes vos matinées se passent ainsi à distribuer vos aumônes ; sans compter celles que vous répandez par des mains amies ! Aussi, la supérieure de nos Sœurs parle de vous avec enthousiasme, car depuis votre retour au pays elle peut, grâce à votre générosité, secourir largement ses clients.

– Il m’est si facile maintenant de l’aider à faire du bien ! répond Anne en rougissant. Ce n’était, pourtant, guère le but que j’ambitionnais jadis en désirant une grande fortune ! ajouta-t-elle avec un peu de mélancolie.

– Le bon Dieu se sert de tous les moyens pour nous amener à Lui.

– Oui. Il m’a fait comprendre la folie de mon amour pour le luxe, et en voyant de près certaines misères, j’ai honte d’avoir, pendant quelques années, sacrifié tant d’argent à cette passion dont j’étais esclave.

– Vous rachetez cela aujourd’hui.

– J’essaie ! dit Anne en souriant. Allons, je vous quitte, j’ai à peine le temps de faire mes deux courses avant le déjeuner de mon père.

– Vous verra-t-on tantôt ?

– Je ne pense pas, je veux finir un travail pressé et ne sortirai probablement pas. Adieu.

Sarah serre la main que lui tend son amie ; elle monte le perron et élève le bras vers la sonnette, quand tout à coup, se souvenant d’avoir oublié quelque chose, elle se retourne vivement et fait un petit appel. Anne, à peine éloignée de quelques pas, revient aussitôt.

– J’oubliais de vous dire que M. Hilleret vous fait présenter ses hommages.

– M. Hilleret ?

Anne rougit en prononçant ce nom, mais Sarah continue sans le remarquer :

– Il a écrit à Mme Martelac et lui parle de vous.

– Que dit-il ?

Les beaux yeux de la jeune veuve se lèvent avec intérêt vers celle qu’elle interroge. Cette dernière, placée sur la marche la plus élevée du perron, se penche sur la rampe, au pied de laquelle Anne s’est approchée, et elles parlent à voix basse, car la rue est en mouvement. Les enfants s’y ébattent en toute liberté et les femmes des ouvriers vont et viennent, les unes afin de les ressaisir pour procéder à leur toilette, les autres pour entourer les petites charrettes des marchands et acheter, après un long marchandage, les denrées nécessaires à la vie de chaque jour.

– Il semble s’intéresser vivement à vous et demande beaucoup de détails sur votre nouvelle existence depuis votre veuvage. Mme Martelac vous racontera cela à votre prochaine visite. Peut-être même ai-je fait une indiscrétion en vous en parlant la première. Voilà ce que c’est que la beauté ! reprend la jeune fille en riant ; elle laisse des souvenirs ineffaçables. Il ne vous a pas vue depuis cinq ou six ans et il se souvient si bien de vous !

– Simple curiosité ! dit Mme Tissier en affectant l’indifférence.

– Qui sait ?

Sarah dit ce mot uniquement pour taquiner son amie, car elle attache peu d’importance à l’intérêt manifesté par Jacques Hilleret et associe toujours dans sa pensée la vie de la belle veuve avec celle du docteur.

Anne secoue la tête en souriant, et le bruit de la rue devenant assourdissant, grâce à un embarras de charrettes dont les conducteurs s’injurient et se disputent, à la grande joie des commères accourues sur le seuil de leurs portes pour assister à ce tapage, elle serre de nouveau la main de Sarah et reprend sa marche. Son front est baissé ; à travers le petit voile de tulle bordé de crêpe qui couvre son visage, on peut lire sur ses traits une expression sérieuse et un peu triste, en rapport avec sa toilette de deuil. Pourtant, quelque chose s’est réveillé dans son cœur, un souvenir, un espoir de ses vingt ans. Elle se demande si, par hasard, la vie, dans ses changements rapides, ne pourrait ramener à sa portée le bonheur entrevu autrefois.

Elle est veuve depuis deux années, et la pensée d’un mari pour lequel elle n’a jamais dû éprouver aucun amour ne saurait l’empêcher de songer parfois à une vision de sa jeunesse, vision trop promptement évanouie, sympathie à peine ébauchée et brusquement brisée sans qu’Anne en ait alors deviné le véritable motif.

Tout en songeant ainsi, Anne marchait. Elle releva la tête en passant devant une chapelle, dont la porte grande ouverte laissait apercevoir l’autel avec ses cierges allumés. Derrière l’autel, le soleil embrasait un vitrail enchâssé dans une fenêtre étroite et haute et jetait ses rayons dans le calme recueilli du lieu saint. On disait une messe, et de rares fidèles, disséminés dans la nef, inclinaient la tête avec piété. La petite cloche de l’enfant de chœur résonna, et, poussée par un mouvement instinctif, Anne répondit à son appel en entrant dans l’église.

Là, elle s’agenouilla un instant, et, la tête dans ses mains, elle s’abandonna à Celui qu’elle avait appris à connaître et dont l’amour trace paternellement la voie devant chacune de ses créatures.

Dans l’après-midi, malgré ce qu’elle avait dit à Sarah, Mme Tissier vint voir sa tante. Elle prétexta la beauté de la température l’invitant à sortir pour s’expliquer à elle-même ce changement dans ses projets et remit à un autre jour à terminer le travail pressé dont elle avait parlé à son amie. Celle-ci, n’attendant pas sa visite, venait de sortir avec Catherine au moment où elle arriva chez Mme Martelac. La mère du docteur était donc seule, et, au fond, sa nièce en éprouva une sorte de contentement, préférant recevoir les commissions de Jacques Hilleret sans sentir le regard intelligent de Sarah arrêté sur son visage.

Les deux femmes causèrent un moment de choses indifférentes, et Anne se garda bien d’aborder le sujet auquel elle pensait depuis le matin.

Était-ce simple curiosité si elle avait tenu à s’assurer au plus tôt de ce que Jacques Hilleret disait à son sujet ? Non, sans doute, car elle tressaillit et rougit comme un enfant quand sa tante lui dit tout à coup :

– Anne, te rappelles-tu M. Hilleret ?

– Certainement, ma tante. C’était l’ami de Robert.

– Et peut-être un peu le tien ?

– Peut-être oui, répondit Mme Tissier en souriant. Du moins, il s’en fallait bien peu qu’il le devînt quand il se décida subitement à permuter pour aller en Algérie.

– Sa résolution fut prompte, en effet, et généreusement exécutée.

– Se plaît-il un peu là-bas ?

– Hum ! Se plaire ? Je ne sais pas si le pauvre garçon s’y est jamais beaucoup plu !

– Alors, pourquoi ne demande-t-il pas à rentrer en France ?

Mme Martelac regarda un instant sa nièce et répondit :

– Il ne demanderait, sans doute, pas mieux que de faire des démarches pour revenir si...

– Si ? reprit la jeune femme en se penchant vers elle.

– Eh bien ! si on l’y invitait sérieusement et s’il pouvait espérer voir se renouer une sympathie qu’il a dû fuir autrefois.

Mme Tissier appuya son beau front sur sa main, réfléchit quelques minutes et finit par dire :

– Ma tante, je n’ai rien à vous cacher. Vous avez deviné et mieux compris que moi alors le sentiment éclos dans mon âme. J’étais trop légère à ce moment-là pour apprécier la délicatesse des sentiments de M. Hilleret, et je ne vis d’autre remède à ma déception que de m’étourdir dans l’éclat de la fortune. Pourtant, le sentiment par lequel j’étais attirée eût pu m’épargner des regrets et j’eusse été meilleure si j’avais eu le temps de m’y laisser aller. Mais M. Hilleret le partageait-il sérieusement ?

– Cela est à croire, mon enfant. Tu ne saurais douter d’un amour qui a survécu à une longue absence ? D’ailleurs, voici la meilleure preuve de la fidélité de ce souvenir.

Mme Martelac déplia la lettre de Jacques, demeurée sur la table près d’elle, et montra à sa nièce un passage qu’elle s’était abstenue de lire devant Sarah :

« Dites-moi si Robert aime encore sa cousine, chère madame ? D’après ses rares lettres, il me semble avoir oublié peu à peu la déception de sa jeunesse. Pourtant, elle est si belle ! Et je crois que son cher cousin, malgré sa grande intelligence, ne se rendait pas un compte exact de la richesse de cette nature un peu déprimée peut-être par l’éducation, mais susceptible de subir une meilleure influence. Il me semble difficile de l’oublier, et maintenant que je la sais veuve, j’y pense souvent. Mais c’est folie, n’est-ce pas ? Et elle-même a sûrement oublié le jeune officier jadis si disposé à l’aimer follement ! »

Anne parcourut ces lignes et son visage laissa parfaitement lire à Mme Martelac la joyeuse surprise éprouvée par elle.

– Robert est guéri, dit-elle, et je le méritais. Je n’étais pas digne de lui.

– Mais son ami semble ne pas être guéri, lui, et paraît ne pas désirer de l’être. Tu connais ses qualités ?

– Oui, Robert l’estime et si je n’ai pas su apprécier les avantages supérieurs de mon cousin, du moins j’ai pleine confiance dans son jugement.

– Alors quelle réponse dois-je faire ?

Anne se leva comme pour partir et dit avec un peu d’embarras :

– Probablement, s’il prenait un congé pour revenir en France, il ne repartirait pas seul.

– M’autorises-tu à lui donner cet espoir ? Sa fortune n’est plus à comparer avec la tienne, fit observer Mme Martelac, croyant devoir faire réfléchir sa nièce.

– Oh ! la fortune ! répondit celle-ci avec une expression triste, je ne l’apprécie plus autant qu’autrefois ! Et elle pèsera bien peu dans ma décision !

– Je puis donc lui écrire de demander un congé ?

– Après tout, oui, dit Anne en hésitant. J’ai éprouvé un vrai regret quand il a quitté la ville et je n’ai eu à l’égard de personne autre au monde un sentiment analogue.

– Il était alors conduit par un scrupule de délicatesse et ne voulait pas aller sur les brisées de Robert, dont il connaissait l’amour pour toi.

Anne était pensive. Elle tendit la main à sa tante et dit :

– Oui, dans mon enfance, il y avait eu des projets formés dans notre famille et j’ai été coupable vis-à-vis de Robert. Mais il était trop parfait pour moi, et Dieu, dans sa miséricorde, s’est servi de mon orgueil lui-même pour m’amener à une vie plus sérieuse. Je souhaite à mon cousin une compagne digne de lui.

La destinée





XIX



– Docteur, que pensez-vous de votre malade ?

Cette question était posée par le malade lui-même et ses yeux anxieux interrogeaient au moins autant que ses lèvres le visage de celui auquel il s’adressait.

– Oh ! ce n’est pas que je regrette la vie, croyez-le !

– Et quand vous la regretteriez ? répondit gravement Robert, car c’était lui qui se tenait près du lit. N’est-elle pas un grand bienfait de Celui auquel nous la devons ?

Son regard, empreint d’une immense compassion, s’était arrêté sur les yeux bleus du malade.

– Un bienfait ! répondit celui-ci. Oui, pour certains, mais pas pour tous. Pas pour ceux qui n’ont à attendre d’elle que la douleur.

– Même alors, elle l’est. Expiation ou épreuve, nous n’avons pas le droit de la maudire.

Le malade se souleva :

– Vous êtes chrétien, docteur ?

– Oui, du fond du cœur ! répondit énergiquement Robert.

Son interlocuteur le regarda un instant en silence ; puis il dit :

– Vous êtes heureux de l’être. Peut-être est-ce là une force.

– La seule que nous puissions avoir ici-bas !

– Mais qu’il ne dépend pas de nous d’obtenir, ajouta le malade en retombant épuisé sur son lit.

Son visage émacié portait l’empreinte d’une lassitude profonde, d’un abandon moral si grand qu’il avait atteint les sources de la vie physique elle-même. Une respiration haletante soulevait d’un mouvement pressé et inégal sa poitrine creuse et ses yeux enfoncés dans leurs orbites semblaient fatigués par la clarté venue de la fenêtre placée en face du lit. Ses paupières se baissaient comme si la mort fût déjà arrivée et une teinte jaune qui avait envahi ses tempes et s’étendait sur toute la face, augmentait l’illusion.

De quoi mourait cet homme ? Nul autour de lui n’eût pu le dire.

Dans la maison qu’il habitait, maison de chétive apparence et où il occupait une seule chambre, on ne savait rien de son passé. Il vivait simplement, peut-être même humblement dans son intérieur ; mais personne n’eût osé essayer de s’en assurer, car il tenait tout le monde à distance.

On savait seulement qu’il écrivait sous un pseudonyme dans différentes revues ; encore était-il probablement sans grand bénéfice, car on ne le voyait jamais se permettre aucune dépense inutile. Il était jeune encore, d’aspect distingué et d’une apparence qui eût éloigné toute relation vulgaire. Depuis une quinzaine de jours, il était malade et sa demeure se trouvant voisine de celle du docteur Martelac, celui-ci avait été appelé près de lui. Sa maladie déroutait la science de Robert. Elle attirait, non pas sa curiosité car il respectait l’intime secret de la conscience humaine, mais une sympathique commisération de sa part. Il se demandait quel mal moral éteignait l’énergie dans cette âme et épuisait ce courage.

Dans une relation de voyage à la Nouvelle Grenade Elisée Reclus raconte que « pendant la construction du chemin de fer qui réunit Aspinwall à Panama, une terrible mortalité décimait les milliers d’ouvriers entraînés là par la promesse d’une paie très élevée. Ils travaillaient souvent dans la vase brûlante et fétide des marécages à scier les troncs des palétuviers, à enfoncer des pilotis dans la boue, à charrier du sable et des cailloux dans l’air corrompu. Au plus fort de l’épidémie, une multitude de Chinois, attirés là par l’appât du gain et frappés de désespoir en voyant leurs compagnons mourir par centaines, alla s’asseoir à la chute du jour sur les sables de la baie de Panama, qu’avaient abandonnés depuis quelques heures les flots de la marée. Silencieux, terribles, regardant à l’Occident le soleil qui se couchait au-dessus de leur patrie lointaine, ils attendirent ainsi que le flot remontât. Bientôt, en effet, les vagues revinrent tourbillonner sur les sables de la plage et les malheureux se laissèrent engloutir sans pousser un cri de détresse. »

Le malade près duquel Robert avait été appelé semblait comme ces infortunés toucher à cette heure où le désespoir reste maître des âmes abandonnées à elles-mêmes. Il laissait le flot mortel envahir son cœur et tarir lentement, mais sûrement, sa vie.

Le docteur n’avait pas répondu à la dernière parole de son client. Sa consultation était terminée et pourtant, il restait là, hésitant, sentant cet homme livré à ce désespoir sans remède et ne sachant comment offrir son aide.

– Vous êtes bien isolé dans cette chambre, dit-il enfin. Voulez-vous que je vous envoie une garde ?

Un pénible sourire passa sur les traits amaigris du malade, ses paupières se relevèrent.

– Une garde ? Non, merci, je n’ai plus besoin de personne.

Et comme s’il eût craint en rejetant cette offre de blesser celui qui la lui faisait, il ajouta avec une expression d’excuse :

– Je suis habitué à ma solitude et je l’aime. J’ai appris à supporter même ces longues heures de la nuit où, bercé entre la veille et le sommeil que je n’atteins jamais, je parviens parfois à oublier le présent qu’aucun mouvement humain ne me rappelle. Dans la journée, une voisine s’est chargée des soins nécessaires et vient de temps en temps me donner ce qu’il me faut.

– Avez-vous quelque membre de votre famille que l’on peut prévenir de votre état ?

Le malade répondit en rougissant :

– Aucun : je n’ai ni famille ni amis.

Il y avait une si douloureuse amertume dans la façon dont furent prononcées ces paroles que Robert lui tendit spontanément la main en disant :

– Croyez-le, il n’y a aucune curiosité de ma part à insister ainsi. L’isolement est difficile à supporter quand on souffre, c’est pourquoi je voudrais qu’il fût en mon pouvoir de vous l’épargner.

– Je ne doute nullement du motif de vos questions et je vous en suis reconnaissant, docteur ; mais vous ne pouvez rien contre le mur infranchissable qui me sépare de mes semblables !

– En êtes-vous sûr ?

– Non, rien ! reprit doucement l’infortuné.

– Vous n’avez pas d’amis, dites-vous ? répliqua Robert ému. Si vous voulez m’accorder ce titre, je suis prêt à l’accepter.

– Vous connaissez à peine celui auquel vous faites une si généreuse proposition.

– C’est vrai ; mais vous souffrez, et toute créature humaine a droit, dans le malheur, à notre sympathie. D’ailleurs, je vous observe depuis ces quinze jours, et j’ai peine à croire que vous soyez indigne de l’estime et de l’attachement de vos semblables.

Robert avait fixé son regard sur le visage de son interlocuteur ; celui-ci parut touché et répondit :

– Merci. Que ce Dieu auquel vous croyez vous récompense d’une telle parole ! Vous ignorez quel bien elle me fait !

– Si vous avez besoin d’un service, comptez sur moi.

Le malade serra avec effusion la main du jeune Martelac.

– Je l’ai bien compris : votre âme est généreuse et loyale autant qu’il est donné de l’être à une âme humaine ! Vous êtes jeune, mais votre profession vous a apporté plus d’expérience qu’on n’en a d’ordinaire à votre âge, et, par un privilège bien rare, cette expérience n’a pas défloré la noblesse de votre nature, comme il arrive à ceux qui heurtent trop souvent les misères morales et corporelles de l’humanité. Je vous ai vu à l’œuvre depuis ces quinze jours, et je sais avec quel dévouement vous traitez, non seulement le corps, mais l’âme de vos malades. Oh ! si vous saviez !

Il avait laissé retomber la main de Robert et croisait les siennes avec abattement.

– Vous niez que nous ayons le droit de maudire la vie ? reprit-il tout à coup. Quand elle torture notre âme et l’étreint dans un cercle infranchissable d’humiliantes douleurs, nous n’aurions pas le droit d’appeler la délivrance ? Quand elle jette les lambeaux de notre cœur sur la voie que nous parcourons, nous devrions adorer la Puissance capable d’ordonner un si odieux martyre ? Il nous faudrait courber le front sous ce joug honteux sans sentir un impérieux besoin de révolte pour soulever un pareil fardeau ? Est-ce à une âme humaine ou à une brute inconsciente qu’on impose ce devoir ?

Les yeux du malade brillaient ; son visage sortait de la torpeur, et ses traits s’étaient empreints d’une amère ironie.

Le docteur, au lieu de le quitter comme il en avait eu l’intention, s’assit sur le siège placé près du lit et attendit en silence que cette émotion se calmât. Puis, doucement, il appuya sa main sur celle qui s’agitait fiévreusement sous la couverture.

– Que Dieu vous pardonne de telles paroles ! dit-il. Votre martyre a dû, en effet, être bien terrible pour vous inspirer ces pensées, et toute la compatissante pitié de l’humanité passerait comme un flot inutile sur votre cœur révolté si la lumière d’en haut ne vient vous éclairer miséricordieusement. Le joug de Celui qui dirige notre vie, loin d’être un joug honteux, est noble, au contraire, et notre honneur est de pouvoir nous y soumettre volontairement. La grandeur de notre âme consiste à s’élever au-dessus des tortures dont vous parlez. La brute inconsciente, atteinte par la souffrance, se couche et meurt, incapable d’en triompher ; mais l’âme humaine peut, d’un bond, s’élancer au-delà de cette vie douloureuse. Elle a pour perspective consolante l’éternité, près de laquelle disparaissent nos souffrances d’un jour.

Il se fit un silence entre les deux hommes.

Quelles pensées pesaient sur le cœur et sur l’intelligence du malade ? Robert l’ignorait, mais il n’osa parler davantage ; sa foi profonde avait jeté des accents convaincus devant les paroles révoltées qu’il venait d’entendre. À présent, il se taisait ; car, il le sentait, il se faisait dans ce cœur un travail de déchirement, et il allait jeter au dehors un cri de détresse d’autant plus ardent que, depuis de longues années sans doute, il s’était renfermé en lui-même. L’isolement absolu dans lequel vivait le malade en faisait foi ; aucun amour, aucune pitié même, n’avait adouci son supplice, et jamais il n’avait, en se versant dans un autre cœur, trouvé un soulagement à ses maux.

Mais l’heure de la confiance était venue, et, sous l’empire de la charitable compassion qu’on lui témoignait, il paraissait disposé à se détendre et à s’ouvrir.

– Docteur, votre vie est bien occupée, et chaque heure de vos journées est prise par l’accomplissement d’un devoir. Pourtant, j’ose vous demander de me consacrer un moment.

Le malade s’était redressé et regardait Robert en face. Certes, la pâleur moite de son front, ses tempes jaunies et creusées et la teinte terreuse de son teint, attestaient les ravages de la maladie ; mais il semblait galvanisé par ses souvenirs et par le subit désir de se confier.

– Vous m’écouterez, n’est-ce pas ?

– Je suis tout disposé à vous entendre, répondit le jeune Martelac, et vous ne sauriez douter de l’intérêt profond avec lequel je le ferai.

– Quand vous saurez tout, lorsque le douloureux mystère de ma vie vous sera révélé, vous comprendrez que la révolte soit entrée dans mon cœur ; car mes fautes n’avaient aucune proportion avec l’expiation dont elles ont été suivies, et ce que vous appelez la justice de Dieu s’est appesanti sur moi d’une manière terrible.

– Vous oubliez que, sur cette terre, cette justice est conduite par l’amour, dit doucement Robert.

Le malade secoua la tête avec un geste de doute. Il était pour le moment incapable de comprendre et d’accepter une vérité si dure à ceux qui souffrent sans lever les yeux vers le ciel.

Redressé sur son lit, ses regards fixés sur le docteur, comme pour suivre dans sa physionomie l’impression causée par son récit, il commença, lentement d’abord, comme s’il eût eu peine à renverser la dernière digue élevée par son orgueil, l’histoire de sa vie.

Peu à peu, se laissant entraîner par l’intérêt évident rencontré dans son auditeur, il en vint à exprimer avec une ardente éloquence les souffrances auxquelles il était en proie depuis plusieurs années.

La destinée





XX



– Je me nomme Alain de La Croix-Morgan. J’appartiens à une ancienne famille du midi, dont quelques membres vivent encore et m’ont à jamais rayé de l’arbre généalogique, auquel mon nom ne saurait apporter que le déshonneur. Ils me croient mort, du reste, et se félicitent du silence fait autour de moi depuis de longues années.

La noblesse de ma famille remonte aux temps les plus reculés et se justifia, de génération en génération, par des actes glorieux qui prirent place dans l’histoire de notre pays. Si la vanité des distinctions humaines se retrouve au-delà du tombeau, et si les actions d’éclat gardent aux morts l’honneur tel que nous l’entendons ici-bas, mes ancêtres eussent dû tressaillir dans leur poussière et se lever comme une légion de héros pour foudroyer les misérables qui traînèrent injustement leur descendant dans les humiliations d’une cour d’assises.

Mais les siècles s’écoulent, indifférents pour ceux qui les suivent, et le bruit fait autour de mon nom ne réveilla aucune courageuse protestation de la part de mes parents, morts ou vivants. Le seul effort fait par ces derniers tendit à obtenir que le silence se fît le plus promptement possible sur moi, aussitôt après ma condamnation.

Riche et libre de bonne heure, par suite de la mort de mon père et de ma mère, dont j’étais l’unique enfant, l’histoire de ma jeunesse fut celle de beaucoup de jeunes gens trop tôt livrés à eux-mêmes. J’abusai promptement de ma situation, et, en peu de temps, j’eus dissipé la fortune laissée par mes parents. Obligé alors de chercher des moyens d’existence, j’obtins une position dans une banque importante dont le chef avait autrefois reçu quelques services de mon père. Grâce à ce souvenir et par égard pour le nom honorable que je portais, il voulut bien fermer les yeux sur les folies par lesquelles j’en étais arrivé à me réduire moi-même à la pauvreté et sur les habitudes légères auxquelles j’étais abandonné.

Je dois le dire, une fois accueilli par lui, il n’eut guère de reproches à me faire, et, sans être un modèle de travail et d’exactitude, je sus me montrer fidèle aux résolutions que j’avais prises. Si rien n’était venu me détourner de cette voie, peut-être eussé-je remonté peu à peu le courant. Je puis au moins l’affirmer, je fusse reste gentilhomme dans mon humble condition, et mon nom fût demeuré intact. Mais qui peut connaître et éviter l’écueil auquel doit se heurter sa vie ? Nous marchons en aveugles, et seuls ceux qui, comme vous, docteur, croient à une direction venue d’en haut et s’abandonnent à elle, sont en sécurité, puisqu’ils sont convaincus que tout en ce monde arrive pour leur plus grand bien !

Malheureusement, un de mes anciens amis, me voyant dans une position si différente de celle dans laquelle j’avais été élevé, eut la malencontreuse idée de me marier avec une riche héritière d’infime naissance, et dont la fortune devait, ainsi qu’il est d’usage de le dire, redorer mon blason. Cet ami, compagnon de ma jeunesse, avait partagé mes folies et souvent les avait encouragées ; je l’avais connu au collège, où j’ai passé quelques années, et il avait pris sur moi un ascendant auquel je dois certainement la mauvaise direction de ma vie. D’une classe inférieure à la mienne et d’ailleurs en contact fréquent avec tous ceux qui exploitent les jeunes gens vicieux ou désœuvrés, il avait des relations dans un monde auquel j’étais étranger ; sans souci de ma dignité et de mon bonheur, ce fut là qu’il me chercha une compagne.

Je le laissai agir avec une insouciance coupable ; car, il faut l’avouer, mes principes étaient peu profonds ; mes idées sur le mariage et sur les devoirs qu’il impose se ressentaient de mon éducation superficielle et n’avaient rien de sérieux. Je vis seulement dans l’union qu’on me proposait un moyen de reconquérir ma position indépendante.

Comment Nicolas Larousse a-t-il consenti à me donner sa fille ? Comment elle-même se décida-t-elle à épouser un jeune homme qui ne possédait absolument plus rien ? Voilà deux questions auxquelles je n’ai jamais pu donner une réponse satisfaisante. Le père fit, je crois, longtemps opposition à notre mariage, mais Marguerite, dont l’avarice était sans doute, par suite de sa jeunesse, moins profonde, céda peut-être à un mouvement de vanité dont elle se repentit promptement et finit par obtenir le consentement dont elle avait besoin.

Je soupçonne l’ami qui avait eu la pensée de cette union d’avoir eu beaucoup de peine à la mener à bonne fin, espérant lui-même en tirer profit si je parvenais à me rendre maître de la fortune de Nicolas. Pour ma part, je demeurai étranger à ses manœuvres, me contentant de donner mon nom à une jeune fille inconnue, mais fort belle, je dois le dire, et au fond, méprisant le bonhomme auquel je faisais, à mon avis, un très grand honneur en consentant à devenir son gendre.

J’épousai donc Marguerite Larousse, fille d’un marchand d’antiquités qui vivait misérablement, mais possédait une fortune considérable, cachée soigneusement aux yeux du public par son avarice. Un hasard avait mis mon ami au courant de cette situation et lui avait suggéré l’idée de me proposer ce mariage.

Au nom de Nicolas Larousse, le docteur avait tressailli ; mais ce mouvement échappa au malade, absorbé par son récit.

– Votre beau-père n’avait-il pas d’autres enfants que Mme de la Croix-Morgan ? demanda Robert.

– Ne l’appelez pas ainsi ! dit vivement son interlocuteur. La plus grande faute de ma vie a été d’introduire cette femme dans une famille dont elle était indigne de faire partie. J’aurais pu en me mariant ainsi au hasard tomber sur une de ces douces créatures, aimantes et dévouées, comme on en rencontre parfois dans les plus pauvres milieux. Ce fut tout le contraire et je puis difficilement pardonner à la fille de Nicolas l’attitude prise par elle à l’égard de celui qu’elle avait accepté pour époux. Elle-même, du reste, a renoncé à porter mon nom.

Il y avait un profond ressentiment dans la façon dont furent prononcées ces paroles.

– Mais je me laisse emporter par mes souvenirs, reprit-il. Vous me demandez si cette femme était la fille unique de Nicolas ? Non, il avait un fils, paraît-il. Ce fils avait quitté le pays depuis longtemps, après une jeunesse orageuse et de nombreuses disputes avec son père. N’entendant plus parler de lui, on le croyait mort et Marguerite était considérée comme devant être l’unique héritière du marchand d’antiquités.

– Comment s’appelait ce jeune homme ?

– Marc, je crois. Je ne l’ai jamais vu et on n’en parlait jamais devant moi. Fort probablement, il repose depuis longtemps dans sa tombe.

Le docteur secoua la tête sans faire aucune réflexion ; il remettait à plus tard les explications.

– Les préliminaires du mariage furent pénibles pour moi, continua le malade, sans se préoccuper des questions de Robert ; mais décidé à ajouter cette folie à toutes celles que j’avais déjà faites, je pris mon parti de tout subir, espérant jouir plus tard du fruit de mon odieux calcul en devenant maître de la fortune de mon beau-père.

Tenez, docteur, vous devez me mépriser quand je vous montre ainsi à nu la misérable faiblesse de mon âme, capable, pour un peu d’or et de jouissances matérielles, de sacrifier sa dignité et ses plus nobles sentiments. Des années de malsains plaisirs et de honteuse liberté avaient amoncelé les ténèbres autour de moi et il a fallu un coup terrible pour dissiper ces nuages et me faire sortir d’un abaissement pour lequel je n’étais pas né.

J’avais compté sans Nicolas et sans sa fille, digne élève de son père ; ils surent m’enlever le bénéfice que j’attendais de cette union. Ma femme n’avait et ne pouvait avoir avec moi aucune affinité de goûts et d’idées ; nos éducations avaient été trop dissemblables. De plus, elle était dure, impérieuse, et tenait de son père des habitudes dont l’âpre économie creusait un abîme entre nous et révoltait tous mes instincts. Nicolas refusa absolument de se défaire en notre faveur d’une partie, si minime qu’elle fût, de sa fortune et grâce à cette avarice, je ne retirai aucun avantage de la triste alliance à laquelle je m’étais abaissé.

Mon ami, chargé de régler toutes les questions concernant mon mariage, avait stipulé que M. Larousse donnerait une dot à sa fille ; mais à l’instigation de celle-ci et dans la crainte de me voir dissiper la somme convenue pour cela, mon beau-père ne lui donna jamais cet argent et il me restait assez de fierté pour renoncer à la réclamer, puisque ma femme elle-même désirait la laisser aux mains de son père. La seule chose faite pour nous par ce dernier fut de nous recevoir chez lui pendant les quelques années que je passai avec sa fille.

Ai-je besoin de vous dire combien l’existence entre ces deux êtres grossiers et avares me devint promptement intolérable ? Je maudis souvent l’inepte insouciance avec laquelle j’avais consenti à nouer de pareils liens et à peine avais-je eu le temps d’apprécier le naturel de Marguerite, que j’éprouvai pour elle un éloignement surpassé seulement par l’aversion qu’elle ne tarda pas à me témoigner. Il me vint souvent l’idée de la fuir afin de m’épargner le supplice de vivre entre elle et son père. Que n’ai-je alors suivi cette tentation !

J’avais conservé ma place dans la banque et me rendais chaque matin à mon bureau, où je passais la plus grande partie de mes journées. Le temps employé à ce travail abrutissant, entre les chiffres et les paperasses, était alors le meilleur de mon existence. Sans prendre un goût réel pour de semblables occupations, je ne manquais jamais d’y consacrer les heures convenues avec le chef de la maison et il n’avait aucun sujet de m’adresser des reproches. Enfin, rendu un peu taciturne par mes ennuis domestiques, j’avais abandonné les compagnons de mes plaisirs passés et je m’étais rangé, comme on dit, bien que M. Larousse et sa fille, sans doute pour se fournir à eux-mêmes un prétexte de haine, affectassent de me croire livré comme auparavant aux égarements de ma jeunesse.

Un matin, le chef de la banque dans laquelle j’étais employé m’ayant demandé un travail pressé, je me levai de bonne heure et sortis pour me rendre à mon bureau avant que personne dans la maison de mon beau-père n’eût quitté sa chambre.

Lorsque je revins deux heures plus tard, ma femme, ouvrant brusquement la porte d’une pièce dans laquelle elle était à mon entrée, se précipita au-devant de moi ; comme une furie, elle m’accueillit par des injures et des reproches sanglants auxquels je ne compris rien tant ils me semblaient étranges.

– Misérable assassin ! s’écria-t-elle. Comment osez-vous reparaître dans cette maison ? Votre crime ne restera pas impuni, croyez-le, et si Dieu n’a pas permis qu’il fût consommé, vous irez du moins l’expier pendant des années qui nous délivreront de vous !

Je la crus atteinte de folie en l’entendant parler ainsi et la regardai avec effroi ; au lieu de m’emporter à mon tour comme j’avais le tort de le faire parfois à son égard, je la pris doucement par le bras et l’écartai de mon chemin afin d’entrer dans la chambre dans laquelle je savais trouver Nicolas. J’avais l’intention de lui demander l’explication de la conduite de sa fille. Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction ? Mon beau-père était étendu sur un lit, la tête bandée, entouré du docteur et de plusieurs hommes que je reconnus pour faire partie de ce qu’on appelle « la justice » et qui pour moi devait se montrer si injuste. Il était pâle et encore en proie à l’épouvante éprouvée pendant la nuit.

À mon aspect, il ferma les yeux avec terreur et j’eus un frisson inconscient en voyant les regards de ceux qui l’entouraient se fixer sur moi.

– C’est lui ! murmura-t-il sans oser me regarder de nouveau.

Au moment où je vous parle, je revois cette scène, il me semble, cette chambre un peu sombre dans laquelle on avait transporté le blessé à la hâte, ces hommes sévères et méfiants par état, attendant dans un pesant silence la terrible révélation. Les siècles passeraient sur ma mémoire sans emporter dans leurs brouillards l’impression du premier moment où, sans même qu’elle se fût formulée dans mon esprit, la certitude d’une perte irréparable fit irruption en moi. Je ne savais rien, on ne m’avait rien expliqué ; mais une étreinte horrible me serra le cœur, et sans rien demander, sans m’enquérir auparavant de ce qui était arrivé, je courus vers le lit en m’écriant :

– Que dites-vous ? De quoi m’accusez-vous ?

Le blessé s’était mis à trembler à mon approche ; le docteur, debout à son chevet, me repoussa du geste tandis qu’un des assistants demandait à haute et intelligible voix :

– Monsieur Larousse, est-ce bien là celui que vous accusez ?

Une seconde à peine se passa entre la question et la réponse ; mais je le pense, l’horrible anxiété qui pesait sur mon cœur doit faire partie des tourments de l’enfer. Je regardai ce visage sec, ridé et jaune, entouré d’une bandage déjà imbibé de sang, et l’expression de mes yeux devait avoir quelque chose de semblable à l’épouvante de l’âme, attendant de la bouche du souverain juge la sentence d’éternelle réprobation.

– Oui, répondit Nicolas.

Je bondis de nouveau près du lit.

– C’est une infâme calomnie ! Rétractez-vous ! Vous êtes fou !

Cette fois, le blessé soutint mon regard et je vis tant de haine briller à travers ses prunelles que j’eus peur.

– Dites ! dites ! m’écriai-je, frémissant, ce n’est pas vrai !

Il y eut une minute de silence ; on entendait à peine le souffle de ces respirations humaines presque interrompues par une solennelle attente.

– C’est lui ! reprit Nicolas, distinctement et sans hésiter.

Était-il trompé par une terrible ressemblance ? Ou était-ce de propos délibéré qu’il me jetait dans le gouffre ?

Je crus lire dans ses yeux la certitude de cette dernière hypothèse. À cet instant, sa fille fit irruption dans la chambre. Elle s’approcha de moi avec un regard où se concentrait toute la rancune amassée dans son âme depuis plusieurs années contre celui chez lequel un reste de sentiments élevés avait froissé ses instincts vulgaires. Avec une assurance plus convaincante que ses premiers emportements n’avaient pu l’être pour les témoins de cette scène, elle dit :

– Oui, c’est lui ! Comment pourrait-on en douter ? Mon pauvre père l’a parfaitement reconnu et a lutté vainement avec cet ennemi qu’il nourrit et abrite depuis tant d’années. Voyez, il était bâillonné avec ce foulard, que monsieur de la Croix-Morgan portait encore hier soir au cou.

Avec quelle insultante ironie cette femme jetait à l’opprobre le nom de ma famille ! Avec quelle haine elle le prononçait ! Elle semblait lui en vouloir de la vanité à laquelle elle s’était laissée aller en l’acceptant.

– Il n’est pas rentré à l’heure accoutumée (c’était vrai, j’étais sorti dans la soirée et étais rentré vers minuit). Il a une clé de la maison. Lui seul connaît les habitudes de mon père et l’endroit où il serre son argent. Ne pouvant lui arracher des ressources pour reprendre la vie désordonnée qu’il menait avant notre malheureux mariage, il les a demandées au vol et n’a pas reculé devant le crime.

J’écoutais atterré, immobile, ce torrent de folies, car cela me paraissait tel, tombant sur ma tête et me surprenant, moi, léger, insouciant et méritant sans doute bien des reproches, mais honnête et droit, j’ose le dire, autant que peut l’être le plus honnête et le plus droit de mes semblables ! Il me semblait que subitement la nuit s’était faite autour de moi et que je m’enfonçais dans les ténèbres.

Puis, peu à peu la lumière vint, atroce, épouvantable ! Je commençai à comprendre, et sans que j’eusse posé une question, celles auxquelles on m’astreignit à répondre suffirent à me montrer l’odieuse chute que je faisais.

Nicolas Larousse avait été dévalisé pendant la nuit. L’auteur du vol l’avait surpris au moment où, avant d’aller se reposer, il était venu ouvrir sa caisse et se complaisait sans doute dans la contemplation de son trésor. En voulant défendre son or, il était tombé, poussé brutalement, dit-il, par le criminel et s’était fait à la tête une grave blessure. Le matin, on l’avait trouvé sans connaissance, baignant dans son sang, attaché solidement et bâillonné avec le foulard que je portais habituellement. Ce foulard s’était sans doute rencontré par hasard sous la main du coupable et il s’en était servi pour égarer plus facilement les soupçons. La femme, peut-être par erreur, car je n’ose la soupçonner de m’avoir accusé sciemment d’un crime dont elle me savait innocent, affirma me l’avoir vu au cou au moment où je sortais le soir de la maison et on en conclut que moi seul avais pu l’employer à l’usage auquel il avait servi.

Le blessé m’accusait et malgré tout ce qu’on put essayer, il persista dans ses affirmations d’une façon si assurée qu’il convainquit mes juges.

J’avais erré toute la soirée au hasard, écœuré par les perpétuels reproches de Marguerite et fuyant cet intérieur déplorable ; il me fut impossible de prouver ma présence nulle part à l’heure où le crime avait dû être commis. Je sortais parfois ainsi le soir et je marchais longtemps à travers les rues pour calmer la fièvre désespérée que me causaient les scènes pénibles auxquelles je me trouvais soumis.

Bien plus, par une aberration et une fatalité inconcevable, la domestique de la maison prétendit avoir entendu ma voix se mêlant à celle de mon beau-père vers onze heures. Naturellement, ma présence près de lui ne lui avait causé aucune alarme et elle était montée dans sa chambre sans s’en préoccuper.

Enfin, ma femme elle-même me déclarait coupable et me livrait à la justice avec une fureur sauvage, expliquée par son amour pour son père et par son aversion pour moi.

Que vous dirai-je, docteur ? J’étais perdu. Je me débattais vainement contre les preuves accumulées devant moi. Comprenez-vous ce que ce peut être que de se savoir innocent et de se sentir écrasé par ces témoignages dont la brutalité renverse à tout instant les affirmations de votre propre conscience et vous éclaire d’une lumière menteuse ? Alors, l’âme se sent envahie par une haine profonde contre la vie, contre les hommes aveugles et contre elle-même, incapable de faire éclater au grand jour cette vérité qu’elle seule connaît et qui la sauverait !

La justice s’empara de moi et je passai deux années dans une maison de détention, où mon plus affreux supplice fut l’écœurant contact avec les gredins qui me prenaient pour leur pareil. Parfois, tout à coup, le rouge me monte au visage et une sueur froide couvre mon front au seul souvenir de cette honte. Il me semble avoir rapporté une souillure ineffaçable de ces rapports journaliers avec de pareils misérables au milieu desquels j’étais confondu !

La destinée





XXI



Le malade s’était arrêté et ses mains croisées s’étaient crispées dans un geste d’horreur pour le souvenir qu’il venait d’évoquer. De grosses gouttes de sueur perlaient sur ses tempes et le sang amené par la fatigue à ses joues creuses triomphait de leur pâleur maladive.

– Le véritable coupable n’a-t-il jamais été retrouvé ? demanda Robert.

– Jamais.

– N’avez-vous aucun soupçon ?

– Comment en aurais-je ? Personne ne venait chez mon beau-père et les clients qui entraient dans le magasin ne pénétraient jamais dans l’intérieur de la maison. Comme tous les avares soucieux de dérober leurs richesses dans la crainte de les exposer à l’envie, M. Larousse était défiant et prenait mille précautions pour cacher à tous sa position de fortune. Personne ne pouvait se douter en voyant son extérieur que cet homme économe et pauvrement vêtu eût chez lui des valeurs considérables.

– Sa famille devait savoir à quoi s’en tenir.

– Je ne lui ai jamais connu de famille. Peu lui importaient les liens de la parenté ! Son unique souci était d’amasser l’or et de l’entasser ; s’il en distrayait parfois une partie, c’était qu’une occasion se présentait de le placer à un taux exorbitant. Mais il aimait, d’ordinaire, à le garder chez lui afin de se procurer le suprême bonheur de l’avare : se repaître à loisir de la vue de son idole !

– Son fils ? ce Marc Larousse... dit le docteur en hésitant.

M. de la Croix-Morgan tressaillit :

– Cette idée m’est venue quelquefois.

– Ah ! Et pourquoi n’avez-vous pas alors communiqué vos soupçons à votre défenseur ?

– Ils ne reposaient sur rien ! Avais-je le droit de rejeter sur un autre, ne le connaissant même pas et n’ayant aucune raison à faire valoir pour expliquer ma pensée, le fardeau écrasant sous lequel je succombais ? D’après quelques paroles échappées parfois à ma femme et à mon beau-père, je le savais, il est vrai, capable de tout. Mais on n’entendait plus parler de lui et Nicolas, après avoir redouté son retour, semblait le croire mort.

– Peut-être n’était-ce pour lui qu’une espérance.

– C’est possible. Je ne m’en préoccupais guère, et avec tout le monde, je considérais ma femme comme l’unique enfant du marchand d’antiquités. C’est seulement dans les longs silences de mes années de détention, lorsque mon imagination affolée creusait incessamment mes souvenirs dans l’espoir de découvrir le nom du coupable, que je songeai au frère de Marguerite.

– Si vous aviez seulement prononcé son nom, on l’eût cherché, on se fût renseigné et peut-être se fût-on convaincu de sa culpabilité.

– Vous semblez y croire ? dit Alain en fixant ses yeux sur le visage du docteur. Quelle apparence pourtant y a-t-il à ce qu’après une absence d’un certain nombre d’années, il soit subitement revenu, sans être vu de personne que de son père ?

– Le coup même qu’il méditait pouvait lui inspirer ces précautions. Les gens de son espèce sont habiles à combiner leurs projets.

M. de la Croix-Morgan secoua la tête d’un air de doute.

– Je crois qu’à ce moment-là, le fils de M. Larousse n’existait plus ; son long silence à l’égard de son père, dont il ne devait pas ignorer les ressources, le prouverait au besoin.

– Une circonstance quelconque pouvait en être cause.

– C’est vrai. Mais les fils prodigues n’abandonnent pas si facilement et si longtemps un père riche, fût-il avare comme Nicolas Larousse ! Personne ne connaîtra jamais la vérité, ajouta-t-il tristement. À ce moment-là, la justice ne vit que moi.

– Vos amis ne firent-ils aucune démarche pour vous sauver ?

– Si, je trouvai dans mon malheur quelques dévouements. Non pas de la part de ma famille ! Elle m’avait renié depuis ma ruine et surtout depuis mon mariage ; au moment où je fus arrêté, ses membres se félicitèrent sans doute de n’avoir conservé aucune relation avec un malheureux capable de traîner leur nom devant la cour d’assises. Mais j’avais quelques amis, ils essayèrent de me disculper ; puis devant les difficultés, leur zèle s’arrêta. Hélas ! docteur, le malheur humiliant ne rencontre guère de défenseur convaincu ! Les hommes craignent les éclaboussures qui pourraient rejaillir sur eux s’ils osaient se déclarer pour un accusé ; ils aiment mieux douter de lui et accepter les apparences comme des preuves. Les témoignages rendus par les circonstances et surtout l’assurance de Nicolas, qui persista dans son accusation, l’impossibilité où je fus d’indiquer l’endroit précis où j’étais à l’heure du crime, tout était contre moi, jusqu’à ma vie légère et à la certitude que tous avaient autour de moi que l’appât de la fortune m’avait seul engagé à faire ce triste mariage. Mes ennemis dirent, et mes amis finirent par penser comme eux, que, attendant un héritage trop long à venir à mon gré, j’avais cherché par la force à m’en faire abandonner une partie. Et pourtant, mes mains sont innocentes d’un tel crime et ma pensée eût frémi d’indignation s’il se fût présenté à elle !

– Je vous crois ! dit Robert simplement.

L’accent et le regard du malade l’eussent convaincu s’il n’eût eu des preuves de sa véracité et s’il eût pu douter un instant en voyant ce visage dont les lignes flétries accusaient la noblesse et la loyauté naturelles.

– Merci, docteur ! Hélas ! malgré mon innocence, la justice a suivi son cours, consacrant ainsi une erreur fatale. Elle m’a, il est vrai, condamné comme à regret dans la personne des jurés, qui semblaient, en prononçant leur verdict, chercher à diminuer ma peine le plus possible.

– Savez-vous ce que devinrent votre femme et son père ?

– Le premier fut longtemps malade des suites de sa blessure et plus encore peut-être du chagrin causé par la perte des valeurs soustraites dans sa caisse et qu’on ne retrouva pas, naturellement. C’était ou c’est encore, car j’ignore s’il vit, l’être le plus rapace qu’on puisse voir et cela explique l’aversion qu’il me témoignait, mes habitudes et mes goûts étant en complet désaccord avec les siens. Quant à ma femme, au moment où, venant d’être condamné, je quittai la ville où nous habitions, je reçus une lettre d’elle. Après avoir renouvelé les injures et les reproches dont elle m’avait accablé, elle ajoutait : « Jamais mon enfant ne saura même le nom de cette noble famille dont le représentant va porter en prison ce qui lui restait d’honneur. »

Car, pour comble de malheur, nous attendions un enfant, misérable petit être condamné à naître et à vivre dans cet infime milieu et dont l’ignorance au sujet de son père devait être un bienfait. Lorsque Nicolas fut rétabli, il quitta la ville avec sa fille, et quand, plus tard, je questionnai timidement, n’osant me faire reconnaître, j’appris que ma femme était morte peu d’années après la naissance de mon enfant. C’était une fille et l’on l’avait nommée Sarah Alain, lui laissant ainsi le nom de baptême de son père.

Au nom de Sarah, le docteur se leva brusquement. Depuis le commencement de ce récit, auquel il avait prêté une oreille attentive, il attendait ce nom. Sitôt que le malade eut parlé de Nicolas Larousse, Robert comprit qu’il avait devant lui le père de la pupille de Mme Martelac et sa pensée considérait avec admiration les voies de la Providence, le mettant en présence de celui dont il avait un soir recueilli l’enfant isolée en ce monde.

– Vous n’avez jamais entendu parler de votre fille ? demanda-t-il.

– Jamais.

– Peut-être fussiez-vous, par quelques recherches, parvenu à la retrouver ?

– À quoi bon ? répondit M. de la Croix-Morgan avec découragement.

– Vous eussiez été moins seul ici-bas.

Le malade parut hésiter un instant, puis il dit doucement :

– Oui, j’ai parfois rêvé de sa tendresse d’enfant, surtout lorsqu’elle était toute petite et que je n’étais pas encore habitué à mon fardeau d’angoisses ! lorsqu’un reflet de ma jeunesse montait à mon front et qu’oubliant la catastrophe qui m’avait brisé, je me croyais comme les autres hommes apte à jouir d’une innocente affection ! Mais le rêve durait peu et se terminait toujours par le serment d’éviter à cette enfant le rejaillissement de ma honte. Depuis, elle a grandi, et sous l’influence de son grand-père elle n’a pu que devenir la copie de sa mère. Ma soif de la connaître s’est éteinte dans cette pensée.

– Qui sait ? Il y a là-haut une puissance providentielle et elle veille sur l’enfance.

Alain secoua la tête d’un air de doute.

– Peut-être, au contraire, son âme s’est-elle formée à votre image et à celle de vos ancêtres.

– J’ai peine à croire qu’aucun de ceux-ci pût reconnaître dans la petite-fille de Nicolas Larousse une femme digne de lui ! répondit amèrement le malade.

– Dieu veuille que vous vous trompiez ! dit Robert.

Il avait été au moment de protester avec vivacité, mais ne voulant pas faire connaître immédiatement la vérité, il s’en était abstenu.

– À votre place, j’aurais pourtant essayé de la retrouver.

– Aurais-je pu lui faire partager mon humiliation et ma misère ? Car je n’ai jamais eu un centime de cet or que j’étais accusé d’avoir volé et j’ai vécu avec peine pendant ces longues années. Que faire ? Où me placer ? Cette condamnation, en pesant sur moi, me fermait toutes les voies. Alors, j’ai essayé d’écrire et parfois, dans cette carrière, j’ai entrevu le succès succédant au travail dans lequel je trouvais un certain apaisement à mes maux, puis je n’avais même plus le courage de le poursuivre. Car le succès, c’est le bruit autour d’un nom d’auteur, et même caché derrière un pseudonyme, je ne saurais demeurer longtemps à l’abri de la curiosité du public, si avide aujourd’hui de jeter ses regards importuns dans le sanctuaire intime de ses favoris. Je dois donc vouloir le silence, où je puis cacher le passé.

Robert saisit avec compassion les mains de son interlocuteur et dit :

– Dieu est clairvoyant et bon. Il fera éclater enfin votre innocence.

– Vous croyez en Dieu, vous ! Et cette croyance soutient votre espoir en une justice, même tardive. Pour moi, mes dernières croyances ont sombré dans le désastre de mon honneur.

– Ne parlez pas ainsi ! Ne blasphémez pas Celui qui vous a durement éprouvé, c’est vrai, mais qui peut seul vous relever et vous consoler.

– Puis-je parler autrement ?

– Ayez foi et confiance en Lui !

M. de la Croix-Morgan eut un geste d’incrédulité désespérée.

– Il vous faudra bien y croire pourtant lorsque sa Providence éclatera à vos yeux.

Le malade garda le silence, soit qu’il se refusât à contredire celui à la sympathie duquel il venait de donner un si grand témoignage de confiance, soit qu’épuisé par cette longue conversation, la fatigue lui imposât le silence. Il se laissa retomber sur l’oreiller et ses yeux creux et brillants se fixèrent sur le docteur. Celui-ci lui prit le poignet entre ses mains et constatant une fièvre ardente, suite des émotions renouvelées dans cet entretien, il jugea prudent d’attendre pour causer à Alain une secousse heureuse il est vrai, mais si peu attendue par lui.

– Croyez-moi, mon ami, dit-il, ne désespérez jamais.

La main de Dieu conduit les événements en dehors de toutes nos prévisions. Vous avez désormais en moi un véritable ami, et à nous deux, nous travaillerons à vous relever de ces humiliations si peu méritées ! Je vous quitte pour aller voir mes autres malades. Reposez-vous et reprenez courage, voilà mon ordonnance pour aujourd’hui. Je vais en sortant prévenir votre voisine et la charger de préparer la potion dont vous avez besoin pour la journée. Demain, je reviendrai.

– Je veux vous remercier...

Alain s’était soulevé de nouveau pour exprimer ce qu’il éprouvait, mais Robert l’interrompit et le força à reposer la tête sur le lit.

– Plus un mot, maintenant ! Je sais et je comprends ce que vous pensez ; mais vous êtes épuisé. Je vous ai permis de parler longtemps, sachant le bien que pouvait faire à votre pauvre âme si éprouvée un peu de confiance, et je vous ai écouté en ami. À présent, le médecin parle et vous ordonne pour le moment un repos complet.

Docilement, M. de la Croix-Morgan, chez lequel une sorte d’atonie succédait à la surexcitation amenée par son récit, ferma les yeux, et Robert, ayant de nouveau appuyé le doigt sur son pouls et constaté cette excessive fatigue, sortit de la chambre et donna ses ordres à la voisine chargée du malade.

En rentrant chez lui et avant même de donner audience aux personnes qui attendaient sa consultation, Robert écrivit à sa mère, la priant de se rendre immédiatement à Paris avec Sarah. Les raisons qu’il lui donnait aussi succinctement que possible firent trembler d’émotion et de surprise les mains de Mme Martelac quand elle lut et relut la lettre de son fils.

– Sarah ! Sarah ! s’écria-t-elle, venez vite ! Venez !

Celle qu’elle appelait si vivement, relevant sa robe d’une main et tenant de l’autre un petit arrosoir, s’en allait à travers l’allée principale du jardin, donnant ici et là un peu d’eau à des jacinthes et à des crocus qu’elle avait plantés avec soin et qui souffrant, croyait-elle, de la sécheresse, ne montraient pas assez promptement, à son gré, leurs fleurs printanières. Elle releva la tête, étonnée de l’empressement inusité avec lequel sa protectrice l’appelait, et vit Mme Martelac, une lettre à la main, et lui faisant signe de venir la retrouver.

L’arrosoir se versa, je crois, tout entier sur une tige de jacinthe, sans doute écrasée par cette avalanche, la pauvre ! La jeune fille bondit jusqu’à la maison et fut en un instant près de la mère de Robert. Celle-ci s’était laissée tomber sur un siège. Elle tendit la lettre du docteur :

– Lisez et partons !

Sarah parcourut cette bienheureuse lettre, porteur de la nouvelle, et tombant à genoux près de sa mère adoptive, elle s’écria en cachant dans ses mains son visage rayonnant :

– J’en étais sûre ! Quelque chose me disait qu’il vivait. Oh ! que Dieu est bon !

Les préparatifs furent promptement faits et le soir même, la fille d’Alain de la Croix-Morgan et Mme Martelac partaient pour Paris, où Sarah n’était jamais allée mais dont les magnificences n’avaient aucune part dans son ardent désir d’arriver au plus vite.

La tête appuyée contre la vitre de la portière fermée à cause de la fraîcheur de la nuit, elle regardait sans les voir les villes endormies dans les vapeurs froides et blanches du brouillard, les campagnes solitaires baignées par le clair de lune et disparaissant les unes après les autres, rapidement traversées par le train qui l’emportait vers ce père inconnu, mais déjà aimé.

La destinée





XXII



Le lendemain de ce jour, Alain de la Croix-Morgan, un peu moins faible et surtout plus calme depuis ses confidences à Robert et depuis qu’il avait la certitude de l’amitié du docteur, avait essayé de se lever. Sa santé, gravement atteinte, ne permettait aucun espoir de guérison, et le jeune Martelac, ne pouvant se faire illusion, avait hâté la venue de Sarah et se promettait d’entourer d’un peu de bonheur les derniers jours de son malade.

Assis près de la fenêtre de sa chambre, Alain regardait tantôt le ciel bleu, illuminé d’un soleil de printemps, tantôt la rue, dans laquelle se croisaient les nombreux passants, heureux de jouir de ces premiers beaux jours.

Au loin, les tours de Notre-Dame élevaient leurs silhouettes noircies par les siècles et un pointillement d’or se projetait dans l’azur, dessinant la flèche élégante de la Sainte-Chapelle, ce joyeux précieux, plus digne de reposer sur le velours et le satin d’un écrin que tous les diamants de la terre.

Un bruit immense dans lequel se confondaient le roulement des voitures, les cris des mariniers de la Seine, les millions d’appels de voix, de chants qui se croisent et se mêlent dans cet amas de créatures humaines, s’élevait de la cité reine, bafouée, insultée parfois pour sa vanité puérile, son insolence élégante et son stupide amour du factice et de l’apparence et pourtant singée des autres capitales, obligées d’admirer son artistique amour du beau, son enthousiasme pour le grand et cet intelligent entendement de tout ce qui enlève l’humanité aux abaissements de la terre.

Misères et grandeurs, vices honteux et vertus sublimes, lâchetés et héroïsmes, Paris offre tout cela dans un étourdissant mélange. Ce jour-là, il rayonnait sous la physionomie pimpante et joyeuse qu’il sait prendre dès qu’arrive la belle saison. Comme une coquette vieillie et fatiguée de plaisirs, la ville élégante semblait maussade sous les brouillards et le ciel de l’hiver ; mais dès que le soleil brille et que les feuilles pointent aux branches des arbres, elle sort jeune et pleine de vie de ses voiles glacés. Immédiatement, cet ensemble si disparate dont se compose la population parisienne se revêt d’une uniforme teinte de gaieté ; le souffle tiède, en mettant des pousses nouvelles aux arbres et une nuance veloutée aux pelouses des squares, semble apporter une vie plus joyeuse aux classes laborieuses courbées sous un travail incessant.

Le ciel lumineux éclaire les hautes maisons si sombres l’hiver, il dore les murs noircis et égaie leur vieillesse d’un reflet de son azur. Dans les rues, les marchands de fleurs offrent leur récolte embaumée et la jeune ouvrière, toute frêle et pâle des privations et du froid de la mauvaise saison, ne sait pas résister à la tentation. Elle jette un regard sur la fraîche marchandise et commet la folie de fleurir son corsage d’un bouquet de violettes. Les vieillards, les malades, descendent dans la rue, et, tout heureux, s’en vont respirer dans le jardin voisin cet air nouveau qui leur fait éprouver un bien-être inconnu depuis de longs et tristes mois.

Le paysan, si dur que soit son travail, si pénibles que soient ses fatigues, est riche d’air et de lumière dans ces immenses étendues où s’écoule sa vie. Ceux-là seulement qui ont passé l’hiver parqués dans un modeste logis d’ouvriers, entassés dans une maison de Paris, savent apprécier un rayon de soleil et l’espoir, ou tout au moins l’adoucissement qu’il met au cœur quand il envoie sa flèche d’or à travers la fenêtre ouverte pour lui livrer passage.

Tout en laissant de temps en temps ses regards errer sur la foule qui remplissait la rue ou s’élever vers le ciel entrevu comme une longue bande bleue entre les maisons, Alain baissait parfois la tête et paraissait chercher à fixer son esprit sur un travail qu’il essayait.

Un crayon d’une main et un cahier de l’autre, il voulait écrire, mais l’imagination refusait de s’éloigner des douloureuses réalités de son existence. Il lutta vainement ; les figures entrevues un instant fuyaient devant lui et se perdaient dans le vague sans lui laisser le temps de les saisir pour les retracer. Malgré la nécessité absolue de demander à sa plume le renouvellement des ressources épuisées par ces trois semaines de maladie, le pauvre homme se vit contraint d’abandonner son travail. Il reposa sur le dossier du fauteuil sa tête trop faible pour créer les fictions à peine ébauchées dans ses rêves et auxquelles il ne se sentait pas la force de communiquer la vie.

Ses yeux se fermèrent et une indicible expression d’angoisse passa sur son visage. Le besoin matériel allait-il donc aussi l’atteindre ? Devait-il lutter contre la faim, ce mal terrible qui s’attaque aux entrailles même de l’humanité et lui arrache ses plus profondes lamentations ? Irait-il échouer sur le lit d’un hôpital et dormir son dernier sommeil dans la fosse commune ? La vie, après avoir placé son berceau au milieu des grandeurs de ce monde, se réservait-elle, l’ayant ballotté à travers les hontes et les humiliations les plus cruelles, de s’acharner sur lui jusqu’à son dernier souffle ? N’aurait-il donc jamais ici-bas un instant de repos, ce malheureux qui n’espérait même pas, au-delà de la tombe, d’être consolé !

Ces questions se pressaient en foule dans son cerveau affolé. Si son imagination avait, du moins, la force d’exprimer sa souffrance, son cri, lui semblait-il, soulèverait le monde et traduirait cet immense concert de plaintes qui s’élève à toute heure de la terre vers le ciel ! Mais ce cri eût été âpre, révolté et plus profondément désolé qu’aucun autre, puisqu’il n’eût pas porté en lui la croyance en cette bonté divine planant pour l’éclairer sur ce lieu de travail et de souffrance.

Immobile, abandonné aux cauchemars de la fièvre lente qui le consumait, il demeurait étendu ; l’air entrait par la fenêtre ouverte et caressait doucement ses paupières closes sans lui apporter comme à tous l’adoucissant espoir des beaux jours. L’impossibilité qu’il venait de constater pour lui de se remettre au travail l’avait replongé dans le désespoir.

Tout à coup, on frappa à la porte de sa chambre :

– Entrez.

En prononçant ce mot, le malade s’était redressé et tournait les yeux vers la porte, qui s’ouvrit. Debout sur le seuil, Sarah se tenait, n’osant avancer.

– Allez et Dieu vous inspire ! lui dit à voix basse le docteur Martelac, qui l’avait amenée. C’est lui.

La porte se referma doucement et la jeune fille traversa d’un pas léger cette grande chambre nue et sombre, éclairée par l’unique fenêtre peu large près de laquelle se tenait M. de la Croix-Morgan. Ses formes sveltes et gracieuses, le mouvement lent, un peu craintif, et l’entrée si peu attendue de Sarah, amenèrent une expression de vif étonnement dans les regards du malade.

Était-ce une de ces visions poursuivies sans succès un instant auparavant et qui, capricieuse et mobile comme tous les produits de l’imagination, se décidait à répondre à son appel ?

Il suivait la jeune fille du regard comme s’il eût craint de la voir s’évanouir subitement. Tête nue, ses cheveux relevés sur la tête en un nœud d’où s’échappaient tout naturellement quelques légères boucles, les lèvres entrouvertes par l’émotion, ses grands yeux fixés sur lui, elle semblait une vague apparition, et il n’eût su définir en cet instant si elle tenait du rêve ou de la réalité.

Elle vint vers la fenêtre, et silencieusement se mit à genoux devant lui. Sarah ignorait ce qu’elle allait dire, et son cœur battait à se rompre sous ce regard qui la fixait avec la même persistance dont elle s’étonnait tant autrefois dans celui du portrait trouvé chez Nicolas. Immobile, les yeux levés vers M. de la Croix-Morgan et comme magnétisée par la ressemblance des traits qu’elle avait devant elle avec ceux de ce portrait si souvent contemplés depuis des années, la jeune fille comprit quelle étrange puissance a la voix du sang, faisant trembler le cœur de l’enfant devant l’image de son père inconnu.

– Mon père ! dit-elle en croisant ses deux petites mains sur le bras du fauteuil.

À cet appel, le malade passa la main sur son front comme pour chasser un rêve.

– Mon père, reprit la jeune fille en tremblant, mon père, me voici.

D’un mouvement doux et calme, il appuya ses deux mains sur les épaules de Sarah et lui fit tourner son visage vers le jour.

– Comment vous nommez-vous ? demanda-t-il.

Et comme, émue par le son de cette voix, elle hésitait un moment.

– Votre nom ? reprit-il, toujours avec calme.

Le romancier et le poète sont moins étonnés que d’autres par les événements. Habitués aux brusques ressauts qu’ils décrivent dans leurs fictions, il leur semble les retrouver dans les secousses inattendues de l’existence, et leurs regards, encore empreints des rêves de leur imagination, voient parfois avec une singulière tranquillité les changements subits produits par la vie. La jeune fille mit sous les yeux du malade la médaille de son baptême :

– Sarah Alain, vous le voyez.

Il se frappa le front.

– Serait-ce vrai ?

La réalité et le rêve se combattaient encore dans son esprit. Il doutait.

– Je suis votre fille !

Cette parole résonna si doucement aux oreilles du malheureux qu’il se pencha vers Sarah et la considéra en silence. Tout à coup, entourant de ses deux bras cette jeune tête levée vers lui, il la serra dans une étreinte passionnée.

– Ô mon enfant ! s’écria-t-il.

Un flot de pleurs monta subitement de ce cœur battu par la vie et coula de ces yeux qui, peut-être, n’avaient jamais pleuré depuis son enfance. Les années d’isolement, d’humiliation, s’évanouirent en face de ce regard jeune et pur, et un instant il crut entrevoir les clartés divines d’une vie régénérée et fière.

– Toi ! Enfin, je ne suis plus seul ! disait-il en contemplant le visage de sa fille.

– Non, mon père, vous ne serez plus seul. Nous serons deux pour lutter contre le malheur dont vous avez souffert. Je serai si heureuse de vous apporter la consolation !

– Merci d’être venue ! Le docteur a raison, il y a une Providence, je ne saurais en douter en ce moment !

Les bras passés autour du cou de Sarah, M. de la Croix-Morgan parla longuement. Qui sait ce qu’il raconta dans ce subit épanchement ? Les paroles s’échappèrent de ses lèvres, pressées, rapides, ardentes. Comme le forçat, rendu à la liberté, ne regarde pas en arrière et s’élance vers l’horizon ouvert devant lui ; ainsi le malade oubliait le passé en voyant s’avancer vers lui cette tendresse inconnue et qui tout à coup faisait battre son cœur d’un sentiment nouveau, bien qu’il lui semblât avoir existé de tout temps dans les fibres intimes de son être.

Hélas ! Ce bonheur ne dura qu’un instant. L’âme courbée sous la honte ne peut longtemps oublier le poids qui pèse sur elle. Le souvenir soudain de son fardeau humiliant s’empara de M. de la Croix-Morgan et il sentit un morne désespoir succéder à cette joie d’un moment. Sa fille allait douter de lui et rougir de son passé.

Sarah vit s’obscurcir son regard rayonnant.

– Mon père, lui dit-elle, je vous apporte le bonheur.

Il eut un triste sourire :

– Pauvre enfant, le bonheur n’est pas fait pour moi !

Il l’avait relevée et l’avait fait asseoir près de lui.

– Ne vais-je point, au contraire, jeter par mon nom seul un voile sur ta vie ?

– Le docteur m’a tout dit.

Il baissa la tête.

Sarah prit ses deux mains dans les siennes et les baisa tendrement :

– Je le sais, vous êtes innocent !

Il eut un mouvement désespéré :

– Qui te le prouve ? En ce moment, tu le crois. Mais viendra le jour peut-être où, toi aussi, tu douteras !

Elle fit un mouvement de dénégation.

– Mieux vaudrait alors pour moi n’avoir jamais connu la joie de cette heure !

– Mon père, dit la jeune fille, Dieu m’est témoin que je n’eusse jamais douté de vous ! Mais le public n’a pas les mêmes raisons que moi de croire en vous ; aussi la Providence a remis entre nos mains la preuve de votre innocence.

– La preuve ? répéta le malade.

Une émotion profonde se lisait sur ses traits bouleversés. L’apparition de sa fille l’avait remué jusqu’au fond du cœur ; elle avait infiltré dans son âme un apaisement réel. Et pourtant, il restait au fond de son être une douleur intense, brûlante ; il se sentait marqué de la trace ineffaçable du déshonneur et cette pensée avait submergé sa joie d’un moment. Mais voilà qu’en lui rendant son enfant, Dieu, du même coup, éteignait cette atroce souffrance du mépris de ses semblables et Alain, à cette annonce, regardait sa fille avec un sentiment de bonheur qui touchait à l’angoisse. Ses yeux interrogeaient Sarah.

– Oui, nous avons la preuve de votre innocence, reprit celle-ci. Le docteur Martelac a voulu me laisser la joie de vous faire connaître son existence et de la remettre moi-même entre vos mains. La voici.

Elle lui présentait la déclaration signée de Nicolas reconnaissant son fils, Marc Larousse, pour le véritable coupable.

– C’était bien lui ! murmura M. de la Croix-Morgan. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé.

– Le coupable a avoué sa faute ; malheureusement la mort a interrompu son aveu, et, pendant bien des années, ignorant votre véritable nom et même celui de la ville dans laquelle vous aviez été jugé, nos démarches sont demeurées stériles. Enfin, vous voici, et désormais, nous serons ensemble et nous arriverons à vous faire rendre justice !

Elle s’était levée, vaillante et fière, et sa tête un peu pâle, mais dont les traits délicats empruntaient tant de charme à l’éclat de ses yeux noirs, se trouvait illuminée par un rayon de soleil. Placée devant la fenêtre, un coin du ciel bleu formait le fond sur lequel sa petite personne se détachait, et le printemps qui rayonnait au dehors l’entourait de ses effluves attiédies.

– Vous verrez, mon bon père, comme nous serons heureux maintenant ! dit-elle avec conviction.

Il la regardait, attendri. La jeune fille, sa fille à lui, le pauvre homme ! lui parut à cet instant la personnification même de ce printemps qui chantait dans toute la nature. Il lui tendit les bras, et, vaincu par cette émotion profonde, le cœur de l’infortuné éleva vers le ciel un ardent remerciement.

– Je le suis, Sarah, je le suis déjà, et cet inconnu, qu’on nomme ici-bas le bonheur, vient d’entrer avec toi dans ma vie ! Dieu soit béni ! ce Dieu que, toi aussi, tu dois aimer et servir ! Il m’a bien fait souffrir, mais cet instant efface toutes mes souffrances !

La destinée





XXIII



La santé de M. de la Croix-Morgan déclinait rapidement. Un instant, la joie qu’il avait éprouvée lui avait rendu une apparence de forces ; mais la réaction s’était promptement faite, et Sarah, elle-même, malgré sa jeunesse et les moments d’espoir qu’elle devait à son âge, conservait peu d’illusions.

On avait transporté le malade dans un petit appartement loué par Robert, et Mme Martelac et Sarah entouraient de leurs soins affectueux les dernières semaines de son existence. Robert passait là toutes ses heures de liberté, épuisant les ressources de sa science afin de prolonger cette vie si durement éprouvée et dont le déclin venait d’être consolé par la présence et la tendresse de la jeune fille. Celle-ci, heureuse d’accomplir un devoir qu’elle n’ose plus espérer de remplir longtemps encore, comble son père d’attentions filiales et le distrait parfois par cette gaieté inhérente à la jeunesse et dont elle ne saurait se défaire entièrement, même aux jours les plus douloureux.

Le visage de Sarah n’a pas une beauté parfaitement régulière, mais il possède au suprême degré ce qu’on est convenu d’appeler : « le charme », ce je ne sais quoi d’attractif qui brille dans le regard et répand son expression sur l’ensemble des traits.

Agenouillée devant la cheminée dans laquelle il y a un peu de feu, bien qu’il fasse déjà presque chaud et que la fenêtre soit entrouverte, nous la trouvons occupée à surveiller une cafetière contenant la tisane ordonnée pour son père. Son visage, penché vers la flamme qui s’échappe du menu bois allumé pour cette préparation, en reçoit un reflet rose, et ses cheveux châtains, un peu crêpelés, forment une ombre fine et douce sur son cou.

Mme Martelac, assise près de la fenêtre, tricote activement, et, de temps en temps, lève les yeux pour regarder Sarah aller et venir à travers la chambre ou pour examiner la figure fatiguée du malade. Sans doute, cet examen ne lui apprend rien de bon, car la vieille dame arrête en ce moment sur sa fille d’adoption un regard dans lequel se lit une affectueuse pitié. Le docteur cause avec M. de la Croix-Morgan. Celui-ci se lève encore chaque jour pour s’installer dans son fauteuil, mais le soleil, en l’éclairant, permet d’apprécier les ravages faits dans toute sa personne par la maladie.

L’aspect des deux hommes diffère essentiellement. Robert est fort, brun ; sa physionomie calme et ferme semble refléter la force de son âme, qui n’a jamais dévié un seul instant de la ligne droite. Sa personne énergique ne connaît d’autre fatigue que la saine fatigue du travail. Alain est grand, mince, blond ; sa taille, aujourd’hui courbée par la maladie, a dû être élégante. Dans ses traits revêtus de ce je ne sais quoi d’un peu efféminé qu’on nomme « la distinction » et qui semble être le plus habituellement le résultat du raffinement des races, une certaine faiblesse se combine visiblement avec la fougue d’un caractère qui a subi longtemps le joug des passions. Leur empreinte, mêlée d’une amère révolte contre la fatalité qui a humilié une âme fière, reste marquée sur ce front blanc, rayé prématurément par des rides, dans ces yeux bleus dont le regard hésitant semble raconter la lutte sous laquelle il a dû se courber pendant tant d’années et dans ces lèvres fines, légèrement agitées à la moindre émotion.

Il y a peu de différence d’âge entre ces deux hommes ; mais le docteur, dans toute la force d’une jeunesse qui touche à son déclin, semble à peine parvenir à la maturité de la vie, tandis que son malade, usé par ses folies et par le malheur dont elles ont été suivies, se trouve épuisé et sans ressort contre le mal auquel il succombe.

Tout à coup, Mme Martelac, après avoir regardé dans la rue, tourne la tête vers l’appartement.

– Sarah, venez donc voir Mlle Nissel, elle passe de l’autre côté de la rue.

Sarah se relève vivement et vient vers la fenêtre en disant :

– Oh ! je suis curieuse de la voir.

Elle se penche au-dessus de la rue et ses regards suivent avec une expression singulière une grande jeune fille blonde, dont le profil se reflète dans les devantures des magasins le long desquels elle passe avec toute l’élégante vivacité d’une démarche essentiellement parisienne. Elle est suivie à une petite distance par une femme de chambre, et Sarah ne la quitte des yeux qu’au moment où, tournant l’angle de la rue, elle disparaît.

– Elle est belle femme, n’est-ce pas ? dit Mme Martelac.

– Oui, répond Sarah en rougissant.

Un regard jeté vers une glace placée sur le côté lui a montré sa petite taille, bien que parfaitement proportionnée. Est-ce la comparaison involontaire qu’elle a faite d’elle-même avec la jeune fille de la rue que la petite-fille de Nicolas doit le vif incarnat répandu sur ses joues ?

– Elle ne paraît pas jolie, reprend-elle timidement.

– Non, mais la beauté est peu de chose, répond vivement Mme Martelac, en jetant un regard vers son fils, comme pour s’assurer qu’il n’a pas entendu.

– C’est vrai, dit Sarah.

– Elle est agréable, sinon belle.

– Et peut-être très bonne, cela est le principal.

On voit que Sarah fait un effort pour faire cette remarque, et Robert, qui a levé les yeux, la regarde en souriant.

– De qui parlez-vous ainsi ? demande M. de la Croix-Morgan.

Absorbé par sa conversation avec le docteur, il n’a pas remarqué le petit incident qui vient de se produire et entend seulement les dernières paroles de sa fille.

– D’une charmante personne, très riche et parfaitement bien, dit-on. Robert n’est pas de cet avis.

– Par exemple ! s’écrie le docteur ; avec une indignation dans laquelle on peut deviner une nuance d’ironie.

– Pourtant, tu refuses de faire sa connaissance !

– Ai-je besoin de connaissances de ce genre ? répond le jeune homme en riant. D’ailleurs, comment osez-vous me reprocher d’avoir refusé de la voir ? Hélas ! sa vue m’a coûté assez cher !

– Tu l’as vue ?

– Mais oui, reprend Robert avec un calme superbe, et qui fait ouvrir tout grands les yeux de Mme Martelac.

La bonne dame a repoussé sur son front lisse les lunettes dont elle se servait, et regarde son fils avec étonnement.

– Où l’as-tu vue ?

– À une vente de charité, et j’ai payé d’un billet de cent francs une affreuse petite blague au crochet qu’elle m’a affirmé être sortie de ses blanches mains, et dans laquelle je n’ai même pas la consolation de pouvoir mettre mon tabac, parce qu’il s’est fait un nœud à la cordelière qui la ferme et je ne sais comment faire pour l’ouvrir.

– Tu es généreux !

– C’était à prendre ou à laisser ! Elle m’encourageait de son plus doux sourire à me défaire en sa faveur de mon billet de cent francs, et je voyais les regards envieux d’un essaim de jeunes vendeuses qui nous examinaient et devant lesquelles elle eût été humiliée si j’eusse refusé sa marchandise.

– Tu t’es laissé toucher, c’est de bon augure !

Robert lève les épaules en souriant.

– N’en concluez rien, ma mère, vous auriez tort.

Sarah paraît ne pas faire attention à la conversation ; pourtant, certainement, ses yeux, qui ont repris subitement leur expression mélancolique, ne saisissent plus guère le mouvement de la rue, bien qu’ils semblent le regarder. Son père a jeté un furtif regard de son côté et reprend doucement en s’adressant à Robert :

– Je crois comprendre le motif de votre mère, mon ami. Elle a raison, vous deviez vous marier.

– N’est-ce pas ? dit avec empressement Mme Martelac. Que ne pouvez-vous le convertir à cette idée ?

Le plus cher désir de la mère du docteur est de voir son fils se créer un intérieur et oublier ainsi complètement la déception éprouvée par son amour pour sa cousine Anne.

Le docteur garde le silence et continue à couper lentement les feuillets d’un livre qu’il vient d’apporter à l’intention de Sarah.

– Il ne veut entendre parler d’aucun mariage, reprend Mme Martelac en jetant un regard de maternel reproche du côté de son fils. Pourtant, ajouta-t-elle en baissant la voix, j’avais fait un si bon rêve de bonheur pour lui !

Robert, à ces mots, fait un brusque mouvement, et M. de la Croix-Morgan, qui le regarde, remarque qu’il a pâli subitement.

– Et pourquoi notre cher docteur repousse-t-il ce rêve ? demande-t-il.

– Il affirme que l’amour maternel seul a pu lui donner naissance.

– L’amour maternel voit clair peut-être ! murmure le malade.

La vieille dame soupire et reprend :

– Il est intraitable, et je n’ose plus en parler. Mais une femme bonne, attentive et affectueuse lui ferait un intérieur agréable, ce qu’il n’a pas lorsqu’il est seul à Paris.

– Vous croyez, ma mère, que je trouverais tout cela dans une de ces charmantes poupées de salon dont on vous parle ? demande Robert.

Le ton avec lequel il pose cette question a quelque chose d’amer qui ne lui est pas habituel et dont M. de la Croix-Morgan est frappé.

– Mlle Nissel est pieuse et sérieuse, assure-t-on.

– On le dit toujours de la jeune fille que l’on veut faire épouser à un homme de ma profession, n’aimant guère le monde et ses frivolités.

– Alors, cherche une autre jeune fille.

Le docteur secoue la tête sans rien répondre, et Sarah s’étant décidée à quitter la fenêtre pour revenir surveiller la tisane, la conversation change. Mais M. de la Croix-Morgan, dont la pâle figure a pris une expression soucieuse, suit longtemps des yeux la personne de sa fille allant et venant dans la chambre. Puis, ses regards se reportent avec hésitation sur le grave visage du docteur ; il semble chercher le mot d’une énigme dont il entrevoit la solution.

Encore quelques semaines, deux ou trois tout au plus, et le dernier jour arriva pour cet homme durement éprouvé. Il s’éteignit doucement, et son lit de mort s’éclaira de clartés pieuses, entouré comme il l’était par Robert et par les deux femmes. Il accepta les consolations de la religion, et le prêtre amené à son chevet entendit tomber de sa bouche repentante le pardon chrétien pour ses bourreaux, pardon auquel devait répondre du haut du ciel celui de Dieu lui-même.

Peu d’heures avant de finir, il pria le docteur de rester seul avec lui.

– Docteur, lui dit-il, le temps s’en va pour moi, vous ne m’en voudrez pas de mes paroles ?

Robert s’était assis près de lui, il répondit doucement :

– Vous pouvez parler, mon ami. Vous savez si ma mère et moi nous vous sommes sincèrement attachés !

– Est-il vrai que vous ayez renoncé pour toujours au mariage ? Dites-moi la vérité.

Et comme le jeune homme avait tressailli à cette question :

– Pardonnez à un mourant, reprit-il. J’avais cru saisir quelque chose,... mais peut-être est-ce un sentiment fugitif qui ne saurait prendre aucune consistance. Sarah...

– Sarah est notre enfant, interrompit le docteur, comme s’il eût craint les paroles qui allaient suivre. Ne vous tourmentez pas à son sujet. Je vous jure de veiller sur elle et de l’aimer toujours avec une tendresse paternelle.

Le mourant leva avec indécision ses regards vers lui.

– J’avais cru que peut-être... Elle est bien jeune, c’est vrai, mais c’est une femme sérieuse ; élevée par votre mère et par vous, elle me semblait digne de devenir votre compagne.

Une violente rougeur monta au visage de Robert.

– Ce serait égoïsme de ma part, dit-il. L’enfant aimera un homme jeune comme elle, et jamais je ne me mettrai entre elle et son bonheur.

– Son bonheur ! murmura M. de la Croix-Morgan. Qui vous dit qu’elle ne le trouverait pas près de vous ?

– Comment pourrai-je le croire ?

La voix de Robert tremblait en posant cette question. Le mourant lui tendit la main.

– Dans un an, demandez-lui ce qu’elle en pense et n’écoutez pas les scrupules délicats qui éloigneraient d’elle et de vous l’avenir préparé par Dieu même. Croyez-moi, un homme qui va mourir est bien clairvoyant quand il lit dans les regards de son enfant !

Le jeune docteur serra la main moite qui se tendait vers lui et dit :

– Je vous promets de faire tout au monde pour donner à Sarah un bonheur en rapport avec ses désirs.

Un dernier rayon de joie passa à travers les voiles dont commençaient à se couvrir les yeux du malade.

– Merci, dit-il d’une voix éteinte.

Puis, avec un effort :

– J’ai foi en vous et je vous la confie !

La destinée





XXIV



– Oui, Sarah, vous êtes appelée à être heureuse. Pourquoi en doutez-vous ?

– Heureuse ! Moi ? répond la jeune fille vivement.

Puis elle ajoute avec douceur :

– J’espère l’être toujours comme je le suis aujourd’hui.

– Mieux que cela ! reprend Anne en souriant. Votre plus cher rêve se réalisera.

Sarah secoue la tête avec incrédulité.

– Vous êtes donc aveugle ? demande Mme Tissier.

– Aveugle ? Non certes ! Et c’est parce que je ne le suis pas que je vois clairement combien vous l’emportez sur moi, Anne. Vous êtes bonne, belle, très riche. De plus, le docteur vous a toujours aimée.

En disant ces paroles, le regard pensif de la jeune fille suit distraitement le vol d’un papillon, dont les ailes à peine teintées de jaune se détachent comme une fleur subitement éclose à travers une touffe de Reine-des-Prés penchées au bord de la rivière.

Assises près du Clain, par une chaude après-midi de la fin de l’été, Anne et Sarah causent confidentiellement. Les feuilles d’un bouquet de peupliers qui se mirent dans l’eau tombent autour d’elle ; le vent les détache et en emporte quelques-unes dans le courant. Il les roule lentement jusqu’à ce qu’elles se trouvent arrêtées par une touffe de roseaux qui termine leur voyage. La jeune femme a voulu profiter de cette belle journée et est allée chercher sa petite amie pour lui proposer une promenade. Lassées par une longue course, elles se reposent en considérant la campagne, si belle à ce moment de l’année.

Devant elle, la ville est cachée à leurs regards par un rideau d’arbres plantés de l’autre côté de la rivière. Dans cette prairie fraîche, petite et entourée de haies élevées comme d’une couronne de verdure, on se croirait isolé du monde entier ; le terrain, derrière le pré, se relève subitement pour former une colline couverte de bois. À droite seulement, une étroite échappée permet d’apercevoir une longue étendue de la vallée, à travers laquelle le Clain promène ses eaux entre deux rives vertes qui se perdent peu à peu dans un vague horizon doré de soleil. Au-dessus, les arbres, en rejoignant le feuillage léger de leurs cimes, découpent le bleu du ciel comme une dentelle.

– Folle ! Robert ne songe plus à moi depuis bien longtemps. En revanche, ses graves regards s’arrêtent sans cesse sur une charmante petite personne de ma connaissance.

– Vous croyez ?

Sarah questionne anxieusement Mme Tissier, avec l’espérance évidente d’avoir une réponse identique à celle de son cœur. Elle serait bien déçue s’il en était autrement.

– Certainement, je le crois. Mon cher cousin vous aimait autrefois comme une enfant ; mais son amour a pris une autre forme à présent et il ne tient qu’à vous d’être heureuse.

Les yeux de Sarah rayonnent et leur éclat profond exprime la joie qu’elle éprouve en entendant ces paroles.

– Il est si sérieux !

– Dites donc : Et si bon ! si grand ! si dévoué ! reprend Anne en plaisantant. Vous le pensez, n’est-ce pas ?

La jeune fille baisse la tête en rougissant. Mme Tissier l’embrasse avec affection et reprend :

– Allons, je vous taquine méchamment. Tout le monde pense comme vous à son sujet.

– Je ne suis pas assez bonne pour être sa femme.

– Il vous aidera à le devenir. D’ailleurs, vous l’êtes, il me semble, pas mal comme cela !

Sarah sourit.

– Tenez, pour vous faire oublier ma méchanceté, voulez-vous un trait de mon cousin ?

– Lequel ? demande la jeune fille avec empressement.

– Oh ! il y en a beaucoup, car sa vie se passe à faire le bien. Mais celui-ci est inédit, je vous le jure ! Ce n’est pas lui qui l’a publié, du moins et comme le père de ceux qui en ont été l’objet est resté longtemps sans savoir à qui adresser sa reconnaissance, personne ne pouvait le raconter. Je vous engage toutefois à n’y pas faire allusion devant Robert, si vous ne voulez voir se froncer son front sévère. Je l’ai appris ce matin même dans ma tournée de pauvres. Pendant son séjour ici l’hiver dernier, il a tiré de l’eau les deux enfants du père Maurel, le jardinier qui habite au bas de Blossac, vous savez ? Mon cousin passait, paraît-il, un soir après le coucher du soleil, le long de la rivière quand il entendit des cris. C’étaient ces petits garçons qui en jouant venaient de tomber dans l’eau glacée. Il commençait à faire nuit, m’a dit le père Maurel et le Clain est là comme en bien des endroits très dangereux. Robert n’a fait ni une ni deux, il s’est jeté à l’eau, au risque d’attraper la mort, a saisi avec grand-peine les deux enfants, lesquels heureusement se tenaient serrés l’un contre l’autre et les a rapportés, péniblement vous pouvez le croire, chez leurs parents qui ne se doutaient de rien. Imaginez-vous qu’il leur ait dit son nom ? Ah ! bien oui ! Il l’a caché soigneusement au contraire comme si ce fût lui qui les eût jetés à l’eau !

– Il ne nous a jamais parlé de cela !

– Sans doute ! Mon cher cousin fait le bien en se cachant, comme les autres font le mal.

– Comment le père Maurel a-t-il su que c’était lui ?

– Le docteur fut obligé de se sécher à la flamme allumée immédiatement chez le jardinier et celui-ci voulant, vous le pensez, connaître le sauveur de ses enfants, l’a bien examiné afin de pouvoir se le faire nommer. Il y est parvenu difficilement, Robert n’habitant pas Poitiers d’ordinaire ; mais enfin, il le sait depuis hier et il est venu hier soir voir mon cousin pour le remercier, ce que celui-ci a paru trouver inutile pour si peu de chose ! Vous ne saviez pas cette bonne action, n’est-ce pas ?

– Non, mais ce n’en est qu’une de plus à son actif et je le sais capable de faire beaucoup de bien.

– Vous avez raison et rien ne peut étonner de lui sous ce rapport.

– Qu’allez-vous devenir, Anne, si vous n’épousez pas votre cousin ? J’avais toujours pensé que vous étiez destinée à devenir sa femme et je croyais qu’il l’espérait, puisqu’il refuse tous les autres partis.

En posant cette question, Sarah se penche curieusement vers son amie, dont les beaux yeux suivent avec attention, semble-t-il, les capricieux dessins qu’elle trace du bout de son ombrelle à travers l’herbe touffue.

– Oh ! je le sais, reprend la jeune fille, vous pouvez rester comme vous êtes en ce moment et votre vie est très employée, très occupée ; l’avenir n’a pas sujet de vous embarrasser. Je vous adresse là une question oiseuse !

Anne secoue la tête en souriant ; puis la relevant tout à coup :

– Et pourtant j’ai l’intention de me remarier.

– Avec qui, alors ?

La figure de Sarah exprime un profond étonnement.

– Je ne me figure pas vous voir mariée avec un autre qu’avec le docteur !

– L’homme propose... Vous savez combien il arrive souvent que Dieu dispose, comme le dit le proverbe ! Autrefois... il y a bien des années ! Peut-être avais-je à peine l’âge de raison, mon père rêvait déjà en effet de m’unir à mon cousin. Plus tard, lui-même adopta ce projet. Et pourtant, il en a été autrement. Robert m’a oubliée et de mon côté, je puis avouer devant vous que jamais, malgré ma profonde estime pour lui, je ne me serais prêtée volontiers au désir de nos familles. Heureusement la Providence a pris soin d’amener dans la maison des Martelac une compagne digne de notre cher docteur.

– Mais enfin, qui épousez-vous ?

– Vous êtes bien intriguée !

– Vous me faites languir ! Dites-moi vite son nom ?

Dans son impatience, Sarah s’est levée d’un bond et se tient debout devant Anne, sans quitter du regard le beau visage dont l’expression mystérieuse la taquine.

– Le capitaine Hilleret !

– C’est donc pour arranger ce mariage qu’il est venu en congé ici il y a peu de temps ?

Mme Tissier incline la tête :

– Je ne me suis doutée de rien ! Suis-je naïve !

– Et ce qui est mieux, vous vous mettiez martel en tête au sujet de Robert, me faisant l’honneur de croire qu’il pensait encore à moi !

– Mais alors, vous allez nous quitter ? reprend Sarah, subitement redevenue grave.

– Pourquoi cela ?

– Pour suivre votre mari là-bas.

– Rassurez-vous. Je ne puis abandonner mon père, trop âgé maintenant pour rester seul ici, et M. Hilleret, en se mariant, abandonne sa carrière. Il viendra se fixer à Poitiers.

Sarah se jette à genoux près de son amie et l’embrasse avec effusion :

– Quel bonheur, alors ! Je vous garde et je vous félicite de ce mariage, car le docteur aime tant son ami ! M. Hilleret doit lui ressembler ! Mme Martelac connaît votre décision ?

– Ma tante est depuis longtemps au courant. Allons, vous n’avez plus peur de me voir vous enlever le cœur de Robert ?

– Ô Anne, répond la jeune fille, vous me jugez mal ! Je ne suis pas jalouse.

– Non, mais vous eussiez souffert, avouez-le ?

– Peut-être. Mais j’aurais été vaillante ! Le bon Dieu n’est-il pas là pour nous aider à supporter toutes les peines, quelles qu’elles soient ?

– Celle-là, du moins, vous sera épargnée.

– Il finira toujours par se marier. Sa mère le désire vivement et moi-même je le souhaite pour son bonheur.

Il y a dans ces paroles une teinte de tristesse qui n’échappe pas à Mme Tissier

– Vous êtes incorrigible ! Vous ne croirez à l’affection de Robert, que lorsqu’il ne vous restera aucun refuge pour abriter votre doute obstiné !

– Je suis une enfant vis-à-vis de lui et un homme si grave n’a pu songer à moi !

Anne lève légèrement les épaules en souriant :

– Incrédule ! Il vous aime et vous épousera. À moins que chacun de vous, par excès de délicatesse, vous ne passiez près du bonheur sans le saisir.

Sarah garde le silence. Appuyée contre un saule dont les branches vertes sortent d’un tronc presque complètement réduit à son écorce sillonnée de rides, la jeune fille regarde l’eau sombre, au-dessus de laquelle de temps en temps un poisson s’élance d’un saut rapide qui fait briller comme un éclair son corps argenté. Le vent s’élève et jette plus abondamment autour des deux femmes leurs premières feuilles mortes ; elles tourbillonnent un instant et viennent se poser sur le tapis vert de la prairie. Une petite barque passe, elle glisse en laissant sur le Clain son sillon vite effacé et déjà elle a disparu derrière les arbres, qu’Anne et Sarah entendent encore le bruit des rames et le clapotis de l’eau autour d’elles. Les hommes qu’elle portait se mettent à chanter et leurs voix s’élèvent dans l’air calme. La jeune femme et sa compagne prolongent leur silence pour les écouter et quand les voix se perdent dans le lointain, ne laissant plus parvenir à leurs oreilles que quelques notes élevées, elles demeurent sous le charme.

– Anne, s’écrie tout à coup Sarah, émue par cet ensemble de la nature, que Dieu est bon d’avoir fait tout si beau autour de nous !

– Je le pensais aussi, répond Mme Tissier. Sa main nous entoure de merveilles et nous le remercions peu, lors même que nous en jouissons profondément. Ce n’est pas seulement le monde extérieur qui nous raconte son amour, mais tout en nous comme autour de nous. Il dirige notre vie. N’en sommes-nous pas, vous et moi, des exemples frappants ? Malgré l’orgueil et la légèreté de ma jeunesse, il a eu pitié de moi et m’a amenée avec douceur à un salutaire changement. Quant à vous, Sarah, la Providence s’est montrée une mère à votre égard, n’est-ce pas ?

– Oh ! moi, rien ne peut rendre sa bonté pour une pauvre petite créature isolée comme je l’étais. Le soir où, seule, effrayée, abandonnée de tous, j’ai rencontré la main du docteur pour me protéger et me recueillir, il me semble que Dieu lui-même s’est penché vers moi.

– C’était Lui en effet, dans la personne de ma tante et de mon cousin.

– Sans famille, sans amis, ne connaissant personne sur la terre, ne sachant rien des choses de la vie, j’étais là comme une épave rejetée par le flot inconscient et dont nul ne prend souci.

– Qui eut dit alors à Robert et à sa mère que dans la personne de cette petite fille sauvage, ignorante et chétive, ils introduisaient le bonheur sous leur toit ?

En disant ces paroles, Anne s’est levée pour partir. Elle prend le bras de Sarah et ajoute :

– Et que la petite rose de Bengale, comme vous appelait alors M. Hilleret, était destinée à fleurir pour eux et à réjouir l’avenir de leur foyer ? Quand Robert, comme il me l’a conté bien des fois, aperçut, éclairée par la lune et glacée par le vent d’hiver, cette petite fille peureuse et triste, eût-il deviné qu’en lui offrant un asile, il ouvrait les portes de sa demeure à la compagne de sa vie ?

Sarah secoua la tête en souriant :

– Tout au moins l’a-t-il ouverte ce jour-là à une amie dévouée et reconnaissante !

Elles se sont remises en marche et suivent rapidement les sinuosités du Clain.

– Je crains d’être en retard, dit Anne, nous nous sommes attardées dans notre conversation et j’avais promis à mon père d’être rentrée à cinq heures. Il en est déjà quatre ; voyez, le soleil commence à baisser à l’horizon.

Elle montre du regard les toits de la ville, recevant obliquement les rayons adoucis qui semblent les couvrir d’une poudre d’or. La masse noire de la cathédrale élève devant elles ses vieux murs massifs et sombres et domine les pointes aiguës des flèches des chapelles et celle de l’église de Sainte-Radegonde qui porte dans les airs la couronne de la grande reine. Autour de ces édifices, les toits amoncelés paraissent monter à l’assaut à l’envi les uns des autres dans une irrégularité pittoresque. Sur l’autre rive du Clain, les dunes élèvent leurs rochers escarpés du haut desquels la statue dorée de la Vierge, levant son bras sur la ville pour la protéger et la bénir, éblouit le regard.

Une heure plus tard, Sarah en arrivant dans la vieille maison à la porte de laquelle Anne l’avait conduite, ouvre comme un ouragan la porte de l’appartement dans lequel se tient Mme Martelac, un livre à la main et plongée dans une pieuse lecture. La mère du docteur lève la tête :

– Qu’avez-vous ? dit-elle avec le calme dont elle ne se départait jamais.

La jeune fille jette sur la table son chapeau qu’elle vient d’enlever, relève de ses deux petites mains encore gantées les fins cheveux ébouriffés autour de sa figure et vient se placer devant sa protectrice.

– Anne épouse M. Hilleret !

– Eh bien ?

La maîtresse de la maison semble attendre l’explication de l’étonnement causé à Sarah par cette nouvelle ; mais un sourire erre sur ses lèvres.

– Je n’aurais jamais cru cela !

– Elle vous en a fait part ?

– Tout à l’heure, pendant notre promenade, oui.

– Cette promenade a dû vous faire du bien, car vous avez un air radieux, et en ce moment, vous êtes plus fraîche que les plus fraîches de nos roses du Bengale !

– Il faisait un temps délicieux ! Nous nous sommes assises au bord du Clain dans un oasis de verdure où on ne voyait que l’eau entre ses rives vertes et quelques petits coins du ciel bleu.

– Votre conversation avec Anne vous a, je crois, charmée aussi, n’est-ce pas ?

– Anne est toujours bonne et aimable, vous savez bien. Puis, j’ai été contente d’apprendre son mariage avec M. Hilleret.

– Vous ne vous en doutiez pas ?

– Oh ! pas le moins du monde ! Je pensais qu’elle épouserait le docteur.

Mme Martelac secoue la tête :

– Ce n’était pas sa destinée ! Vous savez ce que les bonnes femmes de nos compagnes appellent la dédiure ?

Sarah se met à rire et, prenant un tabouret placé devant Mme Martelac, elle s’y asseoit, croise ses deux mains autour de son genou et regarde son interlocutrice en disant :

– Et moi, quelle est ma dédiure ?

Puis elle ajoute en riant :

– Je resterai vieille fille et votre compagne, dites ?

– Je souhaite de tout mon cœur que la seconde partie de cette destinée s’accomplisse, répond Mme Martelac.

– Nous serons bien heureuses, vous verrez ! Je vous aiderai à raccommoder le linge, à soigner vos fleurs, à faire les confitures en été ; j’irai l’hiver visiter vos pauvres, afin que vous ne preniez pas froid dans ces visites comme vous le faites chaque année, et je les soignerai de mon mieux pour vous remplacer près d’eux. Je vous ferai la lecture le soir, j’écrirai au docteur sous votre dictée, lorsque vous deviendrez trop vieille pour le faire vous-même. Enfin, je vous aimerai, je vous soignerai et nous mènerons toutes les deux une petite vie très tranquille qui nous conduira au paradis par un chemin bien uni et bien doux !

– Bah ! bah ! enfant, les chemins raboteux y mènent plus sûrement que ces chemins doux et paisibles. Vieille fille ou non, il faut vous attendre à être souvent déchirée par les épines. Les vies les plus simples en sont hérissées, et que ce soit le cœur, l’esprit ou le corps, il y a quelque chose en nous qui ne doit arriver au paradis qu’à travers les meurtrissures !

– N’y a-t-il aucun moyen d’y échapper ? demande Sarah, devenue sérieuse.

– Aucun, cette destinée-là est universelle. Les âmes arrivent là-haut portant toutes au front la marque sacrée devant laquelle seule, s’ouvrent les portes célestes.

– Eh bien ! nous souffrirons ensemble et le bon Dieu sera là en troisième pour nous aider à accomplir la destinée, quelle qu’elle soit ! reprend Sarah en relevant d’un courageux mouvement de tête son charmant visage rosé.

– Sans doute, il nous aidera ! Puisque cette destinée n’a pas d’autre origine que la volonté divine elle-même, par laquelle elle est réglée et dirigée, en dehors, bien souvent, de toutes nos prévisions.

Pendant toute la soirée, la mère de Robert sourit bien des fois en constatant l’exubérante gaieté de sa fille d’adoption. Sarah rit, plaisante et paraît heureuse. Sa voix s’élève et descend en roulades harmonieuses d’un bout à l’autre de la vieille maison, le long de l’étroit corridor éclairé par un œil-de-bœuf, ou dans l’escalier de pierre, qu’elle monte en courant, plus légère et plus vive qu’à l’ordinaire, semble-t-il !

La nouvelle du mariage d’Anne avec un autre que le docteur a apporté dans son esprit une impression joyeuse, dont elle jouit inconsciemment, mais dont la vieille dame expérimentée se rend compte.

La destinée





XXV



– Entrez !

Ce mot répond à un coup hardi et ferme frappé à la porte du cabinet de Robert. Celui-ci, entouré de livres, de fioles, d’instruments de chirurgie et de papiers couverts de notes, lève la tête avec une expression de contrariété visible.

– Du diable ! Si c’est encore Mme d’Ambleuse, je l’éconduis moins civilement cette fois !

Mais ce n’est point une main de femme qui ouvre la porte, et la façon même dont on avait frappé eût dû éclairer le docteur s’il n’eût eu l’esprit préoccupé malgré lui de celle dont il maudissait l’importunité, tout en la plaignant du fond du cœur. Son visage s’éclaire subitement, et il se jette dans les bras du nouvel arrivant.

– Enfin, te voilà ! Sais-tu qu’on t’attend avec impatience !

– Qui cela ?

– Tous et surtout toutes, à Poitiers. Anne fait des projets de bonheur ; ma mère se réjouit de te voir te fixer près d’elle, et il n’y a pas jusqu’à ta petite Rose de Bengale qui n’ait été ravie d’apprendre ton mariage avec son amie. Quant à moi, ai-je besoin de te dire combien je suis heureux de ton retour définitif en France ?

Le jeune homme auquel s’adressent ces effusions a bien changé depuis le jour où Robert l’a rencontré, un soir, dans les rues de Poitiers. Son teint a bruni au soleil d’Afrique, et toute sa physionomie a pris une expression martiale, qui ne déplaît pas sur ce joli visage, autrefois un peu trop efféminé.

Jacques Hilleret revient d’Algérie pour épouser Anne, veuve de M. Tissier, et, en passant à Paris, il s’y est arrêté quelques heures, afin de voir son ami.

– Mon premier mouvement avait été de maudire l’ennuyeux visiteur qui m’enlevait à mon travail. Mais c’est toi ! Et il n’y a plus de travail pour moi en ce moment !

Il repousse les papiers, les instruments et les fioles, et, appuyant son coude sur la table, il s’installe en face de Jacques, qu’il a fait asseoir.

– Je t’arrive au débotté, dit celui-ci ; tu me donneras à déjeuner, et je repars ce soir pour Poitiers.

– Où tu porteras toutes mes amitiés à tous, n’est-ce pas ? Je ne sais quand il me sera possible d’y aller, et pourtant j’en forme le projet. Mais je suis retenu ici par plusieurs malades gravement atteints et surtout un enfant auquel je dois faire, ces jours-ci, une opération difficile. Lorsque tu as frappé à ma porte, j’ai cru que sa mère venait encore me relancer. La pauvre femme est comme affolée par la pensée de cette opération ; elle ne me laisse pas un jour de repos et vient à tout instant me consulter pour son fils.

– Qu’a-t-il donc ?

Robert secoua la tête.

– Une infirmité dont nous arriverons, j’espère, à le délivrer. Malheureusement, c’est de plus en enfant chétif, malingre et nerveux, comme nous en envoyons en quantité dans les grands centres et surtout dans certains milieux, où la vie s’écoule comme dans une serre chaude.

– Pauvre mère ! dit Jacques avec compassion.

– Sans doute : pauvre mère ! repartit Robert en riant. Tu peux bien ajouter : pauvre docteur ! aussi ; car Mme d’Ambleuse abuse de ma patience !

– Bah ! tu es très bon pour elle et pour son enfant, j’en jurerais !

– Allons, tu reviens d’Afrique avec ta même confiance en moi !

– Sûrement ! N’es-tu plus mon généreux ami d’autrefois ?

Le docteur tendit la main à Jacques.

– Générosité largement payée par toi, mon ami, en repoussant sans espoir de retour un bonheur que tu me sacrifiais ! Je n’ai pas été dupe, crois-le, de ta conduite, il y a quelques années. Mais alors je me faisais illusion, et je m’imaginais pouvoir rendre Anne heureuse en accomplissant le projet de notre famille. Dieu merci ! le bonheur a frappé deux fois à ta porte, ce qu’il ne fait guère pour personne.

– Il viendra aussi quelque jour à la tienne, je l’espère. Du moins y a-t-il déjà amené la réputation, et, je pense aussi, la fortune.

– La fortune ? C’est vrai, dit le docteur en riant, je devrais être riche.

– Ne l’es-tu pas !

– Non, il me semble. L’argent vient, c’est certain ; mais il coule ! il coule !

– Je vois ce que c’est, dit le capitaine, tu ne sais pas le retenir ; tu es trop généreux. J’en avais toujours jugé ainsi.

– On rencontre tant de misères dans notre profession !

– Et tu donnes sans compter ! Et on en abuse ! Car quelle est la charité dont il ne se trouve quelqu’un pour abuser ? C’est très bon et très bien de donner aux pauvres l’argent que les riches te donnent en retour de tes soins ; mais, mon ami, permets-moi de te faire la morale...

– Très volontiers ! dit Robert en l’interrompant et en croisant les bras pour écouter gravement.

– Il faut songer aussi à te créer un intérieur et à retenir pour cela un peu de cette fortune qui coule entre tes mains.

Robert leva les épaules.

– Bah ! un intérieur ; j’en ai un dont le luxe est bien suffisant pour un vieux garçon travailleur.

– Tu ne resteras pas éternellement vieux garçon !

– Je pense que si, dit Robert avec calme.

– Bah ! reprit Jacques avec étonnement.

– Je travaille tant, que je n’aurais pas le temps de m’occuper de ma femme, dit le docteur, sans paraître remarquer cet étonnement. Quant à ma mère, sois tranquille, je prélève sur mes revenus ce qu’il lui faut avant d’abandonner le reste aux infortunes qui se le disputent. Enfin, Sarah, à laquelle je penserais certainement si elle en avait besoin, est riche, grâce à l’avarice de son grand-père, plus riche même qu’il n’est nécessaire, et elle se met souvent de moitié dans les bonnes œuvres de ta fiancée.

Le visage du docteur avait pris une expression pensive et son ami, après l’avoir regardé un instant jeta sur la table son képi qu’il tenait à la main et dit vivement :

– Pourquoi t’obstines-tu à rester vieux garçon !

– Parce que je n’ai plus envie de me marier.

– En voilà une réponse ridicule ! Regarde-moi, je te prie ?

Les yeux bruns et profonds de Robert se fixèrent sur le jeune capitaine.

– Tu m’as juré que tu n’aimais plus Anne ?

Une crainte vague se faisait sentir dans cette question.

– Je te le jure encore. Mon amour pour elle est mort. Tu ne crois pas cela possible, n’est-ce pas ? et moi-même, je me serais révolté autrefois, si on m’avait dit qu’il en était ainsi. Mais, Dieu a été infiniment miséricordieux en nous rendant l’oubli possible. Un erreur de notre jeunesse serait irréparable si notre cœur devait garder intact son premier amour, lors même que cet amour lui refuse le bonheur.

– Aimes-tu quelqu’un ?

Une hésitation à peine saisissable arrêta la réponse.

– Non, je n’aime personne.

Une rougeur intense monta au front de Robert, et il se pencha subitement pour ramasser une feuille de papier tombée du bureau près duquel il était. Pour la première fois de sa vie peut-être il mentait, lui dont la noble nature avait toujours profondément méprisé le mensonge.

– Alors, Anne et moi, nous te chercherons une compagne, je te le promets.

– C’est bien inutile ! Un médecin a assez d’occupations sans s’embarrasser d’une femme et des enfants qui font du bruit et causent souvent tant d’inquiétudes !

– Tu ne reculerais certainement pas devant un motif d’égoïsme.

– Pourquoi non ? Je suis tranquille ainsi, laisse-moi jouir de mon repos.

Jacques leva les épaules avec incrédulité.

– Ce n’est pas de toi, cela ! Enfin nous verrons ! J’en parlerai à Anne.

Il changea la conversation, remettant à plus tard d’aborder sérieusement ce sujet avec son ami.

Quelques jours après, Jacques durant une visite à Mme Tissier, lui ayant parlé de son cousin, la jeune veuve prit un air mystérieux en l’entendant déplorer l’éloignement de Robert pour le mariage.

– À quoi attribuez-vous ce désir de rester seul ? demanda-t-il à sa fiancée.

– Êtes-vous bien sûr de l’existence de ce désir ?

– Oui, il se trouve heureux ainsi et repousse l’idée d’un avenir différent.

Anne s’arrêta un moment à le regarder.

– Vous n’avez rien deviné ?

– Que voulez-vous que je devine ?

– C’est vrai, vous n’avez pas vécu ici depuis bien des années et vous avez vu Robert en passant seulement à votre dernier voyage en France. Mais, c’est égal ! Liés comme vous l’êtes ensemble, il a dû se trahir devant vous. En vérité, les hommes sont aveugles ! Une femme serait vite sur la voie.

– Sur quelle voie ? Aime-t-il quelqu’un ?

– C’est assez probable ! répondit Anne, dont les grands yeux avaient une expression malicieuse.

– Qui ?

– Cherchez !

– Je ne puis la connaître !

– Si, vous la connaissez.

Jacques demeurait perplexe en face d’elle, se remémorant un à un tous les noms des jeunes filles, peu nombreuses du reste, qu’il savait avoir eu autrefois quelques relations avec la mère du docteur. Il les nommait l’une après l’autre et Anne, s’amusant à ce jeu, secouait la tête à chaque nom.

– Je ne trouve pas, dit-il enfin.

– Donnez-vous votre langue au chat ? Il y en a qui étaient enfants autrefois et qui sont devenues jeunes filles.

Cette parole fit venir un nom aux lèvres du capitaine.

– Sarah ? dit-il en hésitant.

Sa figure exprimait une telle incertitude, que Mme Tissier ne put s’empêcher de rire en inclinant la tête en signe d’acquiescement.

– Mais c’est une enfant !

– Une enfant de dix-huit ans sonnés ! En âge de se marier, par conséquent.

– Il l’a élevée !

– Eh bien ! tant qu’a duré l’éducation, il l’a aimée comme une petite fille. Et puis, peu à peu, sans que ni l’un ni l’autre s’en doutât, ce sentiment tout paternel a changé et mon cher cousin, le plus grave et le plus sérieux des hommes passés, présents et futurs, aime votre petite Rose de Bengale et ne se marie pas uniquement, parce que, dans sa sagesse, il a décidé qu’il ne devait pas condamner la rieuse pupille de sa mère à devenir la femme d’un austère personnage comme lui.

– Comment savez-vous cela ? Robert vous a-t-il prise pour confidente ?

– Robert, y pensez-vous ? répondit Anne en plaisantant. J’ai bien toute seule compris la chose !

– En êtes-vous sûre ?

– Sûre ? Notre cher docteur croit son secret assez enseveli dans son cœur ; mais les yeux parlent et je l’y ai lu aussi facilement que je lirais cette page de la Bible !

Elle appuyait la main sur une bible ouverte devant elle et qu’elle feuilletait au moment où Jacques était entré pour y admirer les merveilleuses illustrations dues au crayon de Gustave Doré.

Le jeune homme devenait rêveur.

– Sarah ! dit-il lentement, comme s’il n’eût pu faire entrer cette idée dans sa tête et qu’il eût voulu la forcer à y pénétrer en en raisonnant la possibilité, Sarah ! la petite-fille du vieux marchand d’antiquités, cette pauvre petite orpheline recueillie un soir par lui, Sarah ! Devenir la femme de Robert !

– Qu’y a-t-il donc là de si étonnant ? La petite orpheline abandonnée est devenue sérieuse, bonne, pieuse et digne en tout d’associer sa vie à celle du docteur.

– Je le sais. Il m’a une ou deux fois fait son éloge et s’est félicité de l’avoir recueillie.

– Il n’a pu dire d’elle plus de bien que tous nous en pensons, dit Anne, dont l’affection pour Sarah était très profonde.

– Et que je n’en pense moi-même, sans toutefois avoir pu l’apprécier comme vous.

– Alors ?

– Elle est encore si jeune pour épouser un homme de l’âge de Robert ?

– Que voulez-vous ? La vie nous réserve tous les jours des surprises de ce genre.

– Sans doute ! Ainsi, Robert l’aime ?

– Je vous dit que oui.

– Et elle ?

– Elle ? Peut-être !

– Si elle allait ne pas l’aimer !

Anne leva les épaules et se dit en souriant que les hommes les plus intelligents sont parfois bien naïfs pour démêler les sentiments intimes qu’on ne leur exprime pas en termes précis !

– Parlez-lui du docteur et vous verrez ! C’est-à-dire non, vous ne verrez rien ! reprit-elle en riant, car je commence à avoir peu de confiance en votre perspicacité !

Jacques prit l’air offensé, bien que le radieux sourire, même taquin, de sa fiancée, lui plût naturellement beaucoup et le tînt sous le charme.

– Vous méconnaissez mes aptitudes ! Je verrai du premier coup si elle l’aime.

– Vous croyez ? dit Anne, d’un air de doute.

– Vous me faites injure ? Je suis plus clairvoyant que vous ne pensez.

– Eh bien ! faites-en l’expérience.

La sonnette retentissait avec un carillon vif et argentin annonçant pour Anne l’arrivée de son amie dont elle connaissait les habitudes. En effet, Sarah entra dans le salon, tenant dans les mains un gros bouquet venant du jardin de Mme Martelac. Elle le déposa sur les genoux de Mme Tissier :

– Je vous apporte des fleurs cultivées par moi, voyez comme elles sont belles !

– Superbes ! dit la jeune femme en l’embrassant. Vous entourez de tant de soins ceux que vous aimez !

– Et j’aime particulièrement les fleurs. Seulement comme elles viennent dans mon cœur après mes amis, je cultive les premières afin de les leur offrir.

– Ma tante et Robert les aiment aussi.

– Oui, beaucoup. Quand le docteur est ici, il fait remplir le jardin de fleurs nouvelles. Nous sommes obligées de lui disputer nos pauvres vieilles fleurs d’autrefois dont nous prenons la défense, car il prétend les faire remplacer par des espèces rares. Les rosiers seuls obtiennent grâce devant lui et il a fait planter une haie de rosiers de Bengale qui, dans leur floraison, sont du plus charmant effet.

– Ceci est en votre honneur, dit Anne. Si vous vous en souvenez, Jacques vous avait autrefois surnommée : Rose de Bengale, et c’est sûrement à cause de vous que Robert soigne ainsi vos sœurs.

– Vous croyez ? demanda Sarah en rougissant. Il ne m’a jamais appelée ainsi et il doit avoir oublié la fantaisie de M. Hilleret.

Anne secoua la tête en riant, mais n’insista pas.

– À propos, dit Jacques brusquement, nous allons, je crois, marier notre cher docteur.

Une longue branche de sauge, que Sarah avait gardée à la main, lui échappa, et lorsque, s’étant penchée pour la ramasser, la jeune fille se redressa, la fleur, rapprochée dans ce mouvement de son visage, y fit l’effet d’une traînée de sang sur un lys, tant il avait subitement perdu ses couleurs.

Elle se tourna aussitôt vers Anne et celle-ci put seule lire, dans les yeux noirs de sa petite amie, l’impression qu’elle ressentait. Quand Sarah répondit au capitaine, elle avait si vaillamment surmonté ce premier mouvement que sa voix même ne tremblait pas.

– Avec qui ?

– Avec une jeune fille charmante.

– Elle sera digne de lui, j’espère, et le rendra heureux.

Anne eut pitié du combat qu’elle sentait dans le cœur de la pauvre enfant.

– Soyez tranquille, Sarah, dit-elle, s’il ne dépend que de nous, Robert et ceux qui l’aiment seront heureux.

– Mme Martelac sera ravie du mariage de son fils, dit doucement la jeune fille.

Puis, comme si la lutte contre elle-même eût été au-dessus de ses forces, elle l’abrégea et reprit avec autant d’indifférence qu’il lui fut possible :

– Je me sauve à la réunion du travail pour les pauvres ; je me suis arrêtée seulement pour vous apporter ces fleurs.

Mme Tissier se leva, et, à la porte du salon, elle l’embrassa en murmurant :

– Ce n’est pas vrai. Il ne se marie pas.

Un sourire traversa la physionomie de Sarah et elle dit adieu à Jacques avec un regard joyeux. Le capitaine, n’ayant pas saisi le mouvement des lèvres de sa fiancée, ne vit que le visage gai de la pupille de Mme Martelac.

– Voyez-vous, s’écria-t-il, quand la porte de la rue se fut refermée sur elle. Elle ne l’aime pas !

Anne était restée debout à l’endroit où elle avait reconduit son amie, elle tenait dans ses mains les fleurs apportées par Sarah et sourit avec indulgence.

– Aveugle ! murmura-t-elle.

– Comment, vous me traitez encore d’aveugle ? Vous avez bien vu avec quelle indifférence et même quel plaisir elle a accueilli la nouvelle du mariage de Robert. Pauvre Robert ! si bon ! si grand ! si parfait !

Anne se mit à rire franchement.

– Et dans peu de temps, vous pourrez dire : si heureux ! Car elle l’aime profondément.

Jacques ouvrit de grands yeux :

– À quoi voyez-vous cela ?

– À mille symptômes imperceptibles et qui vous échappent à vous autres, messieurs.

– Oh ! je parie que vous vous trompez !

Anne prit les fleurs d’une seule main et tendit l’autre au jeune homme :

– Je parie que Robert et Sarah se marieront aussi promptement que nous devons le faire nous-mêmes ! prononça-t-elle fermement. Il est temps d’en finir et de les éclairer tous les deux, afin qu’ils ne se trompent pas de route, et trouvent le bonheur dont ils sont dignes l’un et l’autre.

Cette fois, Jacques se baissa pour baiser la petite main qu’elle lui avait tendue et répondit :

– Alors, ouvrez-leur les yeux, car je finis par me rendre à votre avis. Vous devez mieux que moi connaître le cœur d’une jeune fille et je me déclare humblement inhabile en ces sortes de choses, malgré les prétentions affichées tout à l’heure en plaisantant.

Le lendemain, Anne eut une conférence secrète avec sa tante ; ce qui fut décidé dans ce conciliabule, Sarah, occupée durant ce temps à déchiffrer une partition sur le piano placé dans sa chambre, ne s’en douta pas. Mais plusieurs fois dans la soirée, le regard attendri de la mère de Robert s’arrêta sur la jeune fille avec une sorte de reconnaissance. Jusque-là, Mme Martelac avait parfois douté des sentiments qu’elle croyait entrevoir ; sa nièce lui avait affirmé qu’elle ne se trompait pas et avec la grâce de Dieu, elle était résolue à donner le bonheur à ses enfants.

La destinée





XXVI



Le salon de la vieille maison commence à devenir sombre ; à l’extrémité opposée à la fenêtre, les portraits raides et compassés des Martelac d’autrefois flottent dans l’indécis et leurs couleurs semblent se fondre uniformément à travers la teinte grise du crépuscule qui envahit l’appartement.

L’angélus sonne à une chapelle voisine, annonçant la fin du jour et élevant un instant vers le ciel les âmes courbées durant la journée sous le travail et les préoccupations de la vie terrestre. On entend le pas de Catherine, alourdie par les années, dans la salle à manger où elle dispose tout pour le dîner et le silence qui règne dans le salon est troublé seulement par ces bruits du dehors, par le mouvement de la pendule et par celui d’une grosse mouche affairée qui bourdonne encore en cherchant à travers les rideaux une retraite pour la nuit.

La maîtresse de la maison tient en ses mains un chapelet qu’elle vient de réciter pieusement ; elle baise le petit crucifix qui le termine, puis le serre lentement dans son étui de paille coloriée et le remet dans sa poche.

Un moment, elle demeure silencieuse, les deux mains croisées sur le bord de la petite table placée près d’elle. Est-elle encore sous l’empire du recueillement ? Ou poursuit-elle les pensées et les désirs dont elle a parlé à Dieu dans sa prière ? Mme Martelac est une de ces âmes dont les fibres intimes sont pénétrées de confiance et d’abandon à Dieu ; elle vit sous son regard, le voit en tout événement et possède cette foi profonde qui fait à la créature une union filiale avec son Créateur. Ses yeux sont levés vers Sarah.

Celle-ci, debout devant la fenêtre, lui tourne le dos ; elle ne s’est pas aperçue que Mme Martelac avait terminé sa prière, et, le front appuyé contre la vitre, elle regarde l’horizon, encore éclairé par les dernières lueurs du jour prêt à finir.

Les deux femmes attendent Robert pour le dîner dont l’heure est arrivée, et plusieurs fois déjà, en entendant dans la rue un pas ferme et pressé, la vieille Catherine s’est arrêtée pour écouter si ce n’était point le docteur, afin d’aller ouvrir et de lui éviter l’attente à la porte. Mais, arrivé le matin à Poitiers pour repartir dans le courant de la nuit suivante, Robert est allée voir Jacques Hilleret et s’oublie avec lui.

La petite personne de Sarah se détache au milieu de la lumière adoucie qui vient du dehors, et seule elle reste complètement éclairée, tandis que le salon se remplit peu à peu d’ombres confuses. Absorbées par ses réflexions, elle tressaille lorsque Mme Martelac lui adresse la parole.

– Savez-vous si le jour du mariage d’Anne est définitivement fixé ?

La jeune fille se retourne.

– J’ignorais que vous eussiez fini vos prières, dit-elle, et je m’oubliais à regardes les fines nuances violacées du couchant, encore pénétrées, dirait-on, des derniers rayons du soleil.

Mme Martelac répète sa question.

– Anne pense que cela pourra se faire dans un mois, dit Sarah, ce n’est guère possible plus tôt.

– Un mois ? C’est long, il me semble.

– Elle a beaucoup de préparatifs à faire. Puis la démission de M. Hilleret n’est pas acceptée.

– Il aimait sa carrière et doit regretter de l’abandonner.

– Sans doute ! Mais il aura fort à faire. La fortune d’Anne est considérable et l’occupera. D’ailleurs, elle espère bien le voir prendre intérêt à ses bonnes œuvres et l’y mette de moitié ; or, vous savez si la vie de Mme Tissier est bien employée !

– Oui, pour ceux qui l’ont vue autrefois si frivole et si vaniteuse, elle est méconnaissable. C’est une véritable conversion !

– Tous ses anciens amis le disent aussi.

– Elle sera heureuse, j’espère.

– Elle la paraît déjà, et je crois le capitaine très bon.

– Il l’a toujours été.

Le silence se fait de nouveau entre les deux femmes. Évidemment, ni l’une ni l’autre n’a mis dans cette courte et banale conversation la pensée intime qui la rend sérieuse et occupe en ce moment son esprit. Chacune d’elles s’intéresse au bonheur de la jeune veuve et fait des vœux en sa faveur ; mais l’idée même de ce bonheur a fait surgir un foule d’autres idées, sous l’empire desquelles elles paraissent plus graves qu’à l’ordinaire.

Cette heure du crépuscule apporte, d’ailleurs, avec elle une sorte d’apaisement particulier ; pour l’homme comme pour la nature, le repos semble précédé par des heures plus douces où le tapage de la vie se tait, où l’agitation de notre esprit se calme. Les cercles se resserrent dans l’intimité, les voix s’abaissent dans les épanchements faciles, et les souvenirs viennent hanter le foyer désert de l’isolé, pour lui ramener comme une ombre attendrie de ceux qui ne sont plus.

La nature s’enveloppe des premiers brouillards de la nuit ; ces voiles bleuâtres, traversés çà et là par les clartés du jour qui s’éteint, jettent autour de nous une douceur mélancolique et pénètrent notre être d’un charme étranger et doux.

Sarah, une main appuyée sur l’espagnolette de la fenêtre, s’est retournée à demi vers le jardin et regarde une branche de jasmin qui se balance contre le mur et vient jeter ses étoiles blanches jusqu’auprès des vitres.

– Et vous, enfant, quand nous marierons-vous ?

Cette question, posée avec une tendre inflexion de voix, fait sortir Sarah de sa rêverie et l’amène aux pieds de sa protectrice.

Agenouillée près de Mme Martelac, elle pose sa jolie tête sur les deux mains blanches appuyées sur la table et ne répond pas. À quoi pense-t-elle et pourquoi cache-t-elle ainsi son visage ? Ses cheveux, retenus sur la tête par des épingles d’écaille, ont, à cette clarté douteuse, quelques reflets brillants. La mère du docteur regarde en souriant les petites boucles indociles qui tombent sur le cou de la jeune fille et sa taille élégante courbée devant elle.

Il y a une grande tendresse dans les regards maternels dont elle enveloppe sa fille adoptive, et nul n’eût pensé, en les voyant ainsi, que la nature les avait fait naître étrangères l’une à l’autre. L’amour dont Mme Martelac entoure Sarah depuis tant d’années, a créé dans son cœur une source si réelle d’affection et de dévouement, que l’enfant a depuis longtemps oublié les isolements et les duretés de sa vie d’autrefois.

Tout à coup, la mère de Robert sent une larme rouler sur ses doigts. Subitement, elle relève la tête de la jeune fille, et, la tenant entre ses mains, elle dit en la regardant dans les yeux :

– Vous pleurez ? Pourquoi ?

La lumière indécise, venant de la fenêtre, donne sur le visage de Sarah, et permet de voir des larmes trembler encore comme de petites perles au bord de ses cils.

– Qu’avez-vous ? répète la vieille dame avec une inquiète tendresse.

– Rien, murmure Sarah en cherchant à dégager sa tête des mains qui la retiennent, afin de cacher de nouveau son visage.

– Rien ? Vous me trompez !

Puis, comme frappée d’une idée subite :

– Ma chère fille ! reprend-elle doucement.

Ses deux mains retombent sur ses genoux, et Sarah appuie sa tête sur l’épaule de la protectrice de son enfance.

Anne m’a dit hier une chose...

– Laquelle ? demande Sarah, dont les mains tremblent dans celle de Mme Martelac.

– Que ma chère enfant d’adoption aimait quelqu’un dont elle seule peut aujourd’hui faire le bonheur.

Sarah pleure un instant sans répondre.

– J’avais cru le deviner, mais je n’osais le croire, reprend la vieille dame. Est-ce vrai ? Dites-moi la vérité ?

– Il me trouverait trop enfant pour lui ! murmure Sarah. Il est si sérieux ! Il ne m’aimera jamais !

À cet instant, la porte s’ouvre, et la haute silhouette du docteur se dégage de la demi-obscurité répandue dans l’appartement. Catherine, ayant guetté son arrivée, lui a ouvert avant qu’il n’eût sonné, et les deux femmes ne l’ont pas entendu entrer. Étonné, il demeure sur le seuil, et, quand Mme Martelac, levant les yeux, l’aperçoit, elle lui tend la main en disant :

– C’est Dieu qui t’envoie ! Viens consoler notre chère enfant. Elle affirme que celui qu’elle aime assez pour devenir sa femme fidèle et dévouée ne l’aime pas et la trouve trop enfant pour la prendre pour compagne. Rassure-la, je t’en prie. Toi seul peux le faire.

Sarah s’était vivement relevée en entendant la porte s’ouvrir, et, d’un mouvement instinctif, elle avait tourné le dos à la fenêtre, afin de cacher ses larmes et l’émotion encore visible sur ses traits.

Le docteur murmura quelques mots inintelligibles, et, ses yeux graves fixés, à travers cette lueur adoucie, sur sa mère et sur Sarah, il demeura comme fasciné.

Que se passait-il dans ce cœur d’ordinaire si fort et pourtant si faible en ce moment ?

Peut-être allait-il reculer en face du bonheur, lorsque sa mère, qui s’était levée aussi, prit la main de la jeune fille, et, marchant à lui, dit à Sarah :

– Votre jeunesse l’effraie. Il craint que la reconnaissance seule vous fasse agir. C’est donc à vous, mon enfant, de faire les premiers pas.

À cet instant, le visage de Sarah se transfigura ; devant cette assurance donnée par Mme Martelac, ses doutes tombèrent. Elle prit, enserrée dans ses deux petites mains, la main loyale de Robert, et dit à voix basse :

– Robert, voulez-vous de moi pour compagne ?

D’un élan spontané, il entoura de son bras la tête de celle qu’il avait aimée jadis comme son enfant, et, un instant, il la pressa contre lui, tandis que, de son autre main, il serrait celle de sa mère en lui disant :

– Merci !

La soirée qui suivit fut une joyeuse soirée, une des plus joyeuses sans doute qu’eussent vues les murs de la vieille maison, et les visages raides et froids des Martelac défunts parurent eux-mêmes sourire, du haut de leurs cadres, à la gaieté expansive des habitants de leur demeure.

Au dehors, le vent secouait les dernières fleurs du jardin et venait jeter ses sifflements aigus à travers les portes mal jointes, élevant parfois sa chanson, comme pour troubler la conversation. Mais les choses de ce monde nous paraissent gaies ou tristes suivant la disposition de notre âme, et ces plaintes, si souvent écoutées avec mélancolie par Sarah, lui semblèrent, ce soir-là ; apporter une harmonie de plus au concert dont son âme était remplie.

Mme Martelac, Robert et elle, se réunirent tous les trois auprès de la cheminée, dans laquelle, pour la première fois de la saison, Catherine avait allumé du feu, et ils attendirent ensemble l’heure du départ du docteur, obligé de retourner immédiatement à Paris. La flamme faisait danser des ombres sur le visage de la jeune fille, assise sur une chaise basse, et les étincelles qui s’échappaient du foyer n’étaient guère plus brillantes que leurs reflets dans les yeux souriants de la fiancée du docteur.

– Vous souvenez-vous, disait-elle à Robert, d’une autre soirée, passée depuis bien longtemps, où une pauvre enfant, glacée autant de l’âme que du corps, vint aussi se réchauffer à cette même cheminée ?

– Oui, oui, je me souviens, et le conducteur de l’enfant n’était guère moins glacé qu’elle-même, je vous assure ! Quel froid de loup il faisait au coin de cette rue !

– Je ne puis croire que je sois moi-même ! s’écria Sarah.

Mme Martelac se mit à rire.

– Oh ! si vous m’aviez vue chez mon grand-père, ébouriffée, habillée à la diable, sauvage et muette la plupart du temps, je suis sûre que vous douteriez de mon identité ! Alors, je semblais destinée à me traîner dans une vie d’ignorance et de misères sans nom ; car tout l’argent de mon grand-père ne m’eût pas donné ce que je dois à votre bonté !

Elle avait posé sa main sur les genoux de Mme Martelac et la regardait avec tendresse.

– Mais aussi, quelle récompense Dieu accorde à nos soins ! répondit celle-ci. Vous devenez la joie et la gloire de ce foyer, auquel, comme vous le disiez tout à l’heure, vous êtes venue un soir réchauffer votre corps et votre pauvre petit cœur d’enfant.

– Anne et Jacques seront bien étonnés demain lorsque vous leur annoncerez notre mariage, dit le docteur.

– Étonnés ? pas le moins du monde ! répondit Mme Martelac. Anne avait deviné la chose depuis longtemps, et elle-même m’a engagée à brusquer le dénouement.

– Vraiment ! dit Robert. Quelle singulière chose que la destinée ! ajouta-t-il pensivement. Une circonstance insignifiante, et à laquelle nous n’attachons aucune importance, influe parfois d’une étrange façon sur notre avenir. Telle a été pour moi votre rencontre la nuit où je vous ai amenée chez ma mère, Sarah, et, si j’avais lu ce soir-là dans le livre où s’inscrivent les décisions providentielles qui dirigent ma vie, j’eusse pu intituler le chapitre qui s’ouvrait alors : Changement de route. À ce moment, je n’avais nul souci du bonheur dont je jouis aujourd’hui et auquel nul autre, il me semble, ne saurait être comparé. Dieu fait bien tout ce qu’Il fait, et nous ne saurions mieux faire que de nous laisser conduire par son amour.

Peu de temps après cette soirée, Mme Martelac accompagnait à l’église, à quelques jours de distance, sa nièce et Sarah.

La veille du mariage de cette dernière, le docteur plaça dans les mains de sa jeune fiancée l’acte de réhabilitation de M. de la Croix-Morgan, acte qu’il n’avait cessé de travailler à obtenir depuis qu’il avait retrouvé le père de Sarah. Celle-ci le remercia d’un sourire de ses grands yeux bruns, si brillants ce soir-là que, grâce à sa jeunesse et au charme extrême dégagé par toute sa personne, elle pouvait rivaliser avec la belle Mme Hilleret, d’ailleurs oublieuse en ce moment de sa beauté personnelle et tout entière à la joie de sa jeune amie.

– Pauvre père ! dit Sarah à Robert avec une inflexion de voix reconnaissante. Combien il eût été heureux de lire dans l’avenir !

– Il y lisait, répondit le docteur. Il me savait en mains les preuves irrécusables de son innocence, et au cœur une affection capable de braver toutes les difficultés pour vous donner la joie de retrouver sans tache le nom de votre famille.

Mlle de la Croix-Morgan le regarda avec étonnement.

– Lui aviez-vous dit que... ?

Elle s’arrêta.

– Je ne vous déplaisais pas ? termina-t-elle en riant.

Les regards sérieux de Robert étaient fixés sur le visage rose levé vers lui, et il répondit :

– Non, mais lui aussi l’avait deviné. Car, vous le voyez, Sarah, ni l’un ni l’autre, nous ne savons mentir ! Avant sa mort, il exigea de moi la promesse de vous rendre heureuse suivant vos désirs. Puis-je espérer d’y réussir ?

Elle lui tendit sa petite main en disant :

– Je remercierai Dieu tous les jours de ma vie, et, quelque douleur qu’Il me réserve, rien ne me fera oublier la bonté de sa providence, qui m’a amenée et fixée pour toujours à votre foyer.

La destinée











Cet ouvrage est le 870e publié

dans la collection À tous les vents

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Jean-Yves Dupuis.